Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Ordre et Respect que la Nature a mise entre les Sauvages, qui se garde imviolablement par la jeunesse.
Chap. XXI.
Le poinct que j’ay le plus consideré & le plus admiré, pendant les deux ans que j’ay demeuré entre les Sauvages, est l’ordre & respect gardé inviolablement des jeunes, vers leurs majeurs, ou entr’eux, chacun executant ce que son aage requiert de luy, sans s’ingérer de plus haut ou de moindre. Qui est celuy qui ne s’estonnera avec moy, que la pure nature ait plus de force sur ces Barbares à faire garder le respect, que les enfans doivent à leurs majeurs, & à demeurer dans les bornes du devoir que requiert la diversité des aages, que la nature, dis je, ait plus de force à faire observer ces choses, que non pas la Loy, ny la grace de Jesus-Christ sur les Chrestiens, parmy lesquels rarement l’on voit que la jeunesse se tienne dedans ses termes, nonobstant tous les beaux enseignements, Maistres & Pedagogues, ains l’on n’y remarque que de la confusion & grande presomption. A la mienne volonté que ce discours suivant nous y apporte quelque remede.
Les Sauvages ont distingué leurs aages, par certains degrez, chaque degré, portant sur le front de son entree, son nom propre, qui advertit celuy qui desire entrer dans son Palais ses parterres & allees, le but de sa charge, qu’il enveloppe sous soy par enigme, comme faisoient jadis les Hierogliphiques des Egyptiens. Le premier desquels, pour les enfans masles & legitimes, se nomme en leur langue, Peitan, c’est à dire, enfant sortant du ventre de sa mere. En ce premier degré d’aage, plein d’ignorance du costé de l’Enfant, & qui n’a autre portion que les pleurs & la foiblesse, si est-ce qu’estant le fondement de tous les autres degrez, la Nature ; bonne mere à ces Sauvages, a voulu que l’enfançon fust disposé immediatement, à la sortie du ventre de sa mere, à recevoir en luy, les premieres semences du naturel commun de ces Barbares : Car il n’est point caressé, emmailloté, eschauffé, bien nourry, bien gardé, ny mis en la main d’aucune nourrice, ains simplement lavé dans le ruisseau, ou en quelque autre vase plein d’eau : est mis en un petit lit de cotton, ses petits membres ayans toute liberté, sans vesture quelconque, soit sur le corps, soit sur la teste : il se contente pour sa nourriture du laict de sa mere, & des grains de mil rostis sur les charbons, & machez dans la bouche de la mere reduicts en farine, & détrampez de sa salive en forme de boüillie, laquelle sa mere luy donne en sa petite bouche, ainsi qu’ont accoustumé les oyseaux de repaistre leurs petits, c’est-à-dire bouche à bouche. Il est bien vray que quand l’enfant est un peu fort, par une cognoissance & inclination naturelle, vous le voyez rire, s’esjoüir, & tressaillir à la mode des enfans, sur les bras de sa mere, la considerant mascher grossement en sa bouche, sa nourriture, & portant son petit bras à la bouche de sa nourrice, il reçoit dans le creux de sa menote cette pasture naturelle, qu’il porte droict à sa petite bouche & la mange : & quand il se sent rassasié, il jette le surplus en terre, & destournant son visage, frappant de ses mains la bouche de sa mere, il luy fait entendre, qu’il n’en veut plus. A quoy obeist la mere, ne forçant en rien son appetit, & ne luy donnant aucune occasion de pleurer. Si l’enfant a soif il sçait fort bien demander par ses gestes la mammelle de sa mere. Ces petits enfans rendent, en ce jeune aage, le respect & le devoir, que la nature leur demande en ce degré : car ils ne sont point criards, pourveu qu’ils voyent leurs meres, se tiennent en la place, où elles les mettent : Quand elles vont jardiner au bois, elles vous les asseent tous nuds comme ils sont sur le sable & la poudre, où ils se tiennent sans dire mot, quoy que l’ardeur du Soleil leur donne vivement sur la teste, & sur le corps. Qui est celuy de nous autres, qui auroit eu en son petit aage la moindre de ses incommoditez, & seroit à present en vie ? Nos parens sçavent la retribution & le devoir que nous avons commencé à leur rendre, dés ce premier degré, d’où ils pouvoient bien s’asseurer, si le trop grand amour qu’ils nous portoient ne les eust aveuglez, qu’en tous les autres degrez de nostre aage, nous ne serions pas plus recognoissans de nostre devoir envers eux, quelque peine qu’ils puissent prendre.
