Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Comment le Diable parle aux Sorciers du Bresil, leurs fauses propheties, Idoles & sacrifices.
Chap. XI.
Sainct Augustin montre que le Diable esmeu de sa superbe, a voulu estre servy comme Dieu, imitant fausement en tout & partout la façon de faire de Dieu specialement en ses Oracles : Diabolus est Angelus per superbiam separatus à Deo, qui in veritate non stetit, & doctor mendacii, &c. Le Diable est un Ange separé par sa superbe de Dieu, qui n’a point voulu demeurer ferme en la verité, ains s’est faict docteur de mensonge. Voyant que Dieu parloit à ses Prophetes jadis en diverses façons, & à son peuple entre les deux figures des Cherubins posez sur l’Arche d’Alliance, il a voulu semblablement en toutes aages avoir ses faux Prophetes, avec lesquels ils communiquoit ses mal-heureux desseins, & ses faux Oracles rendus d’entre diverses figures, par une secrette operation des Demons habitans en ces lieux : tantost souz la figure d’un Serpent, tantost d’un Toreau, d’un Hibou, d’une Corneille, d’une Pyramide, d’une Statuë, & ainsi des autres. Ses faux Prophetes devinoient les choses à venir, non par esprit Prophetique : car le Diable ne le peut, ains seulement par une experience qu’il a de longue main : jouxte laquelle la subtilité de son esprit va presageant les choses futures, selon la disposition qu’il voit és hommes & en leurs affaires : ainsi que le dit fort bien Isidore : Dæmones triplici acumine præscientiæ vigent, scilicet, sublimitate naturæ, experientia temporum, revelatione superiorum potestatum : Les Demons sont doüez de trois subtilitez, à prevoir les choses futures, sçavoir est, de la sublimité de leur nature, de l’experience des temps, & de la revelation des puissances superieures. Laissant à part l’experience si ancienne de ses deportemens parmy la Gentilité, je veux vous faire voir ce que j’ay appris de veritable : Comment le Diable a tousjours trompé & trompe encore pour le jourd’huy ces pauvres Sauvages par ses Oracles & predictions.
Le Barbier, duquel j’ay parlé cy dessus, retiré dans les plaines de Miary, avoit des Diables familiers souz la figure de petits Oyseaux noirs, lesquels l’advertissoient des choses qu’il devoit faire, & d’autres qui se passoient soit en l’Isle, soit en autre lieu. Au temps qu’il vouloit venir à Maragnan, il luy fut revelé & dit par ces Oyseaux un jour se promenant dans les jardins, que bien tost les Tapouïs viendroient, lesquels raviroient son Mil & ses racines, mais qu’il ne luy arriveroit ny aux siens aucun mal, chose qui advint : Car les Tapouïs estant venus secrettement pour le surprendre : ayans entendu un grand bruict dans les loges du Barbier, ils n’oserent donner dessus, craignans qu’il n’y eust nombre d’hommes, mais se contenterent seulement de faire leurs charges de Mil & de racines, puis s’en allerent. Ces mesmes petits Oyseaux, ou les Diables, soubs leur figure commanderent à ce Barbier d’aller en l’Isle de Maragnan faire ses barberies, & inviter ceux qui voudroient quiter l’Isle à venir en son habitation, luy enchargeant d’aller droict prendre terre au havre de Taperoussou, c’est-à-dire, le village des grosses bestes, qui est en un bout de Maragnan, & luy deffendans d’approcher entierement du lieu où habitoient les Peres : ce qu’il fit de poinct en point : car jamais il ne nous fut posible, quelque asseurance que nous luy peussions donner de venir nous voir, & disoit que ses esprits nous craignoient, & s’il leur desobeyssoit, ses jardins demeureroient à faire, n’y travailleroient plus & il perdroit son authorité entre ses semblables. Que ses esprits luy avoient conseillé de se retirer de Maragnan, avant que nous y fussions arrivez, afin de vivre avec luy doucement comme ils avoient faict jusqu’à ce jour : Tels & semblables discours tenoit-il aux habitans de Taperoussou, une partie desquels adjoustoit foy à ce qu’il racontoit : Et pour ceste occasion, plusieurs femmes se jettoient sur ses genoux, avec larmes & grands cris, le prians de ne point sortir de leur contree, & ne dresser son chemin vers Yuiret où nous estions, specialement puis que les esprits le luy avoient defendu, autrement il luy arriveroit du mal. Considerez, Lecteur, la mauvaitié, & la crainte de ces Demons, mauvaitié à empescher, tant qu’il leur est possible, que les hommes ne viennent à la lumiere de la verité, ains persistent soubs l’obscurité des tenebres de l’infidelité. C’est le propre de la malice de fuir la clarté, de peur que ses mauvaises œuvres ne soient manifestees, & par ainsi son authorité aneantie. La crainte, qu’ils ont des serviteurs de Dieu, la presence desquels ils ne peuvent non plus soustenir, que le hibou peut supporter les vifs rayons du Soleil, & les Crapaux la fleur & odeur de la vigne, monstre combien grande est la puissance que Dieu a donnee à son Eglise sur les Potentats de l’Enfer : Poursuivons.
