Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Conference premiere avec Pacamont grand Barbier de Comma.
Chap. XVI.
Ayant eu plusieurs Conferences avec ce Principal & grand Sorcier j’ay avisé de les distinguer par Chapitres, desquelles voicy la premiere.
Pacamont est petit de corps, vil & abjet, tellement que qui ne le cognoistroit, on en feroit fort peu d’estat : Cependant c’est le plus grand & le plus authorisé entre tous les Principaux de ces pays de Maragnan, specialement en la Province de Comma, qui est une des plus belles, fertile & peuplee contree des Tapinambos. Il a si grande puissance là dedans, qu’a sa seule parole il remuë tous les habitans, & y est craint extremement. Il est fin & rusé autant que Sauvage peut estre, & par ses ruses & finesses, il est parvenu à ceste sienne authorité, grandeur & credit. On le tient pour un souverain Barbier, tres-subtil sorcier, & fort familier aux Esprits, qui a la mort & la vie entre ses mains, donnant la vie & la santé à qui bon luy semble : grand soufleur, & entretenoit les simples par confessions, lustrations, encensemens, & semblables autres choses, ainsi que nous avons dict cy-dessus. Il se garda bien de venir des premiers saluër les François & s’offrir à eux, voulant au préalable experimenter ce qu’ils demandoient : Pourquoy ils estoient venus : Et comme ils s’establiroient. Et estant bien informé de tout cela, il s’en vint au fort S. Louys faire son entree, salüer le sieur de la Ravardiere d’une plaisante façon. Il estoit bien accompagné, & ses gens revestus de plumes, & la plus forte de ses femmes avec luy, & n’en avoit pas moins de trente.
Arrivé qu’il est à Yuiret ayant passé la mer dans nostre Barque, laquelle estoit allee querir des farines en son pays, où il y a plus de quarante lieuës de mer de distance du Fort de S. Louys : arrivé, dis-je, qu’il fut, il fit sçavoir au sieur de la Ravardiere qu’il l’alloit trouver dans son Fort : Le sieur l’attendit à cet effect : Cependant il fit arranger ses gens les uns apres les autres qui le suivoient. Il vint faire le tour des Loges lesquelles estoient basties autour de la grande Place de S. Louys, haranguant selon la coustume & recitant sa grandeur, & l’amour qu’il portoit aux François, & le subjet de sa venüe, semblablement la valeur & la puissance des François. Ayant finy il s’approche de la porte du Fort, en un carfour où estoient plusieurs François assemblez, considerans les façons de faire de cet homme : Lors il commanda à sa femme qu’elle se disposast à le porter jusques au logis du Gouverneur. A quoy elle obeit : Et ainsi montans sur elle à fourchon, à la mode que les Indiennes portant leurs enfans, il entre au Fort & va trouver le dict sieur : sa femme estoit noire comme un beau diable, s’estant peinturee depuis la plante des pieds jusques à la teste du suc de Iunipap. Pensez avant que de pousser plus outre en matiere, si la compagnie peut s’empecher de rire, voyant un des Princes du Bresil monté sur un si beau Rousin : Il fut gracieusement receu & dict ce qu’il voulut pour ses excuses : Et apres avoir faict ses affaires, il s’en vint chez moy, en la loge de Sainct François accompagné de ses gens emplumacez : Je luy fis tendre incontinent un lit de coton tout blanc, où s’asseant, il demanda à l’un de sa compagnie son cofin de Petun, lequel le luy alluma aussi tost & le luy donna : Et apres en avoir pris trois où quatre fois, & rendu la fumee par les narines, il commença à me parler, (j’estois assis vis à vis de luy en un autre lit de coton, ayant mon Truchement prés de moy) gravement & posement en ceste sorte.