Le second degré d’aage commence au temps que le petit enfant s’esvertuë d’aller tout seul, encore que confusément on ne laisse d’appeller du mesme mot que je vay dire les enfans, en leur premier degré : Neantmoins j’ay pris garde de prez, qu’autre est la façon de gouverner les enfans qui ne peuvent marcher, & autre la façon de gouverner ceux qui s’efforcent d’aller tous seuls, qui faict que nous devons mettre ce degré à part, & singulariser leur nom, pour l’adapter seulement à leur degré, specifié par la diversité de gouvernement & d’action : Le second degré s’appelle Kounoumy miry, petit garsonnet[91], & dure jusqu’à l’aage de sept ou huict ans. En tout ce temps ils ne s’esloignent de leurs meres, & ne suivent encore leurs Peres, qui plus est, on les laisse à la mammelle, tant que d’eux mesmes, ils s’en retirent, s’accoustumans peu à peu à manger des grosses viandes, comme les grands & adults. On leur fait de petits arcs, & des flesches proportionnees à la force de leurs bras : lors s’amassans les uns avec les autres de mesme aage, ils plantent & attachent quelques courges, devant eux, sur lesquelles ils tirent leurs fleches, & ainsi de bonne heure ils s’adextrent tant les bras que la veuë à tirer justement. On ne voit battre, ny foüetter ces enfans, qui obeissent à leurs parens, & respectent ceux qui sont plus aagez qu’eux. Cet aage d’enfans est infiniment agreable : car vous remarquez en eux la distinction qui peut estre en nous, de la nature & de la grace : pour ce que, rejettant toute comparaison, je les ay trouvez aussi mignons, doux & affables, que les enfans de par de çà, sans oublier pourtant d’excepter & mettre à part, la grace du Sainct Esprit, qui est donnee aux enfans des Chrestiens par le Baptesme. Que s’il arrive que ces enfans en cet aage meurent, les parens en portent un deüil extreme, & en gravent une memoire perpetuelle en leur cœur, pour s’en resouvenir en toutes les ceremonies de larmes & de pleurs, rememorans entre ces souvenances, qu’ils se font les uns aux autres, en pleurant cette perte, & mort de leurs petits garsonnets, les appellant d’un nom particulier Ykounoumirmee-seon, le petit garsonnet mort en son enfance. J’ay veu de ces foles meres demeurer au milieu de leurs jardins, dans les bois toutes seules, voire quelquefois s’arrester & acroupir dans le milieu du chemin, pleurantes amerement, & leur ayant faict demander ce qu’elles avoient de pleurer ainsi toutes seules dans les bois, & au milieu du chemin : Helas ! disoient-elles, nous nous resouvenons de la mort de nos petits enfans, Ché Kounoumirmee-seon, morts en leurs enfances. Puis elles recommençoient de tant plus à pleurer, & se fondoient en larmes : & à la verité cela est connaturel, d’avoir regret de la perte & mort de ces petits enfans, qui tant s’en faut, qu’ils ayent donné de la peine à leurs parens, c’est au contraire, le seul & unique temps du cours de leur vie, auquel ils puissent donner quelque contentement à leurs peres & meres.
Le troisieme degré contient l’aage entre ces deux premiers degrez, d’enfance & de puerilité, & entre les degrez d’adolescence & virilité, qui est proprement depuis 8 jusques à 15 ans, que nous appellons jeunesse, & garsons : les Sauvages les appellent simplement Kounoumy sans aucune autre addition, telle qu’est l’enfance appellee Kounoumy miry & l’adolescence nommee Kounoumy Ouassou. Ces Kounoumys donc, ou garsons, en l’aage de 8 à 15 ans, ne s’arrestent plus au foyer, ny autour de leurs meres, ains suivent leurs Peres, apprennent à travailler, selon qu’ils voyent qu’ils font : ils s’appliquent à rechercher la nourriture pour la famille, vont au bois tirer des oyseaux, vont à la mer, flecher les poissons, qui est chose tres-belle à voir, avec quelle industrie ils dardent quelquefois trois à trois ces poissons, ou bien ils les prennent avec la ligne faite de toucon, ou dans les poussars, qui sont une espece de fouloire & petite seine, se chargent d’huytres & de moules, & apportent le tout en la maison : on ne leur commande de ce faire. Ils y vont de leur propre instinct, recognoissans que c’est le devoir de leur aage, & que tous leurs majeurs ont fait le mesme. Ce travail & exercice plus joyeux que penible, correspondant à l’inclination de leurs ans, les affranchit de beaucoup de vices, ausquels la nature infectee commence à prester l’oreille et le goust : Et c’est, ce me semble, la raison pourquoy, l’on propose à la jeunesse des divers exercices liberaux ou mechaniques, pour la retirer & divertir de l’impulsion corrompuë, que chacun a naturellement attachee dedans soy, laquelle se renforce par l’oysiveté, specialement en ce temps.