Deux Barbiers Principaux gouvernoient les deux Nations des Tabaiares ennemies l’une de l’autre, lesquels Barbiers nourrissoient leurs peuples en abus & communiquoient souvent avec les Diables souz diverses formes d’oyseaux. Celuy du costé de Thion meschant & mal-heureux (qui n’a jamais voulu venir en l’Isle, ains detournoit, tant qu’il pouvoit, ses semblables d’y venir) nourrissoit une Chauve-soury dans sa loge, qu’ils appellent Endura, laquelle parloit à luy d’une voix humaine en Topinambos, & si haut quelquefois qu’on la pouvoit entendre à six pas de la loge, non distinctement, ains confusement & d’un son enfantin : Le Sauvage luy respondoit demeurant seul en sa loge : car quand il s’appercevoit qu’elle vouloit parler à luy, il faisoit sortir ses gens.
Pendant que nos gens furent là, pour faire apprester les Sauvages à passer de leur pays en l’Isle, la curiosité esmeut quelques François, qui avoient ouy dire des merveilles de ce Sorcier, de prier leurs comperes, que quand ils recognoistroient le colloque d’entre le Barbier & la Chauve-soury, il les en advertissent ce qu’ils firent : Et ainsi s’approchans doucement & finement de la demeure de l’Enchanteur, ils entendirent librement la voix de l’un & de l’autre, & voulans se joindre plus pres, en intention de pouvoir distinguer les mots de leur pourparler, ils furent descouverts par le Sorcier, la Chauve-soury se retirant : lors ce Barbier les appella sans se fascher, & les fit entrer chez luy, leur demandant ce qu’ils vouloient, & pourquoy ils estoient la escoutans ? Les François luy respondirent, qu’ils avoient esté informez par les Sauvages ses semblables qu’il avoit une visible & familiere communication avec Giropary, & qu’ils desiroient d’en experimenter quelque chose, & c’estoit l’occasion pourquoy ils s’estoient ainsi approchez, & qu’ils avoient bien entendu & remarqué deux voix, la sienne, & une autre plus douce & claire. Il est vray, dit-il, je parlois maintenant à ma chauve-soury, laquelle m’est venuë dire des merveilles & de grandes nouvelles : car elle m’a dit qu’il y avoit guerre en France, & que les Caraibes de Maragnan n’estoient pas où ils pensoient : que je ne m’estonnasse de rien, & que je demeurasse ferme avec elle dans ce pays, sans aller avec mes compatriotes en l’Isle : d’autant que nous n’y demeurerions pas longtemps, pource que les François s’en retourneroient en leur pays : Elle m’a dict aussi qu’il y en a plusieurs de Tapouïtapere qui sont fuis dans les bois. Ayant dict cecy, les François luy demanderent, comment il nourrissoit & entretenoit ceste Chauve-Soury ? Il respondit que son Esprit un jour, pendant qu’il estoit seul, luy dict, qu’il vouloit desormais parler à luy sous la forme de ce hideux Oyseau, & pourtant qu’il luy fist une petite demeure en sa loge, ou il viendroit coucher & prendre son repos, & mangeroit de toutes les viandes dont luy-mesme mangeoit, & quand il voudroit parler à luy, qu’il l’escouteroit & luy respondroit. Que cét Esprit aussi, quand il auroit envie de luy communiquer quelque chose de nouveau, l’appelleroit par son nom, & parleroit à luy dans la loge ou dans les bois, où il commanda au Barbier de luy faire une niche, dans laquelle il se retireroit & parleroit à luy tousjours sous la figure d’une Chauve-Soury : voilà dict le sorcier, le lieu où elle se tient, montrant un des coins de sa loge, où estoit la niche accommodee de Palmes : là, adjousta-il, elle vient, converse avec moy, nous discourons ensemble, & mange ce que je luy donne.
