Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Quelle Croyance naturelle ont les Sauvages de Dieu, des Esprits & de l’Ame.
Chap. VIII.
Le Psalmiste Royal David au Psalme 101. qui est une priere qu’il composa pour les pauvres & miserables detenus en anxieté & oppression, particulierement en infidelité, dict, Placuerunt servis tuis lapides ejus, & terræ ejus miserebuntur. Les pierres de Syon ont pleu à tes serviteurs, & pour cette cause ils donneront la misericorde à la terre. Sainct Hierosme tourne ces paroles en cette sorte : Quia placitos fecerunt servi tui lapides ejus, & pulverem ejus miserabilem : Tes serviteurs ont rendu agreables ses pierres à ta Majesté, voire jusqu’à la poudre miserable. Appliquons ces paroles à nostre subject, laissant à part tous les autres Mysteres enveloppez sous icelles & disons, que Placuerunt servis tuis lapides ejus : Nous avons trouvé ces pauvres Sauvages & Barbares en nostre premiere Mission des pierres bien propres pour edifier & bastir la saincte Eglise dans ces pays deserts, & avons donné par nostre ministere à quelque poignee de sable & d’arene la misericorde Divine : J’entends le Baptesme, à quelque nombre de petits enfans, de moribonds, & adults, qui ne sont certainement que trois grains de sable, au parangon de l’estenduë & profondeur des sables de la mer, c’est à dire, en comparaison de la quantité & multitude des Nations immenses en peuple au voisinage de Maragnan.
Disons apres, avecques Sainct Hierosme, quia placitos fecerunt servi tui lapides ejus, & pulverum ejus miserabilem, que nous avons faict voir à toute la Chrestienté & aux Monarques d’icelle, soient spirituels, soient temporels, pour la descharge de nos consciences, qu’il plaist à Dieu de reveiller ces Barbares du profond sommeil d’une mescroyance, ou si voulez, qu’il plaist à Dieu de faire ardre & brusler la petite estincelle de feu de lumiere naturelle, qui s’est tousjours gardee depuis le naufrage universel du Deluge en ces Nations, soubs les cendres de mille superstitions.
Cette estincelle de feu cachee soubs les cendres parmy ces peuples Sauvages, est la croyance naturelle qu’ils ont tousjours euë de Dieu, des Esprits, & de l’Immortalité de l’Ame. Quant à la croyance de Dieu, il est impossible, naturellement parlant, qu’il se trouve une Nation tant lourde, stupide, & brutale soit-elle, qu’elle ne recognoisse universellement une souveraine Majesté : Car comme dict Lactance Firmian, en ses divines Institutions, livre premier, Chapitre second, Nemo est enim tam rudis, tam feris moribus, qui non oculos suos in Cœlis tollens, &c., Il n’y a homme si rude, ny si brutal, qu’élevant les yeux au Ciel, encore qu’il ne puisse comprendre que c’est que Dieu, & que sa providence, nonobstant qu’il ne collige de la grandeur & estenduë des Cieux, du mouvement perpetuel d’iceux, de la disposition, fermeté, utilité & beauté de ces voutes azurees, qu’il y a un souverain Recteur qui conduict le tout en cadence. Et Boece livre 4. de la Consolation des Sages, Prose 6. Omnium generatio rerum &c. Que la generation continuelle des mixtes & la diversité & ordre des formes, qui vestent une mesme matiere premiere, convainc naturellement & necessairement qu’il y a un premier Directeur en l’addresse uniforme de tant de contraires formes, pour perfectionner ce monde universel. Et Seneque en l’Epistre 92 à son amy Lucile : Quis dubitare potest mi Lucilli, quin Deorum immortalium munus sit quòd vivimus ? Qui est celuy, mon amy Lucille, qui met en doute que sa vie ne soit un don & bien fait des Dieux Immortels ? Et Aristote livre II. des Animaux, apres qu’il a raconté pleinement leurs perfections, il conclud : Debemus inspicere formas & delectari in Artifice qui fecit eas. Nous devons contempler les formes des creatures, non pour nous y arrester, ains passer d’elles à celuy qui les a fait, afin de nous y esjoüir. C’est donc chose asseuree que ces Sauvages ont eu de tout temps la cognoissance d’un Dieu, mais non de l’Essence, Unité & Trinité, matiere dependante toute de la foy, quoy que Dieu en ait laissé quelque trace & vestige en la Nature, par lesquelles les hommes en ont peu conjecturer je ne sçay quoy : ainsi qu’Aristote livre 4. du Ciel & du Monde, apres avoir tourné & retourné son esprit parmy les perfections de ce monde, a dit : Nihil est perfectum nisi Trinitas. Il n’y a rien de parfait sinon la Trinité.
