Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
De la venue des Tremembaiz ; comme on les poursuivit, & de leurs habitations & façons de faire.
Chap. XXXIV.
En ce temps, la Nation des Tremembaiz, qui demeure au deçà de la montagne de Camoussy, & dans les plaines & sables, vers la Riviere de Toury, non guere esloignee des arbres secs, sables blancs, & l’Islette saincte Anne, fit une sortie inopinee vers la forest, où nichent les oyseaux rouges, & aux sables blancs, où se trouve l’Ambre gris, & où l’on pesche une grande multitude de poissons ; & ce en intention de surprendre les Tapinambos, desquels ils sont ennemis jurez : en quoy ils ne furent trompez : Car plusieurs des Tapinambos de l’Isle, estans allez en ces quartiers specialement pour y pescher, furent assaillis des Tremembais[112] : les uns furent tuez sur la place ; les autres furent menez captifs, & ne sçait-on ce qu’ils en ont faict : les autres eschapperent dans leur Canot, revenans en l’Isle de Maragnan, qui apporterent ces piteuses nouvelles, lesquelles remplirent les villages, d’où estoient les morts, de cris & hurlements, les meres & les femmes incitans ceux de l’Isle à les poursuivre : ce que les Principaux resolurent ensemble, & vindrent prier les François de leur donner un Chef & nombre de soldats, ce qu’on leur accorda. Iapy Ouassou fut le conducteur de ceste armee[113], & fut suivy d’un grand nombre de Sauvages, & accompagné des François. Ils s’en vont droict passer la mer, entre l’Isle & les sables blancs, où ils mirent pied à terre, pour se reposer & nuicter les uns allans à la pesche, les autres à la chasse, & les femmes & les filles chercher de l’eau parmy les sables, qui ne pouvoit estre que sommastre, c’est-à-dire, demy douce & demy salee ; tendre les licts, faire du feu, & apprester le manger : Les jeunes Tapinambos faisoient les Aioupaues, tant pour les Principaux que pour les François, & au principal Aioupaue, le Colonel se loge, & tous les Capitaines apportent leurs licts, qu’ils pendent tout autour du lict de leur Colonel : ceremonie qu’ils gardent en toutes leurs guerres, specialement quand ils sont proches de leurs ennemis ; A quoy ils en adjoustent une autre, qui est, de faire les feux & obscurs, de peur que leurs ennemis ne les descouvrent la nuict : Car ils ont tous en general ceste coustume, tant les Tapinambos que les autres, de faire monter au coupeau des plus hauts arbres, leurs sentinelles, pour descouvrir, s’il paroistra de nuict quelque feu ou lumiere des ennemis.
Le lendemain, ils se mettent à chercher deçà delà, marchans jusqu’à une plaine tres-grande de sable, environnee de bois de trois costez, & au quatriesme de la mer ; là ils trouverent les Aioupaues des Tremembaiz, & une marmite Portugaise, d’où nous apprismes, avec les autres nouvelles que nous en avions eu au precedent, que les Portugais estoient habituez en la Tortue, & en la montagne de Camoussy, & avoient faict alliance avec les Tremembaiz, comme aussi avec les Montagnars, tant d’Ybouapap que de Mocourou, specialement avec Giropary Ouassou, c’est à dire, Le Grand Diable, Prince & Roy d’une grande Nation de Canibaliers[114], lequel Grand Diable ayme fort les François, & hait naturellement les Portugais, & c’est chose asseuree, que si les François ont du bon en ces pays là, il trahira les Portugais, & se joindra avec les François : Car on tient qu’il est Mulatre François, c’est à dire, nay d’un François & d’Indienne. Revenons à nostre subject.
Nos Sauvages trouverent un de leurs semblables encore vivant, qui s’estoit sauvé à la fuitte dans les bois, & caché dans un arbre : mais entendant le son des Trompes de guerre, qui est un grand bois creusé, ayant la gueule d’en bas & d’en haut à la façon d’une Trompette, il sortit tout defaict & sans figure d’homme, pour n’avoir rien mangé l’espace de huict jours, sinon des feuilles de l’arbre où il s’estoit caché, & ceste carcasse vivante enseigna le mieux qu’il peut, le lieu où gisoient les morts ses compagnons, lesquels on trouva la teste fendue & les haches de pierres, desquels ils leur avoient fendu la teste mises sur leurs corps, comme c’est leur coustume, de ne se servir jamais d’une arme, quand avec icelle, ils ont tué un de leurs ennemis.
