Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Des Principaux moyens, par lesquels le Diable a retenu ces pauvres Indiens un si long-temps dans ses cadenes.
Chap. IX.
Adonibesec, est un des plus grands Tyrans qui furent jamais, avoit vaincu & subjugué soixante & dix Roys, ausquels il fit couper les doigts des mains, & les orteils des pieds, & toutes les fois qu’il vouloit manger, il les faisoit venir soubs sa table comme chiens pour ronger les os qu’il leur jettoit & manger quelques morceaux de pain qu’il leur faisoit donner là dessouz, ne vivans d’autre chose : parce que le diner achevé, on les remenoit à la cadene. Ce Tyran representoit le naturel du Diable, lequel il a tousjours exercé vers les Nations qu’il s’est rendu subjectes par l’infidelité, les tenant ferme à la cadene, ne leur permettant autres vivres que ses restes, leur ayant tranché tous les moyens de fuir & d’operer, pervertissant ou effaçant les marques que Dieu a imprimees naturellement és hommes, par lesquelles ils pouvoient se disposer à incliner Dieu d’avoir pitié d’eux, qui est la chose que le Diable redoute surtout & est aisé de le voir en nos Sauvages, lesquels sont demeurez un si long temps sans aucune cognoissance du souverain Dieu, retenus dans ses chenes infernales par les abus & corruptions que le Diable a contractez en eux.
C’est pourquoy Sainct Paul representoit les ruzes & finesses de Sathan à ses
(Lacune d’une feuille.)
ste raison avions nous occasion d’admirer la forme & la façon de faire des Pagis ou Barbiers, qui tiennent parmy les Sauvages le rang de Mediateurs entre les esprits & le reste du peuple, & sont ceux qui ont plus grande authorité aquise par leurs fraudes, subtilitez & abus, & ont detenu ces gens plus fortement soubs le Royaume de l’ennemy de salut, selon ce qui est escrit aux Proverbes vingt neuf. Princeps qui libenter audit verba mendacii, omnes ministros habet impios : Le Prince, qui volontiers preste l’oreille au mensonge, est servi d’officiers impies & meschans. Laissant à part l’explication literale de ce passage, nous l’appliquerons à nostre subject, disant que ce Prince, qui tend les oreilles au mensonge, ou pour mieux dire, qui est le Pere de mensonge, c’est le Diable ennemy de verité : ses officiers sont ceux qui abusent le peuple par leur inventions, subtilitez & enchantemens procedez de l’instigation des Demons tels que sont les Sorciers Bresiliens. Et ce pendant se conservent en cette authorité, sans se controoller les uns les autres, quoy qu’en verité ils sçavent bien les tromperies qu’ils usent tous à l’endroict de leurs compatriotes.
Ces Sorciers n’ont point de maistre, mais deviennent tels que la portee de leur esprit les favorise : de sorte que ceux qui ont le plus bel esprit deviennent les plus habiles. Beaucoup commencent à aprendre ce mestier, invitez par l’honneur & le lucre, qu’ils voyent estre rendu aux experts de la Barberie, mais peu arrivent à la perfection. Vous ne trouverez gueres de villages, desquels les Principaux & Anciens ne facent profession d’en sçavoir quelque chose. Les Novices de cet art, s’estudient à bien se vanter, & dire des merveilles d’eux : & faire quelque petite subtilité devant leurs semblables, pour obtenir le bruit de vacquer à ce mestier. Leur advencement se faict par quelque accident & cas fortuit : comme s’ils predisoient la pluye avant qu’elle parust, & qu’elle survint incontinent apres : S’ils avoient soufflé quelque malade, & par fortune revint en santé, seroit un signalé moyen, pour estre bien tost respecté & honoré comme Barbier tres-expert. Par exemple, sans comparaison, si la fortune en voulait tant par deçà à quelque nouveau Medecin & Chirurgien qu’un malade desesperé, & une playe tres-griefve recouvrast guerison, non pas tant pour l’industrie du Medecin nouveau, ou Chirurgien : ains par le bon naturel avec le concours des unguents communs, il n’y a point de doute que telle guerison seroit attribuee à la science & experience des Curateurs, d’où ils prendroient occasion de faire voler leur renommee parmy les bonnes villes, & seroient receus de là en avant honorablement aux bonnes maisons. Chose pareille se trouve dans le Bresil en ces nouveaux Sorciers, lors que la santé du malade s’est ensuyvie apres leur soufflement. N’ayez peur que cecy demeure caché dans la loge du patient : Car aussi tost vous verrez trotter ce Barberot de village en village, raconter ses hauts faits, y adjoustant trois fois autant qu’il n’en a fait.
