Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
De la Seconde Conference que j’eus avec Pacamont.
Chap. XVII.
Le lendemain du grand matin il ne manqua de me venir voir, comme il m’avoit promis, acompagné de ses gens : & ne voulut s’asseoir dans un lict, ains il me prit par la main, & me dit, Ché assepiak ok Toupan, je te prie mene moy voir la maison de Dieu : car là je te veux parler, selon tes discours d’hier au soir. Je luy dis qu’il vint apres moy, & que j’allois l’y conduire : ce qu’il fit. Aussi-tost que tout son monde fut entré, il les fit ranger vers la porte, & s’approchant de moy, il me dit tout bas à l’oreille : Ceux-cy ne sçavent rien & ne sont capables d’entendre parler de Dieu : partant, je veux que nous parlions ensemble tout bellement : (j’avois faict tendre nostre Chappelle de nos plus beaux ornements, & accomodé sur les Escaliers de l’Autel plusieurs & differentes Images :) Nous nous approchasmes de l’Autel ayant le Truchement avec moy : Et à lors il m’interrogea l’espace de plus de deux heures sur toutes les pieces qu’il voyoit devant luy.
Premierement il voulut sçavoir, ce que signifioit le Crucifix, disant : qui est ce mort si bien faict & tendu sur ce bois croisé ? Je luy fis dire, que cela representoit le Fils de Dieu faict homme au ventre de la Vierge, attaché par ses ennemis sur ce bois, afin d’aquerir à son Pere, ceux qui seroient lavez du sang qu’il voyoit ruisseler de ses mains, pieds & costé. Il se tint par une espace de temps fort suspens, regardant fixement l’Image du Crucifix : puis en respirant, il lascha ses paroles : Comment, Omano Toupan ? Quoy, est-il possible que Dieu soit mort ? Je luy fis repliquer, qu’il ne falloit qu’il estimast que Dieu fust mort, lequel avoit tousjours vescu dés toute eternité, que c’estoit luy qui donnoit la vie aux hommes & aux animaux : ains seulement le corps qu’il avoit pris de la Pucelle saincte Marie estoit mort, pour accrocher à la mort Giropary, ainsi qu’il voyoit faire aux enfans, lesquels voulans prendre un gros poisson de la mer, qui mange les petits, font un appas sur l’hameçon de leur ligne du corps d’un des poissonnets, sur lequel le gros Poisson se jettant, il se trouve pris, tiré, aterré, & mis à mort, à la faveur & delivrance des petits poissons. Ainsi ce meschant Giropary alloit devorant tous nos Peres, mais Dieu voulut envoyer son Fils pour le prendre à la ligne, de laquelle ceste Croix servoit de perche, ces clous & ces espines d’haim ou de crochet, & son corps d’appas : mais me fit-il respondre, pour quoy le Diable avoit-il puissance sur nos Peres ? Parce, luy dis-je, qu’ils avoient esté rebelles au commandement de Dieu, mangé d’un fruict defendu, & s’estoient laissé tromper au Diable souz la forme de Serpent. Et combien que Dieu eust peu nous sauver par autres voyes, si trouva il ceste façon plus douce & raisonnable, prenant le ravisseur par sa propre proye. Il se contenta de ces paroles, & adjousta si le corps du Toupan estoit en France encore sur le bois, comme cestuy-cy que tu me monstre, & si tu l’as veu ? Non dis-je : mais il resuscita peu apres qu’il fut mort, portant ce corps là haut au Ciel, vivant & clair comme le Soleil, & est assis au plus beau lieu du Paradis, devant lequel tous les Esprits, & les Ames des gens de bien viennent se courber, le remercians de ce qu’il a mis à mort leur ennemy : Et en la faveur de ce corps, les nostres, apres qu’ils seront morts, revivront & seront portez au Ciel par les Anges, de nous, dis-je, qui sommes lavez par le sang escoulé de ses playes : Et à l’oposite vos corps, & ceux de vos Peres iront