Je ne puis passer cecy que je ne remarque beaucoup de particularitez : la 1. Pourquoy le Diable a pris plustost ceste forme de Chauve Soury que d’un autre Oyseau. 2. comment le Diable contrefait la parole humaine. 3. de la verité de ces nouvelles de France : & comment se peut faire que le Diable sçache tout ce qui se passe au monde. 4. Pour quelle raison il usoit de viandes. 5. de la situation du lieu qu’il requeroit pour discourir avec son Enchanteur.
Pour satisfaire à la 1. difficulté, nous disons que l’axiome des Philosophes. Le semblable cherche son semblable, est tres-veritable experimenté tant és choses Physiques que surnaturelles : par ainsi le diable qui par sa superbe est devenu un Esprit immonde, recherche aussi en la nature pour l’ordinaire les formes plus horribles & immondes qu’il peut trouver pour se communiquer à ses bons serviteurs & amis. Je sçay bien ce que dict S. Paul. Ipse enim Sathanas transfigurat se in Angelum lucis, que Sathan rusé Cameleon, pour seduire les simples prend la forme d’un Ange de lumiere, c’est à dire, se revest de belles figures ou tient des discours en apparence fort bons, mais c’est afin de mieux joüer son jeu. Par ainsi les belles formes de femmes, & filles qu’il prend pour attirer à soy les luxurieux, cela ne vient d’autre principe que du desir de tirer apres luy chacun selon son inclination. Et pour ce subject, dict S. Thomas que le Diable naturellement ne peut hayr les Anges bien heureux, pource qu’il communique avec eux en la nature : Mais quant à la difference de la justice qui est és Anges, & de l’injustice qui est és Diables, il leur est impossible de les aymer. Je tire de ceste conclusion deux inclinations qu’ont les Demons : l’une naturelle, par laquelle ils ayment les choses belles ou au moins ne les peuvent hayr : l’autre procede de la coulpe & de la superbe : par laquelle ils ayment & recherchent les choses sales & abominables, & ne peuvent autrement, à cause qu’ils sont confirmez en ce bouleversement d’apetit, la coulpe demeurant la maistresse de la nature. Et ainsi disons nous vulguairement que le Diable a horreur des turpitudes & meschancetez qu’il faict faire aux hommes par ses instigations : vous entendrez cecy suivant la distinction de la nature & de la coulpe qui est au Diable.
Voicy donc une des premieres causes pour laquelle ce cruel Behemot prend la figure de Chauve-Soury : à laquelle j’en adjouste une autre tiree d’une proprieté peculiere aux Chauve-Sourys de pardelà : C’est que ces vilains Oyseaux nocturnes, beaucoup plus horribles & grands que ceux de pardeçà, viennent trouver les personnes couchees & dormantes en leur lict[156], & leur arrachent une piece de la chair, puis en succent le sang en grande quantité, sans que le blessé puisse se reveiller : Car ils ont ceste autre proprieté de tenir l’homme endormy, pendant qu’ils succent son sang : & estans saouls le quittent, le sang au reste ne laissant de tousjours distiller, ce qui rend la personne debile, & par plusieurs jours a de la peine à marcher. Sathan ne pouvoit mieux choisir pour representer son naturel & sa cruauté : car il vient de nuict, sous les tenebres de l’ignorance & infidelité trouver les hommes endormis és delices de leur chair, & leur arrachent l’inclination naturelle qu’ils ont vers Dieu, il a beau moyen de succer à son aise le sang instrument de la vie, les affections & passions de ses captifs, pour les rendre debiles & impuissans à tout bien, & à rechercher leur salut.
La 2. difficulté est, comment le Diable contrefait la voix humaine : veu qu’il n’a ny organes ny langue pour ce faire : ains sa parole n’est autre que la manifestation de son desir & volonté, lors qu’il parle aux autres Diables ses compagnons, & aux hommes par les impressions fantastiques qu’il estend à la veuë de l’imagination : Neantmoins la saincte Escriture nous aprend qu’il s’est servi de la langue du serpent pour seduire nostre premiere Mere : Dieu le permettant ainsi ; car il ne peut rien en la creature tant il est foible & indigent, sans la permission de Dieu : & avec cette permission il peut former un corps en l’air, & articuler ses affections & desirs sous telle langue qu’il luy plaist. Nous le voyons és possedez, par lesquels il discourt de plusieurs langues inconnuës. Je laisse là mille autres façons avec lesquelles il faict voir aux Enchanteurs ce qu’ils desirent de luy : car cela n’est à nostre propos.
