Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Conference avec le Principal d’Oroboutin.
Chap. XX.
Ce Principal est d’une haute stature, assez gréle, modeste, & debonnaire, lequel estoit demeuré malade depuis nostre venue jusques au temps qu’il me vint visiter. Il entra chez nous accompagné de quelques uns des siens, avec beaucoup de respect, & quasi comme en tremblant : Et luy ayant faict bon racueil, je le fis seoir vis à vis de moy dans un lit de coton : & lors, suivant la coustume, il commença à me faire ceste harangue presque de mot à mot.
Je suis venu à toy ce jourd’huy, ô Paï, pour deux choses : l’une pour m’excuser & te prier de ne prendre garde, si je ne me trouvay à vostre entrée à Ouraparis comme firent Iapy-Ouassou, Pira iuua, Ianouarauaëte & les autres principaux de l’Isle : semblablement de ce que je n’ay peu preceder Pacamont, & Aua Thion mon Grand, parce que j’estois tenu d’une grieve maladie qui m’a tousjours travaillé du depuis : Mais je n’ay laissé parmy ceste infirmité, d’avoir le desir de voir ta face, & entendre de ta bouche ce que mes semblables de mon vilage m’ont rapporté de vous autres Païs. La seconde chose qui m’amene est, pour t’offrir mes enfans, lesquels je te donne & veux qu’ils soyent tiens, & que tu les faces Karaibes. Je desire pareillement & t’en prie, que tu viennes ou l’un des Païs en mon vilage pour y bastir une maison de Dieu, nous instruire moy & mes semblables, & nous declarer ce que le Toupan desire de nous pour estre lavez comme vous faictes les autres : Et je t’asseure qu’il ne manquera pas de vivres, car ma contree est bonne & abondante en venaison.
Le Lecteur sera adverty qu’il est aisé de representer par escrit les paroles & le discours de ce Sauvage, mais non pas les gestes & la vivacité de son esprit avec lesquels il m’entretenoit : je puis dire seulement que ses discours estoyent accompagnez de larmes & d’une voix pleine de ferveur & devotion, par laquelle il me faisoit voir ce qui estoit caché dans son interieur du touchement du Sainct-Esprit, & du desir ardent qu’il avoit d’estre Chrestien : Pour ce subject je luy fis ceste responce. Il n’est pas necessaire que tu me faces ton excuse sur l’absence de ta personne ; lors que nous mismes pied à terre en l’Isle : Car outre que ta maladie te donnoit occasion de ne t’y pas trouver, la distance qu’il y a d’icy à ton vilage te rendoit assez excusé. Mais je me resjouy fort de contempler en toy une si bonne volonté envers nous, & une si grande affection de ton salut, du salut de tes enfans, & generalement de tes semblables. Si nous estions à present d’avantage de Pays, croy moy que j’irois en ton vilage, ou j’y en envoirois un autre : Mais nous ne pouvons abandonner l’Isle, à cause des estrangers qui viennent nous voir, ausquels il faut donner toute satisfaction : Dés aussi-tost que les Pays seront venus de France, je t’asseure que tu en auras : Car je recognois clairement que tu es choisi de Dieu pour estre un jour enrolé au nombre de ses enfans. Prends courage, & espere ce que je te dy.
Il me repliqua : Tu me consoles beaucoup : car depuis que le bruict a couru dans nostre Contree, que vous disiez des merveilles du Toupan, & que vous traittiez si doucement nos semblables, je n’ay point eu de repos, ceste fantaisie me travaillant incessament : Quand est-ce que tu iras trouver le Païs, & que tu entendras de sa bouche ce que tes compatriotes te viennent dire ? Leve toy, & essaye de cheminer : J’ay obey souvent à ceste pensee, me levant du lict ; mais j’estois si maigre & décharné, que je ne pouvois me soustenir : Tu le peux voir en mes bras, mon corps & mes cuisses, qui n’ont pas encore repris la chair & la graisse, que ma maladie a mangé. Ce qui me fascha d’avantage, fut d’entendre que Marentin estoit venu tout malade te trouver & recevoir le Baptesme : je voudroy bien te supplier qu’auparavant que je m’en retourne, tu m’enseignes quelque chose de Dieu, je le tiendray ferme en mon esprit, & n’en oublieray un seul mot, ains fidelement je le raconteray à mes gens & à mes enfans. J’ay trois jeunes garçons desquels tu vois le plus grand, je veux qu’ils se tiennent aupres des Pays quand ils seront venus, & qu’ils s’asseent à leurs pieds, escoutans diligemment ce qui sortira de leur bouche, & leur obeissent en tout ce qu’ils leur commanderont ; ils iront à la chasse & à la pesche pour eux.
