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Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

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EXTRAIT ET TRES-FIDELE RAPPORT de six paires de lettres des Reverens Peres Claude d’Abbeville et P. Arsene predicateurs Capucins, escrittes tant aux Peres de Paris de leur ordre, qu’autres personnes seculieres, dont il y en a quatre du R. P. Arsene, et une du P. Claude, et une commune des deux ensemble.

Mes Reverens et tres-cher Peres Dieu vous donne sa paix nous vous envoyons ce petit mot, pour vous donner avis, et nouvelles du succés de nostre voyage, et comme avec l’aide de Dieu nous sommes heureusement arrivés en cette terre du Brasil en l’Isle de Maragnon entre le peuple appellé Topinabas, et ce non sans beaucoup de fatigues ; car nous avons esté cinq mois sur la mer, les incommodités de laquelle personne ne peut cognoistre sinon ceux qui les resentent, et pour autant que Monsieur de Rasilly s’en retourne et repasse en France dans deux ou trois mois pour nous ramener un nouveau secours, c’est la cause pourquoy, nous differerons à vous écrire pour lors plus amplement tout le succés de nostre voyage, tant ce que nous avons veu sur la mer, que nous avons trouvé sur la terre de ce pays et monde nouveau. Nous nous contenterons pour le present de vous mander ben à la hate par cette commodité qui se presente, que pour venir en ce lieu nôtre route a été telle qu’apres avoir faict voile à Cancale port de Bretagne, étant quelque deux cens lieuës en mer, il se leva une telle tourmente qu’elle separa tous nos trois vaisseaux les uns des autres, et nous sommes étonnés, non seulement nous, mais mémes tous nos meilleurs pilotes comme pas un de nosdits vaisseaux n’aye faict naufrage, neanmoins Dieu nous preserva en telle sorte que nous retrouvames nos deux autres vaisseaux étans relaschez en Angleterre à cause de ce mauvais temps comme nous vous avons mandé de là, je croy que vous aurés receu nos lettres.

Le lundy donc de Pasques nous partimes de Plume en Angleterre[166] d’ou étans partis nous avons eu tousjours du bon vent, et temps assés favorable excepté quelques jours en la côte de Guinée, qui est fort dangereuse pour les maladies du pays ; de Plume donc nous fumes secondez d’un vent si favorable qu’en peu de temps il nous fist passer les Isles de Canarie, et passasmes entre l’Isle appellee forte venture, et la grand Isle de Canarie ; lesquelles Isles nous vismes fort à descouvert. Des Canaries nous gagnasmes la cotte d’Aphricque au cap de Baiador costoiant tousjours les costes de Barbarie, de Baiador nous rengeames cette côte d’Aphricque jusqu’à la riviere ditte Lore par les Espagnols[167] prés de laquelle nous moüillasmes l’Anchre, de là nous rengeames encore la coste d’Aphricque jusques au cap blanc, lieu qui est droit sous le tropicque de Cancer. Du cap blanc nous veismes ranger la côte de Guinée passant entre les Isles du cap verd, et le cap verd, lieu fort dangereux, pour les maladies contagieuses qui prennent en ce pays en certaines saisons de l’année, et cette maladie prend aux gencives en telle sorte que la chair vient surmonter les dents et mémes les faict tomber, du lieu desquelles étant tombées sort du sang en si grande abondance qu’on ne le peut étancher, de sorte que cela avec le mal d’estomach, et l’enfleure qui prend au méme temps emportent leur homme, et y en a bien peu qui en rechappent, bien que Dieu mercy il n’en soit point pourtant mort de tout nostre embarquement pendant le voyage, mais étans arrivez à l’entrée de la terre, il en est mort trois, qui ont esté enterrez. Or de ceste côte de Guinée, nous vismes à nous approcher de la ligne Equinoctiale, qui nous fut d’un accez tant difficile, que nous ne pensions pas la passer à si bon marché, veu la saison ou nous estions : car elle nous fit un peu de peine à passer pour un vent contraire qui s’éleva, qui nous tinst bien quinze jours, ce qui nous mettoit en de grandes apprehensions, que les calmes ne nous vinssent encore prendre auparavant que de pouvoir passer : mais graces à Dieu petit à petit, et quoy que le vent fut contraire, nous fimes tant de bordées qu’en les voyant nous la passames et nous rendismes du costé de l’hemisphere du Midy. Ayant passé la ligne, nous vinsmes et arrivasmes en une petite Isle appellée Fernand de la Roque[168] située à quatre degrez de hauteur vers le Midy de cinq à six lieües de tour, Isle fort belle et gratieuse, toutes les proprietez de laquelle nous vous escrirons (Dieu aidant) à la premiere commodité, c’est un vray petit paradis terrestre ; en ceste Isle nous mismes pied à terre, et vous diray seulement que nous y trouvasmes dix-sept ou dix-huict Indiens Sauvages avec un Portugais, lesquels estoient tous esclave et releguez en ceste Isle par ceux de Fernambuco, une partie desquels Indiens (cinq à sçavoir) nous baptisasmes. Apres avoir planté la Croix en ceste Isle au milieu d’une chapelle que nous y disposames pour y dire la saincte Messe, apres que nous eusmes beny le lieu, ou nous demeurasmes quinze jours : Nous mariasmes aussi deux de ces Sauvages, un Indien avec une Indienne apres les avoir baptisez : L’autre partie nous ne les voulusmes pas baptiser en ce lieu : Mais trouvasmes bon de differer le baptesme jusques à ce que nous fussions arrivez au lieu que nous pretendions, si bien que nous delivrasmes tous ces Sauvages, et d’esclaves qu’ils estoient les avons rendus libres à leur grand contentement, ils nous dirent qu’ils vouloient tous venir demeurer avec nous à Maragnon, comme de faict ils y sont. Nous les avons donc amenez avec nous avec force cotton, et autres marchandises qu’ils avoient. De Fernand de la Roque nous veismes gaigner et ranger la côte du Brasil, et continuant nôtre chemin sommes venus jusques au cap de la Tortuë terre ferme du Brasil aux pays des Canibales, ou Eusebe dit en son histoire que S. Matthieu Apôtre a passé, à la veüe de cette côte du Brasil, je vous laisse à penser si nous eusmes de la joye, et du contentement de voir les terres tant desirées, et pour lesquelles, il y avoit cinq mois que nous étions flottant par la mer.

