Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Du retour en l’Isle du sieur de la Ravardiere, & de quelques Principaux qui le suivirent.
Chap. XXXII.
Le Sieur de Pesieux à la venuë de la Barque Portuguaise ne manqua point d’escrire & dépescher un Canot, pour aller trouver le Sieur de la Ravardiere & luy manifester l’estat auquel nous estions, attendans un siege prochain : mais le Canot fut plus de trois mois à trouver le dit Sieur, lequel ayant appris ces nouvelles, se dépescha autant qu’il peut, de venir en l’Isle, s’exposant à plusieurs dangers, qui sont en ces mers : mais sa diligence ne nous eust pas beaucoup servi : Car en ces 4. mois qu’il y eut entre le temps que nous attendions le siege & sa venuë, nous eussions vaincu ou esté vaincus.
Cette rupture du voyage des Amazones fist grand tort à la Colonie : parce qu’on eust cueilly & amassé une grande quantité de marchandises, le long de ces rivieres, bien plus peuplees de Sauvages de diverses Nations, que ne sont pas l’Isle, Tapoüitapere, Comma & les Caïtez[103] : Et qui plus est, ces Peuples là sont plus debonnaires que ceux-cy, & mieux fournis de coton & autres danrees : Davantage ils sont plus pauvres & diseteux de Haches, Serpes, Couteaux, & Habits par consequent pour peu de chose on eust eu beaucoup de leurs richesses.
Un autre detriment que receut la Colonie des François en cette interruption de voyage, fut que beaucoup de Nations estoient resoluës de s’approcher de l’Isle, habiter les Pays circonvoisins, & les cultiver, & fussent venus avec ledict Sieur au retour des Amazones : Mais ce bruit des Portuguais leur fist suspendre la resolution qu’ils en avoient prise, attendans dans l’issuë de cet affaire.
Le Sieur de la Ravardiere estant venu, on poursuivit hastivement d’achever les Forts des advenuës de l’Isle, on y porta du Canon, & posa garnison. Quelques jours apres il fut suivy de plusieurs gens de guerre Sauvages, qui vindrent en l’Isle, & entre les autres la Grand-Raye des Caïetez, Sauvage estimé entr’eux, & tenu pour valeureux & de bon conseil, pour le respect duquel ses semblables font beaucoup, voire s’il faut dire, le suivent & embrassent son opinion entierement. Ce qui sert fort aux François en ces Pays là : car il retient tous les Sauvages au service & à la devotion de nos gens.
Un peu auparavant qu’on allast aux Amazones, quelques meschans garnemens firent courir un bruict dans les Caïetez & Para, que les François s’en alloient les prendre captifs, soubs umbre d’aller aux Amazones : Ce bruict esmeut tellement ces Peuples, qu’ils estoient prests de quitter leurs habitations, pour s’enfuyr autre part, mais par les Harangues que leur fit la Grand-Raye, ces gens effrayez sans subject furent r’asseurez, ce Sauvage leur disant tout le bien qu’il peut des François.
Il accompagna, luy, sa femme, & quelques siens parens une Barque envoyee de l’Isle en Para, pour traicter des Marchandises du Pays, où on avoit trouvé plusieurs choses precieuses : Mais le mal-heur voulut, qu’estant partie de là pour retourner en l’Isle, sa trop pesante charge l’enfonça dans la mer, environ à deux lieuës de terre ; Chacun mesprisant les richesses, se depoüilla, qui prenant une écoutille du vaisseau, un autre quelque aiz, d’autres se mirent dans le bateau, mais la Grand-Raye ayant patience que tous prissent le moyen de se sauver : enfin luy & sa femme avec un Truchement François se mirent tous les derniers à la nage, encourageant l’une & l’autre par ces paroles : La mort est envieuse, voyez comme elle nous jette ses vagues sur la teste, afin de nous abysmer, monstrons luy que nous sommes encore forts & vaillants, & qu’il n’est pas temps qu’elle nous emporte : Tous se sauverent en certaines Islettes inhabitees, hors mis un François qui fut emporté en nageant par les Poissons Rechiens[104]. La Grand-Raye voyant les François nuds & affamez, & qu’ils estoient en lieux steriles, enfermez de plusieurs bras de mer, se met à nage, passe un long Pays plein d’Aparituriers, où il eut bien de la peine & du travail à passer dans ces racines, & sortir des vases, dans lesquelles il entroit quelquefois jusques au col. Estant parvenu au village de ses semblables, il les excita de venir avec des Canots, des Vestemens & des Vivres : ce qu’ils firent ; puis apres revenans aux villages qui estoient vis à vis du lieu où se perdit la Barque, il leur fist rendre quelques marchandises que la mer avoit jetté au bord.