Le quatriesme degré est pour ceux, que les Sauvages appellent Kounoumy Ouassou, c’est à dire grands garsons, ou jeunes hommes, comprenant les ans depuis 15. jusques à 25. que nous disons entre nous l’adolescence. Ceux-cy ont une autre sorte de comportement : car ils s’addonnent fort et ferme au travail, ils s’habituent à bien manier les avirons des Canots, et pour ceste cause on les choisit, quand on desire aller en guerre, pour nager les Canots. Ce sont eux qui s’estudient specialement à faire les fleches pour la guerre : ils vont à la chasse, avec les chiens, s’acoustument à bien flecher et harponner les gros poissons, ne portent encore des Karaiobes, c’est-à-dire, des pieces de drap liees devant eux pour cacher leur honte, comme font les hommes mariez, mais avec une fueille de Palme ils accomodent ceste partie. Ils peuvent librement deviser avec les plus aagez, hormis au Carbet, où il faut qu’ils escoutent, sont prompts à faire service à ceux qui les surpassent d’aage. Et à vray dire, c’est en ce temps qu’ils aydent plus à leurs Peres & Meres, de leur travail, chasse et pesche, d’autant qu’ils ne sont point encore mariez, & par consequent non obligez à nourrir une femme : & c’est pourquoy leurs parens s’attristent beaucoup, quand ils meurent en ces annees, leur donnans un nouveau nom en signe de douleur, qui est Ykounoumy-ouassou-remee seon, c’est à dire le grand garson mort, ou le grand garson mort en son adolescence.
Le cinquiesme degré prend depuis 25. jusqu’à 40. ans, & celuy qui est en ces annees proprement s’appelle Aua, vocable qui ne laisse pas d’estre imposé generalement à tous les aages, ainsi comme est le nom d’homme parmy nous : toutefois il doit estre particulier à cet aage, en tant qu’alors l’homme est en sa force appellé par les Latins vir, à virtute, & en François aage viril, pour la virilité, c’est-à-dire la force qui est en l’homme en ce terme : de mesme ceste langue des Sauvages use de ce mot Aua, duquel procede Auaeté, c’est-à-dire fort, robuste, vaillant, furieux, pour signifier le 5. aage de leurs enfans. En ce temps ils sont bons guerriers pour bien frapper, mais non pour conduire. Ils recherchent les femmes en mariage en cette saison, lequel n’est pas beaucoup difficile à faire : car le trousseau de la nouvelle mariee ne consiste qu’en quelques courges que sa mere luy donne pour commencer son mesnage, au lieu qu’en ces pais les meres fournissent les vestements, linges, ornemens & pierreries à leurs filles. Les peres donnent pour doüaire, aux marys qui espousent leurs filles, 30. ou 40. buches coupees de mesure, qu’ils font porter en la chambre du nouveau marié, pour faire le feu des nopces, & ce nouveau marié s’appelle non plus, Aua, mais Mendar-amo. Quoy que ce jeune homme soit marié, & la jeune femme semblablement, cela n’oste ny afranchit de l’obligation naturelle, d’assister leurs parents, ains demeurent tousjours obligez de leur subvenir, & ayder à faire leurs jardinages. C’est une remonstrance que j’entendy faire en ma loge, par la fille de Iapy-Ouassou, baptisée & mariee en l’Eglise, à un autre Sauvage son mary aussi Chrestien, lequel s’en allait à Tapouitapere, assister le R. Pere Arsene, pour baptiser plusieurs Sauvages : Elle luy dit ainsi : Où veux-tu aller ? Tu sçais bien que les jardins de mon Pere sont à faire, & qu’il a faute de vivres : Ne sçais tu pas qu’il m’a donnee à toy, à la charge que tu luy ayderois & subviendrois en sa vieillesse ? Si tu le veux abandonner je m’en vay retourner chez luy. On la reprit sur ces derniers mots, luy faisant recognoistre la foy, qu’elle avoit donnee, de jamais ne l’abandonner, ou se separer de luy, quant au reste on la loüa fort : Et pleust à Dieu que tous les enfans de la Chrestienté se mirassent en ce lieu, apprenans la vraye intelligence de ces paroles formelles du mariage, que l’homme & la femme quitteront leurs parens pour adherer ensemble : car tant s’en faut que Dieu authorise l’ingratitude des enfans mariez, pour ce disent-il, qu’ils ont d’autres enfans, ou sont prests d’en avoir, ausquels il faut qu’ils pourvoient : qu’au contraire, Dieu reprouve comme damnez, ceux qui abandonnent leurs parens, sans lesquels, mettant la volonté de Dieu à part, ils ne seroient au monde, ny eux ny leurs enfans ; mais bien par ces paroles Dieu declare la grande union qui doit estre d’esprit & de corps, entre l’homme & la femme par le mariage.