Il y a plusieurs Lunes que j’ay le desir de te venir voir, & les autres Païs, mais tu sçais toy qui parles à Dieu, que nous autres qui sommes estimez converser avec les Esprits, qu’il n’est pas bon ny expedient d’estre legers & faciles, & aux premieres nouvelles s’emouvoir & mettre en chemin : parce que nous sommes regardez de nos semblables, & se rangent à ce que nous faisons. La puissance que nous avons obtenüe sur nos gens se conserve par une gravité que nous leur monstrons en nos gestes & en nos paroles. Les volages & ceux qui au premier bruit apprestent leurs Canots, s’emplument, & vont voir hativement ce qui est arrivé du nouveau, sont peu estimez, & ne deviennent grands Principaux : c’est ce qui m’a retenu & empesché de venir plutost. Ceux de Tapouïtapere, & plusieurs de ma Province sont venus devant moy, mais ils sont moins que moy. Je me resjouys de vostre venuë, parce que j’apprendray que c’est que Dieu. Je suis plus capable de le sçavoir, qu’aucun de mes semblables. Je ne voudrois pas que l’un d’iceux me precedast, ou que tu le lavasses devant moy, & le fisses parler à Dieu : quand tu m’auras enseigné ce que c’est que du Toupan, j’auray plus d’authorité que je n’avois, & seray bien plus estimé des miens que je n’estois : & seray sous toy en mon pays : Et tu mettras en la bouche de ceux que tu m’envoieras pour me le dire, ce que tu veux que je face : & quand mes semblables verront que je seray Fils de Dieu & lavé, tous le voudront estre à mon exemple.
Ce me seroit une grande douleur, si tu prisois quelqu’un plus que moy : Car j’ay tousjours faict estat des choses hautes. J’ay esté curieux de hanter les François & de les ouyr. Je sçay de mes ayeuls l’histoire de Noë, lequel fit une barque, & mit ses gens dedans, & que Dieu feit plouvoir en si grande quantité par plusieurs jours, que la terre fut couverte d’eau, laquelle creusa par apres les terres, fit les montagnes, les valees, & la mer, & nous separa d’avec vous. Noë fut nostre Pere à tous. Je sçay aussi que Marie a esté Mere du Toupan, & qu’elle n’a esté connuë d’aucun homme : Mais Dieu luy-mesme s’est faict un Corps en son ventre : Et comme il fut grand, il envoya des Maratas, des Apostres par tout : nos Peres en ont eu un, dont nous avons encore les vestiges. Vous autres Païs estes bien plus grands que nous. Car vous parlez au Toupan, & les esprits vous craignent : c’est pourquoy je veux estre Paï. Il y a longtemps que suis Pagy & personne n’a esté plus grand que moy. Je n’en fais plus d’estat : Car aussi bien je voy que mes semblables feront seulement conte de vous. Je voudroy bien que tu voulusse venir en ma Province, c’est une bonne terre : Il y a force Sangliers, Cerfs & Biches, tu n’en manquerois point, & je serois tousjours avec toy.
Je fis responce à ces paroles, que j’estois bien aise de le voir, & que j’avois souvent ouy parler de luy & de la puissance qu’il avoit : Et comme il trompoit par diverses ruses les Indiens, leur faisant à croire qu’il avoit un Esprit familier : mais que ma rejouissance estoit bien plus grande de ce qu’il commençoit à recognoistre sa faute. Il est bien vray que je descouvrois par ce discours qu’il n’avoit l’intention telle que Dieu la demandoit, pour estre mis au nombre de ses enfans, & lavé de l’Eau Divine.
Il reprist la parolle en ceste maniere. Que veux-tu dire par la, que je ne cherche pas Dieu, comme il faut ? Car je desire estre Paï, comme toy : me faire admirer plus que jamais, parmy les miens, leur persuader d’estre enfans de Dieu, & venir à toy afin que tu les baptises, & faire en ma Province ce que tu voudras, & qu’on die que moy qui estois grand Pagy, je suis le premier à recognoistre Dieu & vous autres Païs : Et estant estimé de grand esprit, les autres sous mon ombre viennent à Dieu & facent comme moy : Car si je ne me fais laver, plusieurs ne le feront pas & dirons, attendons que Pacamont soit Caraybe, & puis nous le serons, car il a meilleur esprit que nous, & est bien plus subtil. Tu dois sçavoir qu’auparavant que tu vinsses je lavois ceux de ma contree, comme vous faites vous autres les vostres, mais c’estoit au nom de mon esprit, & vous le faites au nom du Toupan. Je souflois les malades & ils s’en portoient bien. Ils me disoient ce qu’ils avoient fait, & j’empeschois que Giropary ne leur fit tort. Je faisois venir les bonnes années, & me vangois de ceux qui me meprisoient par maladies. Je leur donnois de l’eau qui sortoit du plancher de ma loge, & à present je ne fais plus cela, & ne le veux plus faire : car c’estoit la subtilité de mon esprit qui me suggeroit toutes ces choses & me moquois des miens, lesquels estimoient cela estre merveille, mais c’est qu’ils n’ont point d’esprit. Il est bien vray qu’un François m’avoit apris à faire sortir de l’eau ma loge.