Je luy fis dire par le Truchement, que sa priere estoit raisonnable, & que je ne le pouvois refuser : par ainsi qu’il escoutast bien ce que je lui allois enseigner, & qu’il fist approcher son fils & ses autres gens, qui estoient assis à l’autre bout de la loge. Estans approchez, je commençay à luy declarer le Mystere de la Creation & Redemption, expliquant le tout par des comparaisons ordinaires & palpables. Il est impossible de dire l’attention & alteration avec laquelle il recevoit ces eaux sacrees du Redempteur. Jamais Biche ne fut si friande & desireuse d’une fontaine claire en plein Esté, que cestuy-cy estoit de gouster cette nouvelle Doctrine. Pleust à Dieu, sans faire comparaison, que les Chrestiens receussent la parole de Dieu avec autant d’avidité : Car il avoit ses espaules courbees, durant mon discours, & les yeux à demy tournez, & à peine osoit-il tirer son haleine & avaler sa salive. Vous eussiez entendu une Soury trotter dans nostre loge, pendant que je discourois : Enfin il me dit, Voilà des choses grandes : jamais je n’en ay entendu de semblables : car Dieu n’a point parlé à nos Peres ny à nous, & pas un Karaïbe ne nous a entretenus de semblables propos. Tu me viens de dire que Dieu est par tout, & qu’on ne le peut voir, & neantmoins il voit tout, & nous entend, & que quelque part que nous allions, il est avec nous & marche devant nous : qu’il n’y a que ceux qui sont baptisez qui le puissent sentir & recognoistre, qu’il n’a pas de corps comme nous, mais c’est un esprit estendu par tout l’Univers. J’ay bien entendu cela : mais j’ay de la peine à le concevoir : car nous ne sommes pas nourris à entendre de si grandes choses : nous avons l’esprit adonné de nostre naturel à bien pescher, chasser, flescher, & faire semblables exercices : du reste nous nous en remettons en nos Barbiers, qui ont l’esprit plus subtil pour deviser avec les Esprits.
Tu m’as dit que Dieu est comme l’Air, lequel nous respirons incessament & sans lequel nous mourrions : De mesme le Toupan est celuy qui nous donne la vie & la respiration, & entre en nous, & nous environne comme l’Air. De plus, que comme l’Air est partout, & va partout : ainsi Dieu entre partout, & est partout : J’entends bien ce poinct, pour ce que si Dieu a faict l’Air de ce naturel : il faut de necessité qu’il soit plus que luy. Je suis fort aise de ce que tu m’as dit, que Giropary n’estoit que le valet du Toupan, qu’il est battu par les bons Esprits, quand il fait le mauvais, & lors qu’il a frappé un homme ou une femme, si ce n’est que Dieu luy en aye donné le congé, il est bien tost serré de pres : qu’il n’a aucune puissance sur ceux qui sont baptisez. C’est bien faict à Dieu : car Giropary est meschant : & je voudrois que les bons Esprits l’eussent tant battu qu’il en fust mort. Si tost que je seray Chrestien s’il approche de mon village, j’iray hardiment devant luy, & n’auray aucune pœur.
Vous pouvez excuser ce Sauvage qui n’est pas encore Chrestien, de ce qu’il parle de ceste sorte : Escoutez le reste de son discours qu’il poursuivit ainsi.
Il falloit que la fille, laquelle espousa Dieu, fust fort belle & bien riche, & la plus grande Dame de son Pays : car le Toupan est le plus grand de tous les Mourouuichaues : je croy que son Fils estoit bien suivy, & qu’il avoit apres luy beaucoup de train : mais ces meschans traistres qui le mirent à mort estoient bien rusez & cauteleux, il fallut qu’ils le fissent mourir secrettement : car si ses gens en eussent esté advertis, il l’eussent secouru : je m’asseure qu’ils furent bien resjoüys, quand ils virent qu’il sortoit de sa fosse vivant : il devoit à lors se vanger de ceux qui l’avoient faict mourir, & en prendre le pour-ce. Mais tu m’as dit grande chose, qu’il monta là haut au Ciel tout seul en Corps & en Ame, & qu’il est assis par dessus le Soleil, & qu’il a les yeux bien plus clairs que le Soleil & la Lune, que rien ne se faict, ny se passe ça bas en terre, qu’il ne voye & contemple, aussi bien en ton pays comme au nostre, & qu’il entend clairement toutes nos paroles, & que quand vous le priez en vos Eglises il vous entend & escoute, qu’il vient tous les jours sur vos Autels, où vous parlez à luy, & tous les Karaïbes librement, mesme sans ouvrir la bouche, & ne laisse pas de cognoistre ce que vous dites en vostre cœur, & que c’est luy qui vous envoye vers nous, à fin de nous enseigner ces choses, lesquelles je trouve bien belles, & ne m’ennüyerois point de t’entendre, mais la barque s’en veut retourner, & mes jardins que j’ay laissez prests à couper me pressent & forcent de mon aller : joinct que je n’ay point apporté de farine avec moy. Je luy fis responce que s’il n’y avoit que le manquement de farine, qui le contraignist à s’en retourner, j’en avois à son commandement, & pour tous ceux qui l’accompagnoient : il me remercia à sa façon, & s’en alla ainsi, prenant congé de moy, & moy de luy.