Ce Grand-Raye estoit autrefois venu en France, dans un Navire de sainct Malo, & avoit sejourné en France l’espace d’un an, ou environ, & en si peu de temps il avoit appris à parler François, si bien qu’encore au jourd’huy il se faict entendre aux François, quoy qu’il y ait bien des années qu’il en est de retour : & a si bon esprit, jugement & memoire qu’il remarqua, & les raconte à present, toutes les particularitez que nous avons en France. Je ne veux icy rien dire de ce qui touche l’Estat Spirituel, ny de la Harangue qu’il me fist, concernante le Christianisme, par ce que je la diray en son lieu au Traicté suivant : mais quant à ce qui regarde le Temporel, il racontoit souvent à ses semblables, voire je l’entendis haranguer le mesme aux Tabaiares du Fort Sainct Loüis.
Les François sont forts, ont un grand pays plein de bons vivres, ils ont le vin en abondance, le pain, le mouton, le bœuf, les poules, plusieurs sortes d’oyseaux, grand nombre de poissons : leurs maisons sont de pierre, environnees de grosses murailles, sur lesquelles on voit de gros Canons braquez : La mer bat au pied, ou bien ils ont de grands fossez pleins d’eau. Le long des ruës vous voyez les maisons ouvertes, pleines de toute sorte de marchandises : Ils vont sur des chevaux, & entr’eux il y a des Grands ou Principaux mieux suivis que les autres : De ce nombre est Monsieur de la Ravardiere, qui a sa maison proche de la ville où j’abordé. Le Roy de France demeure au milieu de son Royaume, en une ville, qu’ils appellent Paris. Les François haissent, comme nous, les Peros, & leur font la guerre par mer & par terre, & demeurent les plus forts. Car les Peros sont en ce pays là tenus pour foibles, & les François pour vaillans, & plus valeureux que toute autre Nation. C’est pourquoy nous ne devons point craindre, ils nous defendront bien. Quelques mesdisans de nostre Nation ont rapporté que les François n’avoient peu prendre les Camarapins, mais cela est faux : Ils y ont faict leur devoir, & si les Tapinambos eussent voulu donner par derriere, nous les eussions pris : mais le Grand des François a eu pitié d’eux, ne les voulant pas tous brusler, comme fut une partie d’iceux. Cecy, & autres semblables discours il fit alors, & depuis allant par l’Isle, dans chaque village, il le recitoit au Carbet.
Or la façon avecques laquelle il fit son entree dans la Grande Place de Sainct Loüis ; tant pour salüer les Tabaiares de leur bien venuë, que pour favoriser les François, ce fut qu’il ordonna ses gens d’une façon bien estrange : Il les rangea tous queüe à queüe, ils estoient bien quelque cent ou six vingts : Aux uns il fist prendre en main des Courges, aux autres des Marmites, aux autres des Rondaches, aux autres des Espees & Poignards, aux autres des Arcs & Fleches & autres Instrumens dissemblables, & disposant les Joüeurs de Maraca[105] environ par dixaines, ils firent le tour des Loges des Tabaiares, puis vindrent en la Grande Place du Fort, où nous estions, finir leur danse devant nous, laquelle tiroit fort sur la danse des Pantalons, s’avançans & cheminans peu à peu avecques mesure, frappans également tous ensemble la terre de leurs pieds, & ce au ton de la voix, & du son du Maraca, qu’ils gardoient tous en mesme cadence, recitans une chanson de victoire à la loüange des François. Ils remuoient la teste de çà de là, & les mains aussi, avec tels gestes qu’ils eussent faict rire les pierres. Ceste façon de danser est appellee entre les Tapinambos Porasséu-tapoüi, c’est à dire, la danse des Tapouis par ce que la danse des Tapinambos est toute dissemblable : car elle se faict en rond, sans remuer de place. La danse finie, il nous vint salüer & puis s’alla reposer & manger en la loge qui luy estoit preparee.