Le 6. degré enferme en soy, les annees depuis 40. jusqu’à la mort, & ce degré est le plus honorable de tous ; c’est luy qui couronne de respect & de majesté les braves soldats, & prudens Capitaines d’entr’eux : tout ainsi que la saison de l’Aoust donne la cueillette des labeurs, & recompence la patience du laboureur à supporter l’hyver, & le printemps, sans estre aydé de sa terre, sur laquelle il a tant fait de tours & retours avec la charruë, ainsi en est-il parmy les Sauvages, lesquels estans parvenus à la saison d’anciens & vieillards sont honorez de tous ceux qui sont leurs inferieurs en aage. Celuy qui est receu par la course de ses annees en ce terme, est appellé Thouyuaë, c’est a dire ancien & vieillard : Il n’est plus si assidu au travail comme les autres, ains il travaille à son vouloir & à son aise, & plus pour servir d’exemple à la jeunesse & suivre la coustume de leur Nation, que pour autre necessité : il est escouté avec silence dans un Carbet : & parle par mesure & gravement sans precipiter ses paroles, lesquelles il accompagne de geste naïf, & explicant nettement ce qu’il veut dire, & le sentiment avec lequel il prononce ces paroles. On luy respond doucement & respectueusement, & les jeunes le regardent & escoutent attentivement, quand il parle : s’il se trouve à la feste des Kaouïnayes, il est le premier assis & servy le premier ; & d’entre les filles qui versent le vin, & le presentent aux invitez : les plus honorables le servent, telles que sont les filles les plus proches de consanguinité à celuy qui faict le convive. Parmy les danses qui se font là, ces anciens & vieillards entonnent les chansons, & leur donnent la notte, commençans d’une voix fort basse, mais grave, tousjours montant presque à la mesure de nostre musique. Leurs femmes ont soin d’eux, leur lavent les pieds, leur apprestent & apportent à manger, & s’il y a quelque difficulté en la viande, poisson, ou escrevices de mer, pour estre aisement machees leurs femmes les cassent, espluchent & accommodent. Quand quelqu’un d’eux meurt, les vieillards luy rendent honneur, le pleurent comme les femmes, & l’appellent Thouy-uaë-pee-seon. Il est vray que s’il est mort en guerre, ils l’appellent d’un autre mot, qui est marate-Kouapee-seon, c’est-à-dire, le vieillard mort au milieu des armes : ce qui ennoblit autant les enfans d’iceluy & toute sa race, comme entre nous, quelque vieil Colonel, qui toute sa vie n’a faict rien autre chose, que porter les armes pour le service de son Roy & de sa patrie, meurt pour le comble de son honneur les armes au poing, la face tournee vers les ennemis, au milieu d’un furieux combat, chose qui n’est pas oubliee par ses enfans, ains la tiennent pour le plus grand heritage qu’il leur peut laisser & sçavent bien s’en servir, pour representer au Prince le bon service de leur pere, & partant recompence deüe par le Prince aux enfans. Ces Sauvages qui ne font cas d’aucune recompence humaine ains seulement de l’honneur, recueillans & rassemblans toutes les passions de leurs ames à ce seul but, ne peuvent autrement, qu’ils ne facent grande estime des proüesses de leurs parens, & qu’ils ne soient estimez par les autres pour le respect d’iceux. Ceux qui meurent en leur lict, ne laissent pas d’estre honorez, chacun selon son merite, & est appelé d’iceux Theon-souyee seon, c’est à dire, le bon vieillard mort en son propre lict.
Par ce discours vous pouvez voir, comme la nature seule nous apprend de respecter les vieillards & anciens, les ayder & secourir & reprend aigrement la temerité & presomption de la jeunesse de ce temps qui sans prevoir l’advenir n’advisent pas qu’alors qu’ils deviendront vieux, il leur sera rendu justement la mesme mesure qu’ils ont donnee estant jeunes à leurs predecesseurs : car ils apprennent par exemple, leurs enfans à leur rendre ceste ingratitude.