Je luy fis dire là dessus par mon Truchement, qu’en cela mesme qu’il me venoit de repliquer je trouvoy qu’il ne cherchoit pas Dieu comme il falloit, par ce qu’il pretendoit par le moyen du Baptesme de devenir plus grand & plus estimé entre les siens, qu’il n’estoit auparavant par ses barberies & enchantemens, & que Dieu demandoit de ses enfans, qu’ils fussent humbles & contrits des fautes passées : combien qu’en verité Dieu ne laisse d’extoller les siens : beaucoup plus que les Diables ne font les leur : & partant tandis qu’il auroit cet esprit, il ne falloit qu’il esperast que les Peres le receussent au Baptesme, mais bien lors qu’ils le verroient eslongné de superbe & repentant de ses sorceleries. Comme je disois ces paroles le Truchement du sieur de la Ravardiere appellé Migan vint me trouver, à cause que je l’avois envoyé querir pour entretenir Pacamont : pour ce que ces Sauvages ont cela de naturel de priser plus les Truchemens anciens que les jeunes. Je luy raconté mot à mot tout ce que nous avions conferé jusqu’à cette heure là & le priay de luy faire une harangue correspondante à mes discours & aux siens, & voicy ce qu’il luy dit.
Tu sçais bien qu’il y a longtemps que je converse avec vous & avec vos Peres, quand nous estions à Potyiou. Je t’ay dit souvent que tu estois un trompeur & abusois tes semblables, lesquels sont de legere croiance : Tu leur faisois acroire ce que tu voulois : tes peres & tous ceux qui ne sont baptisez s’en vont à Giropary dans les Enfers, & tu iras avec eux, si tu ne fais ce que les Pays disent. Quand nous estions avec toy devant que les Peres vinssent, nous ne laissions pas de nous moquer de ce que vous autres Pagys faisiez : nous ne disions mot pourtant : car ce n’estoit pas ce qui nous amenoit, pourveu que nous recueillassions les cotons ce nous estoit assez. Nous prenions vos filles & en avions des enfans, à present les Pays nous le deffendent, & n’oserois pour ce suject aller encore à l’Eglise, ny moy, ny ceux que tu vois qui n’y vont point : car les Peres nous ont defendu d’y aller d’autant que Dieu defend la paillardise. Tu as trente femmes, il faut que tu les laisses, & te contente d’une, si tu desires estre fils de Dieu & recevoir le Baptesme : penses au bien & au bonheur que tu as maintenant de pouvoir t’afranchir & delivrer des pates du Diable. Tes peres n’ont point eu l’ocasion que tu as : c’est Dieu qui te pousse à venir voir les Pays, & à luy demander le Baptesme : Mais regarde que Dieu sçait tout & ne peut estre trompé, veut & desire que ceux qui viendront à luy, renoncent parfaitement au Diable & à toutes ses façons de faire.
Il luy fit cette responce ; Ne sçais-tu pas bien ce que j’ay tousjours esté entre les miens ? combien ils faisoient estat de mes barberies ? ne sçais-tu pas bien aussi que j’ay traité les François comme j’ay peu & leur ay fait bonne chere. J’ay tousjours excité mes semblables à leur donner leurs filles & leurs marchandises pour des ferremens : j’estois bien aise d’estre avec eux, à fin d’aprendre quelque chose de nouveau, pour ce vous autres François avez bien meilleur esprit & entendement que nous, & si tost que j’entendis que les Peres estoient arrivez j’en fu bien ayse, & dis à mes semblables : voilà qui est bien : Ils nous aprendront à connoistre Dieu : je les veux aller voir : c’est ce qui m’amene & de quoy nous parlions.
