Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
De la chasse des Rats, Fourmis & Lezards.
Chap. XLIII.
Ils ont une autre chasse de vermine, non moins plaisante & agreable que les precedentes : Car ils font la chasse aux Rats domestiques & sauvages. Ils ne mangent point les domestiques, au moins que je sçache, mais ils leur font la chasse cruellement : Car si un Rat est veu en quelque Loge, tous les habitans d’icelle s’amassent : les uns avec Arcs & Fleches, les autres avec leviers : Les Chiens y sont aussi appellez, tellement que le pauvre Rat a bien des affaires, & luy est impossible d’eschapper, ou la gueule des Chiens, ou le coup des leviers, ou bien le dard de la Fleche. Si tost qu’il est mort, on le pend par la queuë au bout d’une perche, & est mis au milieu du village pour servir d’exercice aux petits enfans qui le flechent. Les villages qui sont plus proches des Havres où abordent les Navires en ont davantage, par ce que ceux des Navires, si tost qu’ils sentent la terre, se mettent à nage, & viennent aux premieres Loges qu’ils rencontrent, renonçans à leur pays natal, qui est la mer, pour demeurer en un pays plus ferme & asseuré, qui est la terre.
Ils mangent les Rats sauvages, qui se trouvent dans les bois, voire ce leur est une viande delicieuse : Ils leur font la chasse en ceste sorte. Ils creusent une fosse au milieu d’un canton de bois, où il y a des entrees deçà delà, comme sont les Clapiers, ou Terriers des Lapins : puis ils s’amassent grand nombre de jeunes hommes, tenans des batons en leurs mains, & vont faire une huee aux environs de ceste fosse en rond : tout ainsi qu’on faict en ces cartiers quand on veut prendre les Loups ; & frappans deçà delà les buissons, en font sortir les Rats, lesquels fuyans devant eux, & trouvans ces Terriers tous faicts & propres pour se cacher ils entrent dedans, alors les Sauvages s’approchent, & chacun garde son trou, les autres entrent dans la grande fosse, & à coups de bastons ils assomment ces Rats, qu’ils partissent apres egalement ensemble, & s’en reviennent en leur village, chacun apportant sa proye qu’ils mettent sur le Boucan, ou sur les charbons, les ayant fendus par le devant, sans en oster la peau, laquelle ils font gresiller quand le dedans est assez cuit, & afin que la graisse ne se perde point, ils les enfarinent : & ces morceaux sont de requeste, & plus prisez que les Sangliers, les Cerfs, les Agoutis ou Pagues, la proportion d’un chacun estant gardee, & quelquesfois ils en apportent une si grande quantité que c’est merveille.
La chasse aux Fourmis se faict vers le temps des pluyes, par ce qu’en ceste saison toutes les especes de Fourmis remuent mesnage. Celles qui peuvent voler prennent la Region de l’air, & quittent leurs Loges, faictes & creusees en terre : Les autres (si elles s’apperçoivent, par un instinct naturel, que les eaux pourront entrer en leurs cavernes, & endommager leurs magazins) plient bagage, & ce avec un ordre qui merite d’estre escrit, en ayant veu l’experience, laquelle je reciteray, afin qu’elle serve de modelle à tous les autres.
En nostre Loge de S. François, au commencement des pluyes, une milliace de millions de fourmis sortit d’une caverne, non bien esloignee de là, laquelle s’en vint prendre possession d’un coin de ma chambre, sous lequel ils avoient creusé des chambres, antichambres & magazins : En un beau matin toute la compagnie deslogea, & apporterent, comme je croy, plus d’un boisseau d’œufs posez en diverses stations, c’est à dire, à deux pas l’un de l’autre ; chaque monceau avoit ses fourmis ordonnees, lesquelles venoient descharger leur faiz au prochain amas, & ne passoient outre, & ainsi s’en retournoient à leur monceau continuans leur office. Je fus bien estonné de voir cette multitude innumerable, & cette quantité d’œufs qui rendoient une fort mauvaise odeur : je fis faire un bon feu, & en aporté le brasier sur tous ces œufs, & au chemin que tenoient ces bestioles. Alors elles furent bien estonnees, & joüerent à sauve qui peut, chacune prenant un de ces œufs pour le garantir du feu, comme fit Ænee son Pere Anchise en la conflagration de Troye. Neantmoins je ne peu si bien faire, qu’elles ne se logeassent au lieu où elles avoient destiné, à la charge toutefois qu’elles n’incommoderoient point leur hoste : ce qu’elles firent : car r’assemblans leurs gens l’espace de deux ou trois jours, hors mis celles qui perirent par le feu, elles conclurent qu’il falloit aller à la picoree dehors, & se contenterent du logis, puisque je le leur permettois, à mon regret pourtant. Vous eussiez eu du contentement de voir ces bestelettes aller depuis le matin, Soleil levant, jusques au soir Soleil couchant, amasser leurs provisions, c’estoient des fueilles de certain arbre, sur les branches duquel, (comme j’allay voir moy mesme) estoit une quantité de ces fourmis, laquelle avoit seulement charge de coupper les fueilles, & les laisser tomber en bas : le reste de la compagnie prenoit chacune la sienne, & la portoit au magazin. Et notez qu’elles avoient faict deux chemins aussi bien tracez, selon leur petitesse, qu’il est possible de voir : Celles qui estoient chargees, retournoient par l’un & les dechargees, alloient par l’autre, sans se mesler les unes parmi les autres, & m’asseure qu’il y avoit plus de quatre cens pas où ils alloient querir leur charge ; & le mesme observent toutes les autres especes de fourmis. Je n’oublieray aussi, comme chose remarquable, les voutes qu’elles font d’une industrie admirable, quand elles veulent cheminer à couvert.