Carouatapyran un des Principaux de Comma, m’apporta une de ces haches de pierre, toute teinte de sang, & veluë des cheveux qui y estoient colez, avec la cervelle du fils du Principal Ianouaran, de laquelle il avoit esté tué, & qui fut trouvee sur luy. Carouatapyran, m’apprit ce que je ne sçavois pas, touchant ces haches, faictes d’une pierre tres-dure, & taillees en forme de croissant : car il me dit, que les Tremembaiz avoient coustume tous les mois, au premier jour du Croissant, de veiller toute la nuict à faire ces haches, & ne cessoient qu’elles ne fussent parfaites, ayans ceste superstition, que portans ces haches en guerre, ils n’estoient jamais vaincus, ains remportoient la victoire de leurs ennemis : pendant qu’ils font ces haches, les femmes, filles & enfans sont dehors les Aioupaues, dansant & chantant à la face du Croissant.
Ces Tremembaiz sont valeureux, & redoutez des Tapinambos, d’une stature competante, legers à la course, plus errants que stables en leurs demeures : leur viande plus commune est le poisson & ne laissent, quand ils veulent, d’aller à la chasse : ils ne s’amusent à faire des jardinages, ny des loges, ains habitent soubs les Aioupaues, ayment plus les plaines que les forests : car ils descouvrent tout autour d’eux. Ils ne portent grand mesnage ou bagage apres eux, se contentans de leurs arcs, flesches & haches quelques Couïs[115] & Courges pour puiser de l’eau & quelques marmites pour cuire les viandes : tirent à coups de fleches les poissons, bien plus adroicts que les Tapinambos : sont robustes de corps, tellement que prenans un de leurs ennemis par le bras, le jettent à terre, ainsi que feriez un chappon : Ils couchent sur le sable le plus du temps.
Ils se servent de ce lieu des sables blancs, & des arbres secs, à prendre les Tapinambos, comme on faict de la ratiere à prendre les Rats, & ce pour trois raisons. La premiere, à cause de la pesche, qui est là fort fertile & abondante. La seconde, à cause d’une forest, où les oyseaux rouges de toutes parts, viennent nicher, pour faire leurs petits. Si bien que les Tapinambos ne manquent pas d’aller en cette saison, dénicher les petits, & prendre les œufs à demy couvez, & ce en si grande abondance, qu’il est impossible de l’exprimer, tellement qu’ils en ont pour vivre plus de deux mois, quand ils sont retournez en l’Isle, les ayant auparavant boucanez, endurcis & rendus secs comme bois, qui est chose où je trouvois bien peu d’appetit : & à vray dire, je n’en pouvois manger : nonobstant ce sont grandes delices, & un gibier fort exquis parmy ces Sauvages. Je rapporteray quelque particularité notable de ces oyseaux rouges cy apres. La troisiesme raison est pour cueillir l’ambre gris, que les Tapinambos appellent Pirapoty, c’est à dire fiante de poissons[116] ; Car ils ont opinion que cet ambre gris n’est autre chose que l’excrement des Baleines, ou d’autres semblables gros poissons, lequel eslevé sur l’eau, est jetté par les vagues en ce lieu : bien qu’il y aye des François qui disent que cet Ambre gris n’est autre chose que la fleur de la mer, que les Sauvages appellent Paranampoture ou une gomme de mer Paranamussuk : le Lecteur en pensera ce qu’il luy plaira.
Cet ambre gris se trouve par masse sur ces sables, quand la mer est retiree, & ce plus en une saison qu’en l’autre, & il arrive quelque fois que la masse est grosse, digne d’estre mise dans un Cabinet Royal, & qu’on ne pourroit justement estimer & payer : mais à cause que toutes les bestes & oyseaux de là, & des environs, les Crabes, Lezards & autres reptiles de la mer se jettent dessus, avec lesquels surviennent les Tapinambos, cupides de cette matiere, non pour l’estat qu’ils en font, mais pour ce qu’ils voyent, que les François recherchent cela avec grand soin, le tout est dissipé par morceaux. Je conseillois un jour de faire là un fort, tant pour empescher les courses des Tremembaiz que pour boucher l’entree aux Navires dans l’Islette Saincte Anne, qu’aussi pour recueillir cet Ambre gris : parce qu’il n’y a point de doute, que souvent la mer en jette sur ces Sables, lequel est aussi espars & mangé par les bestes, oyseaux & reptiles, joint que les Sauvages de l’Isle, n’y vont que deux ou trois fois l’annee. Je m’asseure que cet Ambre payeroit bien son Fort, sa garnison & beaucoup d’autres.
Nos Sauvages Tapinambos & nos François apres avoir cherché çà & là, ne trouverent rien autre que leurs morts, les Aioupaues, & les vestiges des ennemis : par ainsi ils s’en revindrent en l’Isle plus affamez que blessez.