Ces Sauvages ont de tout temps appellé Dieu du mot Toupan, nom qu’ils donnent au Tonnerre, ainsi que nous voyons ordinairement parmy les hommes, que quelque beau chef-d’œuvre porte le nom de son Autheur : & cecy singulierement, pour autant que ces Tonnerres & Esclairs roulans & esclairans de toutes parts, sur la teste de ces Sauvages espouvantablement, ils ont apris & recogneu que cela venoit de la puissante main de celuy qui habite sur les Cieux. Je me suis enquis par le Truchement des vieillards de ce pays, s’ils croyoient que ce Toupan, Autheur du Tonnerre estoit homme comme nous. Ils me firent responce que non : parce que si c’estoit un homme comme nous grand Seigneur pourtant, comment pourroit-il courir si viste, aller de l’Orient à l’Occident, quand il tonne, voire qu’en mesme temps il tonne sur nous, & és 4 parties du monde, & puis il est aussi bien sur vous en France, comme il est sur nous icy. De plus s’il estoit homme, il faudroit qu’un autre homme l’eust faict. Car tout homme vient d’un autre homme. En apres Giropari est le valet de Dieu, lequel nous ne voyons point, & tout homme se voit, par ainsi nous ne pensons pas que le Toupan soit un homme. Mais donc, respliquois-je, Que pensez-vous que ce soit ? Nous ne sçavons, disoient-ils, Nous croyons seulement qu’il est partout, & qu’il a fait tout. Nos Barbiers n’ont jamais parlé à luy, ains seulement ils parlent aux compagnons de Giropari. Voilà la croyance de Dieu, que ces Sauvages ont eu tousjours emprainte naturellement en leur esprit, sans le recognoistre par aucune sorte de prieres ou de sacrifices.
Ils ont en apres une croyance naturelle des Esprits tant bons que mauvais. Ils appellent les bons Esprits ou Anges Apoïaueué, & les mauvais Esprits ou Diables Ouaioupia. Je vous reciteray ce que j’ay appris de leurs discours à diverses fois. Ils estiment que les bons Esprits leur font venir la pluye en temps oportun, qu’ils ne font tort à leurs jardins, qu’ils ne les batent & tourmentent point : Ils vont au Ciel rapporter à Dieu ce qui se passe icy bas, qu’ils ne font point de peur, la nuict, ny dans les bois : ils accompagnent & assistent les François. A l’oposite, ils tiennent que les mauvais Esprits ou Diables sont sous la puissance de Giropari, lequel estoit valet de Dieu, & pour ses meschancetez Dieu le chassa & ne voulut plus le voir ny les siens, & qu’il hait les hommes, & ne vaut rien : que c’est luy qui empesche les pluyes de venir en saison, qui les trahit en guerre contre leurs ennemis, qu’il les bat, & leur faict peur : qu’ordinairement il habite dans les villages delaissez, & specialement és lieux où ont esté enterrez les Corps de leurs Parents : Et mesme j’ay ouy dire à quelques Indiens, que pensans aller cueillir des Acaious en certains villages delaissez, Giropary sortit du village avec une voix espouventable, & battit quelques-uns de leur compagnie fort bien.