avec Giropary dans les feux brusler pour tousjours, si vous n’estes lavez en ce sang. Mais il faut, dit-il, qu’il sorty beaucoup de sang de son corps, & que vous le gardiez soigneusement, pour en laver tant de personnes. Je luy respondis : Tu es encore trop grossier pour entendre ces mysteres : il suffit qu’il aye une seule fois espandu ce sang sur la terre, & qu’en memoire & merite d’iceluy, nous lavions les Ames spirituellement par l’eau Elementaire, que nous jettons sur les corps. Ne voy-tu pas qu’une source ou fontaine persevere tousjours en son cours, encore qu’elle n’aye esté creusee qu’une seule fois de la main de Dieu ? Tu sçay bien que l’Estoile Poussiniere, & le Chariot ont esté une seule fois attachees au Ciel : Et cependant tous les ans, si tost que tu les voy briller sur la teste, elles t’envoient les pluyes, & arrousent tes jardins. Il dit apres : C’estoient de meschantes gens ceux qui firent mourir le Toupan : car il est bon, je l’ayme, & veux croire en luy. Je luy dis : ils estoient abusez par Giropary, comme tu es, lequel les incita à le persecuter, faire mourir & crucifier, à cause qu’il les reprenoit de leurs meschancetez, ainsi que nous faisons, suivant le commandement qu’il nous en a donné : Et tous ceux qui obeissent au Diable sont ses ennemis, & luy en feroient autant, comme ceux-là ont faict, s’il retournoit au Monde. Je voudroy bien, dit-il que tu me donnasses une semblable image pour porter quant & moy en ma province. Je rapporterois de mot à mot à mes semblables ce que tu me viens de dire, & luy ferois une plus belle loge que celle-cy. Je la ferois bien fermer, personne n’y entreroit que moy, & ceux que je trouverois capables d’entendre le discours que tu me viens de faire. Je luy fis responce. Apres que tu seras Baptisé nous te permettrons d’en faire une, en laquelle nous erigerons un Autel pareil à celuy-cy, orné de mesme, & paré d’Images semblables à celles-cy que tu vois.
2. Il y avoit au pied du Crucifix, une Image de Nostre Dame faicte en broderie d’une merveilleuse beauté, & revetue de perles, que le sieur de S. Vincent nous donna, quand il s’en retourna en France : laquelle contemplant, il me demanda. Quelle est ceste femme si belle & ce petit enfant devant elle, qu’elle regarde les mains jointes ? Je luy fis dire que c’estoit la figure de Marie Mere de Dieu, & ce petit Enfançon, c’estoit le Fils de Dieu, quand il sortit du Ventre d’Icelle. Il redoubla ces paroles deux ou trois fois, Ko ai Toupan Marie ? Comment, est-ce là Marie Mere de Dieu ? Kougnam Ykatou, que c’estoit une belle femme. Je luy fis dire, qu’il falloit, qu’elle fust bien belle, puis que Dieu l’avoit prise pour Espouse & Mere de son Fils, que c’estoit la Princesse de toutes les femmes, qu’elle n’avoit point eu d’autre Mary que Dieu qui l’eust connuë, & que sans estre touchee elle avoit enfanté le Fils de Dieu : que son Corps estoit resuscité peu apres sa mort, ainsi que celuy de son Fils, & avoit esté eslevee dans le Ciel par les Anges, où il est à present assis aupres du Corps de son Fils. Voilà, me dit-il, de grandes choses, qu’une fille puisse enfanter sans homme. Comment, ce dis-je, ne voy-tu pas que les huitres croissent sur les branches des arbres, sans masle, ny aucune commixtion de semence ? Dieu ayme la pureté : Car il est plus net que lumiere du Soleil. Il est vray, dit-il, mais vous sçavez de grandes choses, vous autres Pays. Vous estes bien plus sages que nous : Car nous ne prenons pas garde aux choses qui sont en nostre terre, lesquelles nous voyons tous les jours : Et vous autres en peu de temps les cognoissez.