Le Diable, esprit superbe ne se communique pas indifferemment à tous les Barbiers : mais il choisit les plus beaux esprits d’entre iceux, & lors il mesle ses inventions avec leurs subtilitez. Prenez exemple par deçà. Vous ne voyez pas que les Diables facent de grandes operations ny communications aux petits Sorciers : Ils se contentent de leur donner de la malice au poids & talent de leur esprit. Mais si d’aventure ils rencontrent quelque bel esprit, ils luy font largement part de leurs damnables & perverses sciences, tels que sont ordinairement les Necromanciens, Judiciaires, & Magiciens : Ainsi en est-il des Sorciers de par delà. Vous en trouvez de bien petits, & n’en faict-on pas grand estat, & si on ne les craint gueres, & leur métier ne leur vaut beaucoup. Il y en a d’autres un petit plus sçavans & mediocres, entre les petits & les grands : Et ceux là d’ordinaire levent leur boutique en chaque village qu’ils s’attribuent, ainsi que leur cartier designé, solicitans les habitans du lieu : ayans soin des danses & d’autres choses qui dépendent de leur office. Si un autre, égal à eux, venoit sur leur Province, ils n’en seroient pas contens ; Mais quand un plus grand qu’eux est invité, il faut qu’ils ayent patience.
Plus ils parviennent & augmentent en notice d’abus, plus vous les voyez monstrer une gravité exterieure, & parlent peu, aymans la solitude, & évitent le plus qu’ils peuvent les compagnies, d’où ils acquierent plus d’honneur & respect, sont les plus prisez apres les Principaux, voire les Principaux leur parlent avec reverence, telle qu’elle est en usage en ces pays là, & personne ne les fasche. Et pour se conserver en tel honneur, ils dressent leurs Loges à part, esloignez de voisins. Ce rusé Demon leur apprend ce que la discipline Religieuse observe, à sçavoir, pour conserver l’esprit de Dieu, rendre son ame capable des visites & consolations d’iceluy, il faut aymer la solitude, & se retirer en icelle, fuyant soigneusement le plus qu’il est possible, la compagnie des hommes : d’où non seulement vous acquerez les faveurs spirituelles, mais aussi l’honneur & le respect de ceux que vous fuyez : Car la complexion des hommes est semblable à celle de l’honneur & de l’umbre : Si vous courez apres ils fuyront devant vous : si vous les fuyez, ils courront apres vous. Tels sont les hommes : Rendez vous communicable avec eux, c’est d’où ils prendront occasion de vous mespriser, fuyez-les, ils vous respecteront.
Semblablement ce vieux Docteur de malice enseigne les principaux de ses disciples à eviter le commun, se rendre songeards & melancoliques, bander leur cervelle à nouvelles inventions & fantaisies, demeurer seuls avec leurs familles, pour estre plus capables de communiquer à leur entendement les moyens, par lesquels il veut amuser ces peuples en leur ignorance & superstition, s’esjouissant de voir tant de Nations tomber en sa cordele. Ce n’est pas du jourd’huy, ny en cette seule nation, qu’il va contrefaisant les exercices de la vraye Religion, mais de tout temps & en tout lieu : car il ne peut estre Autheur d’un vray bien, ains seulement faux imitateur d’iceluy. Et comme les serpens se cachent soubs la fueille verdoyante pour picquer le faucheur : de mesme il cache son venin & sa fausse Religion, soubs l’apparence seulement d’une imitation des œuvres de Dieu.
Pline, & Solinus disent, que le Ceraste, serpent mortifere se couvre de sable, laissant au dehors les cornes qu’il porte sur la teste, afin d’inviter les oyseaux à la pasture, lesquelles croyans que ce soit quelque chose convenable à leur nourriture, s’approchent, mais aussi tost le galand sort de son embuscade, & se jette dessus.
La Genese compare le Diable à ce serpent, Cerastes in semita, le Ceraste au chemin. Nous le voyons pratiqué en nos Sauvages, nourris & entretenus à ses amorces de telle façon, qu’il ne seroit pas possible de le croire, si on ne l’avoit veu : Et pour ce qu’un chacun ne peut pas en avoir l’experience, je prie le Lecteur de croire ce que je vay luy raconter.
Ces pauvres Sauvages sont si fols, autour de leurs Sorciers, specialement des Grands, qu’ils croyent fermement qu’ils peuvent leur envoyer les maladies, les famines, & les leur oster quand il leur plaist. Et bien que les mesmes Sorciers sçachent qu’ils sont trompeurs tous tant qu’ils sont : neantmoins ils croyent, qu’ils ne gueriroient point eux-mesme, s’ils ne passoient sous les mains d’un autre.
Si quelque François tombe malade par les villages, son Compere, & sa Commere le prient de vouloir permettre que ces Barbiers le viennent visiter, souffler de leur bouche & manier de leurs mains. Mais que diriez vous, si je vous asseurois que plusieurs des Sauvages me venant visiter, pendant mes maladies, me prioyent fort affectueusement de leur permettre qu’ils m’amenassent leurs Barbiers, afin de me souffler & manier, m’asseurans qu’infalliblement j’aurois guerison.