Or apres avoir été quinze jours au cap de la Tortuë nous fismes voile, et arrivasmes en l’Isle de Maragnon, et y veismes moüiller l’Anchre, le jour de la Glorieuse saincte Anne mere de la sacrée Vierge Marie, de quoy je m’éjoüys (ce dit le Pere Claude) infiniment de ce qu’en ce jour que j’aime tant nous eusmes ce bon heur que d’arriver en nôtre lieu tant desiré.

Le Dimanche ensuivant nous meismes tous pié à terre, et en chantant le Te Deum laudamus, l’eau Beniste faicte, le Veni creator, les Litanies de nôtre Dame étant chantées, nous alasmes en procession depuis le lieu de nôtre descente jusques au lieu que nous avions designé pour y planter la Croix laquelle étoit portée par Monsieur de Rasilly, et tous les principaux de nostre compagnie. Puis cette Isle, qui jusques à maintenant avoit esté appellée l’Islette, estant beneiste fut appellée par le sieur de Rasilly, et de la Ravardiere l’Islette S. Anne, par ce que nous y estions arrivez ce jour là, et à cause de Madame la Comtesse de Soissons qui se nomme Anne, laquelle est parente de Monsieur de Rasilly[169], puis nous y plantasmes la Croix. La place donc ainsi beniste, et la Croix plantée il fut enterré au pié d’icelle un pauvre homme de nostre compagnie qui estoit un des trois qui moururent, lequel estoit tonnelier de son estat.

Toute cette action estant faicte en cette Isle au grand contentement d’un chascun, apres y avoir esté quelques huict jours. Nous parteismes de ceste Islette pour aller en la grande Isle de Maragnon habitée des Sauvages (qui sont les pierres pretieuses que nous cherchions) où estans par la grace de Dieu arrivez en bonne disposition et santé. Estans revetus de nos habits de serge grize assez fine à cause des chaleurs de cette Zone torride, et revetus par dessus nos habis d’un beau surplis blanc, et portans en la main nos bastons, et la Croix au dessus, où sont nos Crucifix nous descendeimes tous de nostre vaisseau dans un Canot, qui est une sorte de batteau que font les Indiens tout d’une piece où estans tous ces Sauvages qui estoient sur le bord de la mer avec Monsieur de Rasilly, et beaucoup de François tant de nostre equippage que de celuy de Monsieur du Manoir, et du Capitaine Gerard aussi François que nous avons trouvé icy, beaucoup de ces Sauvages se jetterent en nage dans la mer pour venir au devant de nous. Et ainsi conduits de ceste armée passames, et mismes pié à terre, où le sieur de Rasilly s’estant mis à genoux avec tous les François pour nous recevoir (qui estoit une espece d’honneur non accoustumé) nous estans entre-embrassez, et baisez pour salutation, j’eus le bon heur (se dit le pere Claude) d’entonner le Te Deum laudamus, selon le chant de l’Eglise, que nous poursuivismes alans en procession avec tous les François pleurans de joye et d’allegresse estans suivis des Indiens. Et ainsi prismes possession de cette terre, et monde nouveau pour Jesus-Christ, et en son nom, esperans de benir la place, et d’y planter la Croix un de ces jours que nous avons differé à dessein. Je laisse toutes les autres particularitez quand je vous escriray plus amplement de la suite de nostre voyage. Seulement je vous diray encores en passant que le Dimanche 12 jour d’Aoust, jour de saincte Claire nous celebrasmes tous quatre la premiere Messe en ce pays. C’estoit bien la raison que le jour d’une Saincte Vierge de nostre Ordre, laquelle a apporté une nouvelle lumiere au monde fut ordonné de Dieu pour faire paroistre une lumiere nouvelle (à sçavoir la lumiere de son sainct Evangile) en ce monde nouveau.