Ce n’est pas assez, luy dis-je, viens-çà avec moy, & sois attentif à ce que je te feray dire par mon Truchement, à la charge que quand tu l’auras sceu presentement devant moy, tu en discoureras à tes gens que tu as faict retirer à la porte : Car Dieu veut que tous soyent sauvez aussi bien les petits que les grands. Ayant dict cela, je luy fis voir toutes les pieces & portraits de la Creation & Redemption, luy montrant avec une verge chasque partie d’iceux : En l’un la creation des Cieux, & des Elemens, en l’autre la creation des Poissons & des Oyseaux, en un autre la creation des Animaux, arbres & herbes : & c’estoit un plaisir de le voir si attentif sur ces figures des Oyseaux, Poissons, & Animaux, afin de recognoistre ceux de sa terre, & quand il en voyoit quelqu’un qui approchoit au plus pres de la figure des leur, il ne manquoit pas de nous dire, voilà un tel Oyseau, un tel Poisson, ou un tel Animal : Et ceux qu’il ne cognoissoit point, il me demandoit, s’ils estoient en nostre pays, & comment nous les appellions : specialement il arrestoit sa consideration à la figure de Dieu qui estoit au milieu de tout cela les bras estendus, sortant de sa bouche un brandon de vent, & me demandoit ce que cela signifioit ? Je luy fis responce que c’estoit pour representer, comme toutes choses avoient esté faictes par la seule parole de Dieu, & que sa puissance & l’estendue de sa domination touchoit les deux extremitez du Ciel. Ce qu’il admira d’avantage, fut la creation de la femme d’une des costes de l’homme pendant qu’il dormoit, & voulut estre informé de cela : Ce que je fis. C’est, dis-je, que Dieu veut que tu n’ayes qu’une femme & non plus trente comme tu as. Car si Dieu eust voulu que l’homme en eust eu davantage qu’une, il les luy eust creées en ce commencement, & n’en ayant creé qu’une encore de son costé, il pretend que l’homme se passe d’une seule femme laquelle il faut qu’il ayme & retienne, & non pas la changer à la premiere fantasie, ainsi que vous faictes vous autres qui suivez Giropary, lequel vous a persuadé d’avoir plusieurs femmes, afin de vous revolter les uns contre les autres, & vous entremanger à cause des femmes, lesquelles vous allez ravir jusques dans les Loges de leurs propres marys.
Sur les Escaliers de l’Autel, les douzes Apostres estoient rangez & le Pere sainct François, fort bien faicts & enluminez ? Il me demandoit qui estoient ces Karaïbes. Je luy fis responce que ces douzes, estoient les douzes Maratas du Fils du Toupan[162], lesquels apres son Ascension au Ciel diviserent le monde universel en douzes parts : chacun prenant la sienne, où ils allerent faire la guerre à Giropari & laver tous les hommes qui voudroient croire en Dieu, & avoient laissé apres eux des successeurs de l’un à l’autre jusques à nous : Et choisissant Sainct Barthelemy, je le luy montray disant : Tien, voilà ce grand Marata qui est venu en ton pays, duquel vous racontez tant de merveilles que vos peres vous ont laissé par tradition. C’est luy qui fit inciser la Roche, l’Autel, les Images, & Escritures qui y sont encore à present, que vous avez veu vous autres[163]. C’est luy qui vous a laissé le Manioch, & apris à faire du pain, vos peres auparavant sa venue, ne mangeans que des racines ameres dans les bois. Et pour n’avoir voulu luy obeïr il les quitta, leur predisant de grands malheurs, & qu’ils demeureroient un longtemps sans voir de Maratas. Cela s’est passé ainsi qu’il l’a dit, & n’avez eu depuis jusques à nous aucun, qui vous delivrast des mains du Diable, & vous fist enfans de Dieu. Prenez garde de n’en faire autant que vos peres. Lors que je luy faisois tenir ce discours par mon Truchement il contemploit l’Image de