Le grand Thion tombé malade[122] aussi tost qu’il fut venu de Miary au Fort Sainct Loüis, estima, & le croyoit pour certain, que sa maladie procedoit de la menace du grand Barbier de son pays, lequel vouloit destourner & empescher ces peuples Miarigois de venir dans l’Isle, & ne laissa d’en persuader plusieurs à demeurer avec luy dans les forests de Miary : Il avoit menacé Thion qu’il le feroit mourir si tost qu’il seroit arrivé à Maragnan : ce qui n’advint pas pourtant : Car apres le cours d’une fievre assez violente, il recouvrit sa santé : Neantmoins pendant sa maladie il s’attendoit de mourir, quelque remonstrance que nous luy peussions faire, qu’il ne faloit aucunement adjouster foy à ces Sorciers.
Si ces petits & mediocres Barbiers ont de l’authorité entre les leurs, beaucoup plus en ont ceux qui proprement sont appellez Pagy-Ouassou, grands Barbiers[155] : car ceux-là sont comme les Souverains d’une Province, crains & redoutez grandement, & sont parvenus à telle authorité par beaucoup de subtilitez : Et pour l’ordinaire ils ont au moins une communication tacite avec le Diable. La part où ils se portent les peuples les suyvent : ils sont graves, & ne communiquent aisement avecques les leur, sont bien suivis quand ils vont quelque part, & ont quantité de femmes : les marchandises ne leur manquent point : leurs semblables se trouvent bien-heureux de leur faire des presens : & en un tour de Barberie ils despoüilleroient leurs compatriotes des meilleures hardes qu’ils pourroient avoir en leurs coffres. Ils se gardent bien de descouvrir leurs subtilitez devant les Sauvages : & en effect, ils se mocquent d’eux, ainsi que quelques uns d’entr’eux m’ont rapporté, des façons desquels ils usoient pour amuser les peuples : Ce que je diray une autre fois en son lieu.
Iapy-Ouassou & le grand Barbier de Tapouïtapere eurent quelque dépit & defi l’un avecques l’autre ; le grand Barbier luy manda, s’il ne se souvenoit plus, qu’il luy avoit autrefois envoyé les maladies dont il pensa mourir, n’eust esté qu’il l’envoya prier de les retirer, & si à present il ne le craignoit plus ? Ce discours fit caler le voile à Iapy-Ouassou, & se tenir heureux d’avoir son amitié. Cela venoit d’une femme retenue par force. Mais l’histoire du sujet, pourquoy ce Grand Barbier parloit ainsi à Iapy-Ouassou, merite bien d’estre racontee, pour ce qu’elle touche nostre matiere.
Le grand Barbier de Tapouïtapere avoit acquis dans sa Province & sur ses voisins le bruict & authorité d’un parfaict Enchanteur, qui envoyoit à qui bon luy sembloit les maladies, & la mort ; & à l’oposite guerissoit & remettoit en santé ceux qu’il luy plaisoit. Pour ceste cause il obtint le degré de souverain Principal en son pays, & manioit à son plaisir tous les habitans de sa Province : Iapy-Ouassou cependant se mocquoit & gaboit de tout cela : l’autre le sceut, qui luy fit dire, que dans peu de temps, il esprouveroit en luy-mesme, s’il n’avoit aucune puissance de faire mal ou bien, à qui il voudroit : Iapy-Ouassou mesprisa tout cela : nonobstant la fortune voulut qu’il tomba malade naturellement : neantmoins voilà qu’il se met en fantasie que sa maladie provenoit du grand Barbier de Tapoüitapere, encore qu’il y ait la mer à passer entre l’une & l’autre Province, & la force de l’imagination redouble sa maladie de telle sorte, qu’on le jugeoit à la mort. Tous les Barbiers & Barberots de l’Isle le viennent visiter, & pas un ne luy peut apporter santé : Enfin il fut contraint de choisir des plus belles marchandises qu’il avoit, & les envoyer bien humblement à ce Barbier, le suppliant par les Messagers qui estoient de ses parents qu’il commandast à la maladie de le quitter. Le Barbier prenant les marchandises, luy envoya je ne sçay quel fatras à manger, l’asseurant qu’il seroit bien tost guery. Iapy-Ouassou le creut, & commença peu à peu à se bien porter, redoutant desormais le Barbier, lequel devant ses plus familiers se moquoit de luy, & s’authorisoit par dessus luy.
Or comment se peut-il faire, me direz vous, que les maladies s’engregent & s’en aillent par la forte imagination & vive apprehension qu’ont ces Sauvages des menaces de leurs Barbiers, ou des faveurs d’iceux : c’est une matiere de medecins : neantmoins je satisferay à la demande par les exemples ordinaires des Ypocondriaques, ou maladies d’imagination : lesquels encore qu’ils soient tres-sains, & leurs parties interieures fort entieres, neantmoins persuadez en leur fantaisie, vous les voyez debiles & miserables, les uns s’imaginans une maladie, les autres une autre : Et pour finir ce discours, vous noterez que les uns sont estimez grands Barbiers pour faire du mal : les autres recogneuz grands Barbiers pour faire du bien.