Nous avons remarqué tiercement les nouvelles qu’il donna des troubles qui estoient en France, à sçavoir, de cette levée de gens-d’armes derniere passée : & comment cela se peut faire. Je diray avec S. Augustin, que les Demons surpassent en legereté tout autant qu’il y a de corps en la machine de ce monde, & qu’il n’y a rien de corporel qui puisse s’esgaler à leur vitesse. En 24. heures le premier mobile fait cette grande course tout autour des voutes inferieures, espace qui surmonte toute la computation qu’en pourroient faire les Mathemaciens, tellement qu’en une heure il vous depesche je ne sçay combien de mille lieuës. Adaptez maintenant cecy à la legereté que peuvent avoir ces esprits, qu’en peu de momens ils auront fait le tour du monde universel, & là sçavent & voyent ce qui s’y passe, & de là prennent conjecture de predire les choses futures : Si les Courriers alloient aussi viste, nous aurions à chaque heure des nouvelles de tous costez.
Quartement elle usoit des viandes soit que cette Chauve-soury, fut vraye, de laquelle le Diable se servoit, & pourtant avoit besoin de nourriture, soit que ce fut seulement une representation exterieure en l’imaginative, & par consequent n’avoit aucune necessité de viande, pour vivre : nonobstant ç’a tousjours esté la coustume des Demons de manger & boire en apparence en la compagnie de leurs tres-chers officiers, imitant en cecy l’exemple des bons Anges en l’Ancien Testament, lesquels mangeoient avec les S.S. Personnages tels que furent Abraham, Loth, Thobie, & autres.
Sinquiesmement, la situation du lieu que cet esprit demandoit à sçavoir les bois & le creux des arbres, ou quelque encoignure d’une loge solitaire chose qui fait voir l’inclination aquise de ces esprits rebelles par leur condamnation de faire leur demeure és lieux obscurs, deserts tristes & melancholiques, craignans mesme, s’il faut ainsi parler, la lumiere creée, & la douceur de l’harmonie. Vous le pouvez voir en la personne de Saül possedé, lequel estoit appaisé par le son de la harpe de David. Et Asmodee fut lié par l’Ange Raphaël dans le fond du desert, & Sathan enchainé par l’Ange de l’Apocalypse dans le puys des Abysmes : Et ce pauvre possedé des legions diaboliques, que Jesus-Christ delivra, logeoit de nuit & de jour, dans les sepulchres des trepassez. Mais les Anciens feignoient que Cerberus tiré de l’Enfer à la veuë de ce beau Soleil ne pouvoit s’empescher de vomir l’Aconite, jusques à ce qu’il luy fut permis de retourner vistement en ces cavernes tenebreuses. Cecy soit dit pour le sorcier du vilage du grand Thion.
Quant au Pagy-ouassou des vilages de La farine detrempée il advertit les siens quelques mois auparavant que les François arrivassent là, que les Caraybes viendroient bien-tost, & leur apporteroient des marchandises : & faut notter qu’ils ignoroient du tout que les François fussent en l’Isle de Maragnan. A cet advertissement de leur Sorcier quelques uns se vestirent des chemises & autres hardes qui leur restoient du temps jadis que les François habitoient avec eux : & ainsi vestus s’en allerent agacer les villages de Thion à fin de les espouvanter leur disans, Rendez vous à nous : car nous avons les François avec nous : voylà les chemises & les hardes qu’ils nous ont données. Ces paroles intimideront fort Thion & ses gens : & songeoient à fuir, n’eut esté que les messagers envoyez par les François arriverent, qui les asseurerent du contraire, & que les François viendroient à eux aussi-tost qu’on auroit envoyé des embassades en l’Isle. Vous pouvez voir par cet exemple combien ce rusé Sathan donnoit d’authorité à ces Pagys, leur faisant predire les choses à venir : Mais cette sienne ruse n’est pas trop grande touchant le point de prediction : par-ce qu’il voyoit la diligence que les François faisoient à rechercher les Peuples voisins, & l’envie & resolution qu’ils avoient pris d’aller trouver ces Nations la part où elles se trouvoient : Partant ce bon valet en advertit son maistre.