Nos Sauvages ne font pas la chasse à toute sorte de fourmis, ains seulement à celles qui sont grosses comme le pouce, apres lesquelles tout un village sort, hommes, femmes, garsons & filles : & la premiere fois que je leur vy faire ceste chasse, je ne sçavois que c’estoit, ny où ils alloient si vistes, tous abandonnans leurs Loges pour courir apres ces fourmis volantes, lesquelles ils prenoient avec leurs mains & les mettoient soigneusement dans une courge, leur rompans les aisles pour les fricasser, & les manger. Ils les prennent encore d’une autre façon, & sont les filles & les femmes, lesquelles s’asseans à la bouche de leur caverne, invitent ces grosses fourmis à sortir[125] par une petite chanson, laquelle je fis interpreter au Truchement, & estoit telle : Venez mon amy, venez voir la belle, elle vous donnera des noisettes : & tousjours repliquoient cela, à mesure que les fourmis sortoient, lesquelles elles pernoient leur rompant les aisles & les pieds : Et quand elles estoient deux femmes en un trou, elles recitoient l’une apres l’autre la chanson, & les fourmis qui sortoient de là, pendant la chanson, estoient à celle qui chantoit : Vous seriez estonné des gros monceaux de terre qu’elles tirent de leur caverne. Elles bouchent au temps des pluyes les trous du costé que viennent les pluyes, & laissent seulement les trous ouverts du costé, duquel les pluyes viennent rarement. Les fourmis de Maragnan ont deux ennemis mortels, specialement les gros fourmis, sçavoir est une sorte de Chiens sauvages de poil de loup puans au possible[124], qui ont la teste & la langue fort aiguë, & vont aux fourmillieres se repaistre : Et une autre espece de grosses Fourmis, qui naissent communément avec les autres, ainsi que le Bourdon avec les Abeilles, & tandis qu’elles sont petites & foibles elles travaillent avec les autres sans faire bruict ou frapper : mais quand elles sont devenuës grandes & fortes, elles quittent la communauté, & font bande à part seule à seule, & ne vont plus en compagnie, mais chacune se tient en embuscade le long des chemins où elles se jettent sur leurs sœurs & parentes comme fit jadis Abimelech, bastard de Gedeon sur les soixante dix enfans legitimes de son Pere ses propres freres, lesquels il mist tous à mort sur une pierre en Ephra. Le Lecteur pourra se servir de cecy pour l’appliquer à quoy il voudra selon son esprit & consideration. Voilà comment nos Sauvages s’excercent apres ces bestioles plus utilement que ne font pas les enfans de deçà apres les Papillons : tellement qu’ils font profit de tout, & ne laissent rien perdre, prenans tout ensemble leur plaisir avec utilité : voyons le reste.
La chasse des Lezards que les Tapinambos appellent Taroüire (& sont les grands Lezards) & Tojou (sont les petits) se faict diversement[126], selon la diversité des Lezards terrestres & marins : Les marins habitent ordinairement dans les plaines couvertes d’Aparituriers, où deux fois en 24. heures la mer se degorge : là ils vivent de Crabes, Moules, Chevrettes, que le commun appelle en France Crevettes, & du poisson qu’ils y peschent, tandis que la mer est en ce lieu. Ils font leurs œufs dans le creux des arbres. Les Sauvages les vont vener & flecher quand la mer est retiree, entrans dans la vase quelquesfois jusques aux esselles. Il y a autant à manger en ces Lezards qu’en un Lapin, voire qu’en un grand Lievre, selon la grosseur de l’animal. Ils les font boüillir en faisans du Migan, ou rostir sur le Boucan. Les François les mettent à la broche, lardez du lard des Vaches marines, & croyriez de premier abord que ce fussent des Lapins ou Lievres embrochez : La saulce qu’on y fait est semblable à celle des Lievres & Lapins. Plusieurs François sont si friands de ces Lezards, qu’ils tiennent qu’ils valent mieux que les lapins de deçà. J’ay mieux aymé le croire que d’y gouster.