Sainct-François, & me dict, Qui est celui la qui est habillé comme toy ? C’est luy, dis-je, nostre pere à tous nous autres Païs, lequel s’est vestu en ceste sorte. Vit-il encore ? respondit-il, est-il en France ? T’a-il envoyé & les autres Pays qui sont venus ? Non, dis-je, il ne vit plus. Il est mort, car nous mourons tous. Il a laissé des successeurs qui nous ont envoyé. Il n’est plus en France. Il est là haut au Ciel avec Dieu, où nous esperons aller apres luy. N’avoit-il point de femme, dit-il, non plus que vous ? Non, luy dis-je, car generalement tous les Pays n’ont point de femme : d’autant qu’ils imitent le Fils de Dieu leur Roy, lequel vivant en ce monde n’avoit point de femme. Cela estant dict, il regardoit le Ciel & les pentes qui couvroient nostre Autel, lesquels estoient d’un beau damas à grand fueillage chamarrez & estofez de passement & franges de fin argent avec le devant d’Autel de pareille façon, & disant que tout cela estoit beau, & que nous servions le Toupan avec grande reverence, il me pria de le Baptiser, avant qu’il s’en retournast, & que je luy donnasse des Images pour porter avec luy en son pays. Il faut, luy dis-je, au prealable que tu sçaches parfaictement la doctrine de Dieu. Ne m’as-tu pas dict, respondit-il, tout ce qu’il faut sçavoir pour estre lavé ? Non dis-je, ce n’est qu’un devis que j’ay faict avec toy. Il y a bien d’autres choses à apprendre : Qui me les apprendra ? dit-il : Je luy fis responce : si tu veux sejourner, je te l’apprendray, ou te le feray apprendre. Mais je ne te puis baptiser sitost, encore que tu sceusses la doctrine du Toupan. Je veux voir ta perseverance & attendre nos Peres qui viendront bien tost, ainsi qu’ils m’ont promis. Ils te baptiseront & iront avec toy faire la maison de Dieu en ton vilage, & ne t’abandonneront plus. Entre-cy & leur venuë ne cesse de haranguer en tes Carbets à tes semblables ce que je t’ay appris. Ne fais plus tes sorceleries, & par ce moyen nous t’aymerons & les François, & si tu seras tousjours le bien venu. Je le feray, dit-il, & n’y manqueray point. J’eusse bien voulu pourtant que tu m’eusses lavé. Je ne faudray de te venir souvent visiter, afin que j’apprenne tousjours quelque chose de nouveau.
Lors il appella ses gens lesquels estoient demeurez tout ce temps contre la porte au bas de l’Eglise ; Quelle obeissance & respect parmy les Sauvages ! & les fit approcher de l’Autel, ausquels il descourut par le menu de tout ce que je luy avois enseigné : il leur montroit semblablement les Images & ce qu’elles signifioient. Ces pauvres gens estoient comme hors d’eux-mesmes, jetans à chasque fois des soupirs d’admiration à leur mode, & apres tout cela il prit congé de moy & s’en alla au Fort de Sainct Louys, où il se r’embarqua pour s’en retourner en son pays : jusques à une autrefois qu’il me vint visiter de rechef pour le mesme subject, racontant comme il s’estoit aquitté de ce que je luy avois recommandé à son partement, à sçavoir, de haranguer aux Carbets ce que je luy avois appris : & adjouta que tous ceux de sa Province se feroient Chrestiens quand il seroit Baptisé : Partant il me prioit de ce faire. Mais l’encourageant de faire de mieux en mieux, je luy donnay bonne esperance qu’il seroit Baptisé dans peu de temps, à sçavoir à la venue des Peres de France. Nous eusmes ensemble plusieurs autres discours en ceste seconde visite de la mesme matiere que dessus, il recevoit ces cognoissances tres-avidement, montrant par ses gestes un indicible contentement : Et en effect ceste seconde fois qu’il nous vint voir, il fut fort modeste, accompagné de peu de gens, sans avoir tant de plumacerie, & ne me parloit plus arrogamment comme il faisoit au commencement.