Ils disent aussi que Giropary, & les siens, ont certains animaux qui ne se voyent jamais, & ne marchent que de nuict, rendans une voix horrible, & qui transist l’interieur (ce que j’ay entendu une infinité de fois) avec lesquels ils ont compagnie, & pourtant les appellent Soo Giropary, l’animal de Giropary, & tiennent que ces animaux servent tantost d’hommes, tantost de femmes aux Diables : ce que nous appellons par deçà Succubes & Incubes, & les Sauvages Kougnan Giropary le femme du Diable, Aua Giropary, l’homme du Diable. Il y a aussi de certains oyseaux Nocturnes, qui n’ont point de chant, mais une plainte moleste & facheuse à ouyr, fuyards & ne sortent des bois, appelez par les Indiens, Ouyra Giropary, les oyseaux du Diable[154], & disent que les Diables couvent avec eux : qu’ils ne font qu’un œuf en une place, puis un autre en un autre : que c’est le Diable qui les couvre : qu’ils ne mangent que de la terre : Sur quoy je ne tairay ma curiosité. Je me resolus d’experimenter la verité de tout cecy : d’autant que fort souvent ces bestes nocturnes venoient autour de nostre loge de sainct François crier hideusement, & ce au temps que les nuicts estoient sombres & noires : je me tins prest, pour courir hastivement avec d’autres François, au lieu où ces bestes estoient, selon que nous pouvions conjecturer à l’ouye : mais jamais nous ne peusmes rien voir, mesme nous les entendions crier aussi tost, à plus d’un grand quart de lieuë de là. Quelques François m’ont dit que c’estoit une espece de Chats huans : mais cela est impossible, veu le son & le bruict, & la grosseur d’iceluy que ceste beste rend. D’autres ont voulu dire que c’estoit le buglement des Vaches braves : mais les Sauvages le nient, & la commune opinion des Sauvages est que c’est une sorte de bestes puantes, plus grandes qu’un Regnard.
J’ay aussi voulu avoir l’experience de ces oyseaux de Giropary, & à cet effect, je m’avancé doucement, où la conjecture de mon ouye me portoit, à la voix melancholique de cet oyseau, & ayant à peu pres remarqué le lieu, je m’en allay le lendemain au soir de bonne heure me cacher dans le bois pres du dit lieu, & ne fus point trompé pour ceste fois : car incontinent que la nuict eut couvert la terre, voicy que ce vilain oyseau s’approche à deux pas de moy, s’acroupissant dans le sable, & commença à entonner son chant hideux, chose que je ne peux supporter, mais sortant d’où j’estois, j’allay voir le lieu où il estoit accroupy, & ne trouvay rien : sa forme & grosseur tiroit sur le Chathuant de deçà, & son plumage gris. Tout ce que dessus n’est point eslogné du sens commun ; car nous lisons és Histoires, & en divers Autheurs, la conjonction qu’ont les Diables avec les animaux hideux & immondes, & c’est luy qui dés le commencement du Monde, se couvrit du corps du Serpent chevelu, pour tromper nos premiers Parents. Et la saincte Escriture luy attribue la forme des plus furieux, monstrueux & horribles animaux d’entre tous ceux qui vivent & rampent sur la face de la terre.
Ils croient l’immortalité de l’Ame, laquelle tandis qu’elle informe le corps, ils appellent An, & aussi tost qu’elle a laissé le corps pour s’en aller en son lieu destiné, ils la nomment Angoüere. Il est bien vray qu’ils ont opinion qu’il n’y a que les femmes vertueuses, qui ayent l’Ame immortelle, à ce que j’ay peu comprendre par divers discours & enquestes que j’en ay faict, estimans que ces femmes vertueuses doivent estre mises au nombre des hommes, desquels tous en general, les Ames sont immortelles apres la mort : Pour les autres femmes ils en doutent. Semblablement ils croyent naturellement que les Ames des meschans vont avec Giropary, & que ce sont elles qui les tourmentent avec le mesme Diable, & demeurent dans les vieux villages, ou leurs corps sont enterrez. Quant aux Ames des bons, ils s’asseurent qu’elles vont en un lieu de repos, où elles dansent à tousjours sans manquer de chose aucune qui leur soit de besoin. Voilà tout ce que j’ay peu apprendre, touchant ces trois points de leur croyance naturelle de Dieu, des Esprits & des Ames, & ce par une soigneuse recherche entre les discours ordinaires, que j’ay eu dans ces deux ans, avec une infinité de Sauvages.