Les Diables usent d’une autre façon de parler & communiquer avec les Sorciers de ces Pays, sçavoir est : Ils font faire un trou en terre dans les loges escartées : & là les sorciers se couchent sur le ventre, mettent la teste au trou les yeux fermez, & font les demandes telles qu’ils veulent au demon, & en ont responce par une voix procedante du fond de ce trou. Cette façon de faire estoit fort ordinaire parmy la Gentilité : & laissant les histoires prophanes, je m’en raporteray du tout à ce qui est escrit au 1. des Roys, chap. 28. lors que Saül alla consulter la Sorciere d’Endor, laquelle se courbant en terre, la teste & la face dans un trou, faisant ses invocations, elle s’escria, Deos vidi ascendentes de terra : J’ay veu des Dieux montans de la terre : Ce n’est pas sans raison qu’elle s’escria & usa de ces mots, J’ay veu des Dieux : d’autant que ces enchantemens ne pouvoient avoir de force qu’à faire venir quelques Diables : mais Dieu voulut que la propre ame de Samuël montast à sa parole, à fin de prophetiser le dernier malheur de Saul, qui avoit recours en ses necessitez aux devins & sorciers.
J’ay entendu de quelques François demeurans au vilage d’Vsaap, qu’un sorcier de ce lieu estoit fort craint & redouté par les Sauvages, par-ce que chacun sçavoit qu’il parloit librement au Diable en la maniere cy-dessus dite, & n’osoient aprocher de sa loge, quand ils voyoient la porte fermée, se doutans qu’il traitoit & communiquoit avec son demon de ses affaires. Il y a une vieille Sorciere en l’Isle qui ne se fait connoistre que bien secrettement, les Sauvages en font grand estat, & n’est employée qu’aux maladies incurables : quand tous les Sorciers sont venus au bout de leur rolet, alors elle est invitée, seurement amenee & en cachette. Un jour arriva, à ce que m’ont dit quelques François, qu’elle vint à Vsaap pour faire une guerison desesperée, & au prealable que de rien commencer : elle s’enferma dans une loge separée au milieu de la place du vilage, & lors fit ses invocations & enchantemens diaboliques sur le corps du malade, faisant paroistre visiblement son demon. Les François qui m’ont raconté cecy, furent curieux d’aller voir par quelques fentes ce que cette sorciere faisoit, mais les Sauvages les en empescherent tant qu’ils peurent, leur disans que les esprits de cette femme estoient dangereux & mauvais : tellement que si quelqu’un d’eux alloit les espier, ils luy torderoient infalliblement le col la nuit suivante. Les François se moquerent de tout cela, & allerent bellement à cette loge, au grand estonnement des Sauvages qui les regardoient, les estimans par trop hardis & presomptueux : & faisans un trou à la closture de Palme, ils regardoient les gestes de cette femme, & apperceurent je ne sçay quoy de monstrueux au tour d’elle, sans pouvoir distinguer la forme, & s’en retournerent ainsi.
Pendant que j’estois malade, quelques-uns me parlerent de cette malheureuse creature en grande loüange & estime : comme celle qui ne manquoit jamais de rendre la santé à ceux qui la prioient de ce faire : vous pouvez penser si ces paroles m’estoient agreables. Je me suis laissé conter aussi de certains Barbiers de ces Contrés là qu’ils avoient des logettes dans les bois, esquelles ils alloient consulter leurs esprits : & de fait, c’est une chose assez frequente tant dedans l’Isle qu’és autres Pays voisins, que les Barbiers & sorciers batissent des petites loges de Palme és lieux les plus cachez des bois : & là plantent de petites Idoles faictes de cire, ou de bois, en forme d’homme[157] : les uns moindres, les autres plus grands, mais ces plus grands ne surpassent une coudee de haut. Là en certains jours ces Sorciers vont seuls portant avec soy du feu, de l’eau, de la chair ou poisson, de la farine, may, legumes, plumes de couleur, & des fleurs : De ces viandes ils en font une espece de Sacrifice à ces idoles, & aussi bruslent des gommes de bonne odeur devant elles, avec les plumes & les fleurs ils en paroient l’Idole, & se tenoient un long temps dans ces logettes tout seuls : & faut croire que c’estoit à la communication de ces esprits.