Les Lezards terrestres sont plus la chasse des jeunes garsons que des hommes, encore que j’aye veu des hommes aussi aspres à les vener que les enfans. Mesme j’ay veu quelquesfois plus d’une vingtaine de Sauvages tant hommes que garsons courir apres deux ou trois petits Lezards : lesquels pris sont aussi tost jettez sur le brasier & gresillez, chacun en prend sa part, selon le nombre de la capture, & trouvent cela fort bon. Les jeunes garsons aussi tost qu’ils en aperçoivent courir parmy les Loges, sur la couverture, ou dans les buissons, ils les flechent, mais ils sont bien plus aspres apres les gros domestiques qu’apres les petits car il y a davantage à manger, d’autant qu’il s’en voit d’aussi long que le bras, & quasi de mesme grosseur : Il y en a une espece de tous vers, qui ne sortent point des arbres, ains se tiennent estalez sur les fueilles à l’ardeur du Soleil, & les Sauvages disent qu’ils sont fort venimeux, par ainsi ils les laissent & ces animaux ne se sentans poursuivis ne s’effrayent de vous voir contr’eux. Ils sont presque semblables aux Cameleons, desquels nous parlerons cy apres. Ils ont les yeux estincelans & rouges comme escarlate.
Tous ces Lezards domestiques se joignent par ensemble ainsi qu’une boule en rond, tellement que la queuë du masle est joincte à la teste de la femelle, & la queuë de la femelle est unie avec la teste du masle, & le tout ployé en rond, les deux testes & les deux queuës du masle & de la femelle s’atouchent. J’eu pœur la premiere fois que je rencontray deux gros de ces Lezards ausi accommodez : car je ne sçavois ce que ce pouvoit estre, ny quelle sorte de Serpent, voyant quatre yeux en un endroict, & un seul corps estendu en rond. Les femelles sont bien plus grosses que les masles. Les petits Lezards pondent leurs œufs quasi à la mesure du bout du petit doigt, & ce dans un trou, qu’ils couvrent puis apres de sable, au nombre de cinq ou de sept : la chaleur du Soleil les esclost. Les grands Lezards les font plus gros, selon la proportion de leur corps ; & ordinairement ils font des nids, soit en la couverture des loges, soit en dehors dans les bois, & portent en ce lieu tout ce qu’ils peuvent trouver de mol, comme mousse, plume, coton, drapeau, & choses semblables, se rendent fort familiers à la maison, s’ils ont esprouvé & experimenté que vous ne leur vouliez aucun mal. Ils font autant de bruict qu’un chien quand ils marchent, & portent ce qu’ils trouvent en leur bouche : & c’est un plaisir de leur voir faire ce mesnage. Ils se gardent bien d’aller le droict chemin, quand ils vont faire leur nid, ains ils prennent un grand destour, afin que vous ne puissiez recognoistre l’endroict. Le Soleil esclost leurs œufs, aussi bien que ceux des petits : Et la raison est qu’ils sont par trop froids, & n’ont aucune chaleur suffisante à produire cet effect. Ils sont venez par de grandes & horribles Couleuvres, les unes de couleur d’eau, les autres violettes, & les autres tachetees & semees de diverses couleurs. Elles viennent jusques dans les maisons, specialement sur le toict pour chercher ceste proye. Les Lezards la sentent de bien long & lors vous les voyez courir çà & là, comme si le feu estoit en la maison. Je fis tuer trois de ces Couleuvres un Dimanche au matin que nous allions dire la Messe à la Chappelle de sainct François, dans laquelle nous trouvasmes ces hideuses bestes faisans la chasse apres les gros Lezards, desquels elles en avoient tué un assez bon nombre : mais elles payerent leur temerité avec grande difficulté pourtant : car elles receurent chacune plus de cinquante coups de levier : encore se fussent-elles sauvees, si je ne les eusse faict mettre par tronçons, lesquels vescurent & remuerent plus de vingt-quatre heures apres, cherchans à se rejoindre, quoy qu’ils fussent espars loing l’un de l’autre plus de quatre & cinq pas. Les Sauvages ont en horreur ceste sorte de Serpens, & disent qu’ils sont fort venimeux.
Les Lezards perdent leur queuë de vieillesse, & tombent devenuës toutes noires, & mesme sont tendres comme verre, & se rompent au moindre accident : Je n’ay pas opinion qu’elles reviennent ; encore qu’Aristote aye escrit des Lezards de par deçà, que leurs queuës estans coupees elles reviennent : Je m’appuye sur l’experience d’un gros Lezard domestique qui estoit en nostre loge de sainct François, lequel en l’espace de deux ans, j’ay tousjours veu sans queuë & venoit manger ordinairement devant nous, & avec les poules qui ne s’en estonnoient plus, pour la privauté accoustumee qu’elles avoient avec luy. On dit pourtant, & les François en ont eu l’experience, qu’une espece de ces gros Lezards viennent prendre les petits poulets & les emportent aux bois où ils les mangent.