Je dis à Migan qu’il luy fit entendre ce de quoy je l’avois desja entretenu, à sçavoir qu’il estoit le bien-venu : mais qu’il falloit qu’il recherchast le Baptesme avec humilité & repentance. Migan luy fit tres bien reconnoistre cela en luy remettant devant les yeux la grandeur & puissance de Dieu, & au contraire la petitesse des hommes, specialement de ceux lesquels estoient detenus en la captivité de Sathan. Il trouva cecy fort bon, & me fit dire, qu’il ne faudroit aucunement de me revenir voir le lendemain pour parler avec moy de ses affaires : Par ainsi nostre conference finit & s’en allerent de compagnie au Fort, apres que je leur eu donné à chacun un coup d’eau de vie.
Or il nous faut remarquer plusieurs belles particularitez en ce discours, lesquelles autrement seroient obscures & passeroient à la legere. Premierement le faux zele qu’ont ces Sorciers de conserver leur authorité & credit entre les leurs, prenans garde de ne faire aucune action legerement, par laquelle ils puissent estre jugez de leurs inferieurs, aussi inconstans & imparfaits qu’eux, & par consequent aussi incapables d’entretenir les esprits familiers qu’eux : supposans que pour avoir la joüissance des esprits il faut estre constant & grave, & ne se laisser emporter aux premiers bruits. Considerez en cecy comment les Diables abusent du flambeau naturel logé en l’homme, lequel nous fait voir clairement que si nous desirons d’entretenir le vray esprit de Dieu en nous, il faut necessairement bannir la legereté & inconstance de nostre interieur, nous retirer fermes au milieu de nous, & ne rien faire ou dire que la raison n’aye discuté & pesé : autrement nous sommes moindres, eu esgard à la profession que nous faisons du Christianisme, que ces sorciers lesquels se contraignoient d’estre graves pour demeurer en bonne estime devant leurs semblables.
Vous noterez secondement les effets de l’Esprit diabolique, qui sont la superbe & grande presomption se fourrant mesme parmy les choses sacrées, tant ce venim est fort, qui veut agir contre son contraire : Car il n’y a rien si contredisant que l’Esprit de Dieu, & l’Esprit de Sathan : l’Humilité de Jesus-Christ, & la superbe de Lucifer : l’abnegation du Chrestien, & la presomption des enfans du Diable : C’est ainsi que Simon le Magicien procedoit avec S. Pierre, requerrant l’Esprit de Dieu avec le prix de son argent, afin de se faire reconnoistre pour grand par le moyen du S. Esprit. Quel grand aveuglement, d’estimer que Dieu fut le vassal de vanité ! Quelle pitié d’une ame enchainée des obscuritez infernales ! Ce pauvre sorcier du Bresil estimoit au commencement que nous avions Dieu dans nostre poche, pour le donner à qui bon nous eut semblé, & luy encharger expressement de bien obeïr au maistre à qui nous le loüerions : C’est ce serviteur & esclave Demon qui se rend familier aux mechans pour faire mille badinages en intention d’avoir apres leur ame, lequel avoit imprimé cette fantasie en la teste de ce pauvre Pagy, Dieu nous garde de tel danger.
Troisiesmement, quant à ce qu’il dit de Noë & de la Vierge, je n’oserois asseurer de qu’il tient cela : si c’est des François, il n’y a pas grande aparence : car tous les François qui ont esté par devant nous, ne leur parloient que de saletez & concubinages : ou si c’est d’une antique tradition, il semble que cela soit : pour ce que dés lors que nous arrivâmes à Yuiret, Iapy Ouassou nous fit presque un semblable discours du deluge & d’un Apostre qui estoit venu en leur terre, comme il est escrit au livre de R. P. Claude.