Cette perverse coustume prenoit accroissement, & s’enhardissoit és villages proches de Iuniparan, où demeuroit le Reverend Pere Arsene, tellement qu’il trouvoit au destour des bois de ces Idoles de cire, & quelquefois dans les Loges. Il y pourveut par les exorcismes qu’il fit en sa Chappelle contre ces diables si hardis & outrecuidez, & depuis je n’en ay point oüy beaucoup parler. Considerez icy la presomption de Sathan, qui en tout lieu, & en toutes nations, quand il peut, se faict recognoistre par quelque espece d’adoration & de sacrifice, sçachant bien que nulle Religion peut estre, bonne ou mauvaise sans quelque espece de sacrifice & representation de la chose que nous adorons. Voilà pourquoy il inventa les Idoles au lieu des vrayes Images que Dieu avoit commandé d’estre erigees au Tabernacle, & depuis au Temple de Salomon : Et au lieu des vrays sacrifices, que Dieu establit en sa Loy, cet esprit superbe procura d’avoir des Autels & des Sacrifices de toute sorte de bestes & des fruicts de la terre : Et combien que ceste Nation des Sauvages n’ait en public aucunes ceremonies de Religion, ny priere ny oraison : Neantmoins ces Sorciers en particulier servent au diable selon que j’ay dit.
Or pour fermer ce discours : je diray que ces gens facilement croyoient qu’on peut avoir des Esprits particuliers, mesme les François : je vous en donneray des exemples.
Comme le Sieur de la Ravardiere estoit en son voyage de Para, au retour de la guerre des Camarapins, il fut adverti par une femme que les Sauvages du village où il estoit logé, avoient resolu de le mettre à mort, les François & les Tapinambos qui estoient allez avec luy. L’on fit ce que l’on peut pour en sçavoir la verité, mais ils eurent tous bonne bouche, & ne confesserent rien. On s’advisa de faire accroire aux Sauvages de ces pays là, qu’en la montre ou petite horloge que portoit le Sieur de la Ravardiere, il y avoit un esprit caché, lequel excitoit tout ce mouvement que l’on voyoit au dedans & au dehors : & qu’il reveloit aux François les choses les plus secrettes : partant on fit venir le Chef, auquel on dit, que s’il permettoit que l’eguille de la montre que portoit le dit Sieur, parvint jusques à un tel point du Quadran, que l’esprit qui estoit là dedans diroit la verité : pour ce, luy dit-on, tiens, prend & porte avec toy cecy, & si tu vois que l’éguille avance jusques là, precede nostre esprit, & nous viens manifester le tout. Il prit la montre & la porta chez luy, & voyant que cela marchoit en allant, il creut facilement que c’estoit l’esprit des François qui donnoit un tel mouvement, & n’attendit qu’il parvint au but qu’on luy avoit prescrit, ains il revint, declara tout, & rendit la montre.
Le Capitaine d’un navire de guerre nous donna une fort belle Image qu’il avoit prise dans un navire Portuguais qui s’en alloit à Fernambourg. Je fis mettre par hasard cette Image, à l’heure qu’on me l’apporta, sur l’un des cofres de nostre Chambre : & voicy qu’au mesme temps plusieurs femmes Indiennes vindrent en nostre Loge, lesquelles appercevans cette Image en bosse fort vive, diversifiee de couleurs sur la couche d’or, s’estonnerent, & ne vouloient point entrer disans. Y auaëté asse quege seta ? Qu’est-ce que cela de nouveau qui est si furieux, & nous regarde si vivement ? Il nous faict peur. Je les fis entrer leur disans, qu’elles n’eussent point peur, & que c’estoit une Image des Serviteurs de Dieu. Je fus tout estonné qu’elles s’en allerent à ses pieds pleurer sa bien-venuë, puis me vindrent demander quelle viande il aymoit, afin de luy en aller querir. Je me pris à sousrire de leur simplicité, & fist oster l’Image que je mis en la Chappelle Sainct François.
Chose quasi toute semblable arriva à un Tabaiare fort simple, lequel contemplant de la porte un tres-beau Crucifix que nous avons en la Chappelle S. Loüis : jamais il ne me fut possible de le faire entrer dans la Chappelle, disant à mon Truchement, Voilà qui me regarde trop vivement, il est vivant sans doute, & j’aurois peur qu’estant entré sans estre baptisé, il ne me fist du mal. Plusieurs autres ont fait le semblable, mais prenant le Crucifix entre mes bras, je leur faisois voir que ce n’estoit que du bois, representant par telle figure ce que Jesus-Christ avoit enduré pour nous. Cecy leur arrivoit de la superstition, comme j’ay dit, que leurs Sorciers avoient semé entr’eux, tant de leurs Idoles que de leurs Esprits.