Et je ne puis vous dire maintenant le grand contentement que ces pauvres Sauvages ont reçeu de nostre venuë. C’est un peuple tout acquis, et gaigné, peuple grand à la verité qui nous aime et affectionne infiniment, ils nous appellent les grands Prophetes de Dieu et de Ioupan, et en leur langage du pays Carribain, Matarata[170]. L’on nous a aporté de bonnes nouvelles depuis que nous sommes icy. A sçavoir que ceux de Para qui est un autre peuple voysin des Amazones d’un costé, et de l’autre costé voisin de cestui-cy, ou il y à cent mil hommes seulement, lesquels nous desirent extremement, et nous veulent avoir pour les instruire. Si bien que je vous diray en un mot, que messis multa, operarii autem pauci, la moisson est grande, mais nous sommes trop peu d’ouvriers pour y travailler. Car si nous voulions dés maintenant il s’en baptiseroit une grande partie. Cela est vray que, regiones albescunt ad messem, ces regions icy blanchissent pour le besoin qu’elles ont de la moisson, et que le temps est venu que Dieu veut estre icy adoré et recognu.

Maintenant nous sommes apres pour trouver une place pour nous camper, et y faire une Chapelle tant qu’il soit venu des Massons de France pour faire une Eglise : mais ce sont tous bois taillis qu’il faut déffricher au paravant.

Au reste je ne vous puis dire maintenant le grand contentement que ces pauvres Sauvages ont reçeu de nostre venuë. Ils nous donnent de tres-belles esperances de leur conversion. Tout ce peuple quoy que brutal, et barbare, si est-il neantmoins si fort joyeux de nostre arrivée, qu’ils nous viennent tous voir avec grand joye, ils monstrent un grandissime desir de se faire instruire au Christianisme, je croy que quand nous serons versez en leur langue qu’il y aura plainement à moissonner, et du contentement pour ceux qui auront bien du Zele de Dieu, et du salut des Ames. Ils preparent tous leurs enfans pour nous les amener pour instruire. Et nous ont promis de ne plus manger de chair humaine. Il est d’ailleurs fort bonnasse, point malicieux. N’a aucune Religion sinon qu’il a la croyance d’un Dieu qu’ils appellent Ioupan, et croit l’immortalité de l’Ame. Quant au pays c’est une terre fort bonne et fertile, il n’y a jamais de froidures, mais un continuel Esté, on ny sçait que c’est de froid, les arbres y sont tousjours verds, et en tout temps. Et les jours, et les nuicts tousjours égaux, le Soleil s’y leve tous les jours à six heures du matin, et se couche à six heures du soir. Nous ne sommes qu’à deux degrez, et demy de la ligne, Equinoctiale, ou de l’Equateur. On tient qu’il y a force richesses en ce pays, comme mines d’or, des pierres precieuses, des perles, de l’Ambre-gris, apres il y a force poyvre, force cotton, force herbe à la Reinne, ou petun, force sucre. Bref nous vous asseurons que quand on y sera estably qu’on si trouvera comme en un petit Paradis terrestre, ou on aura toute sorte de commodité et contentement, je ne puis vous en dire d’avantage, ce sera pour le retour de Monsieur de Rasilly que je vous manderay d’autres choses en particulier. Au reste jamais je ne me portay mieux qu’à present graces à Dieu, ne beuvant que de l’eau (ainsi parle le P. Claude). Si en France il m’eust fallu faire la milliesme partie de ce qu’il faut faire icy, je pense que mille fois je serois mort, en quoy je recognois que non in solo pane vivit homo, l’homme ne vit pas seulement de pain. Il faut que les delicats de France viennent icy, je louë Dieu de que jamais je ne fus malade sur la mer du mal ordinaire, au grand estonnement d’un chacun, seulement, venant au pays des chaleurs lors que nous estions justement sous le Tropicque de Cancer, le Soleil montant à lors j’eus deux ou trois petits accez de fiebvres qui se passerent aussi-tost Dieu mercy, je laisse le reste pour un autre temps, le temps et les affaires nous pressent. Priez Dieu pour nous s’il vous plaist et pour toute nostre compagnie, et faictes prier tant que vous pourrez, car jamais nous n’eusmes tant besoin des graces de Dieu (sans lesquelles nous ne pouvons rien) que maintenant. Ce que si vous faictes Dieu vous en sçaura gré.

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