Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
De la Preparation des Tapinambos, pour faire le Voyage des Amazones.
Chap. VII.
Aussitost que ceste armee fut retournee de Miary, l’on parla chaudement de faire dans peu de temps le Voyage des Amazones[65]. Ja auparavant on en parloit, mais assez froidement, tellement que peu de gens le croyoient, comme à la verité il n’y avoit pas grande apparence de quitter l’Isle, estant si peu de gens que nous estions, pour la deffendre contre les Portuguaiz, desquels nous estions menacez dés ce temps là.
A cette nouvelle toute l’Isle & les Provinces circonvoisines se remuerent : Car vous devez sçavoir qu’il n’y a Nation au Monde si encline à la guerre, & à faire nouveaux voyages que ces Sauvages Bresiliens. Les 4. & 500. lieuës ne leur sont rien, pour aller attaquer leurs ennemis, & gaigner des Esclaves. Et combien qu’ils soient naturellement peureux & craintifs, si est-ce que quand ils sont eschauffez au combat, ils demeurent fermes jusques à ce qu’ils n’ayent plus d’armes, & lors ils se servent des dents & des ongles contre leurs ennemis.
La plus part de leur guerre se faict par ruse & finesse, allans sur l’aube du jour inopinément attrapper leurs ennemis dedans leurs loges, & ordinairement ceux qui ont bonnes jambes se sauvent de leurs mains, les vieillards, femmes, & enfans demeurans pour les gages, qui sont amenez esclaves dans les terres des Tapinambos. Ils font encore autrement, c’est que sous pretexte de marchandise, ils vont le long des rivieres où habitent leurs ennemis, ausquels ils font de belles promesses, & monstrent leurs danrees, & Caramemos ou paniers, dans lesquels ils mettent ce qu’ils ont de plus cher, & quand ils voient leur beau, ils se jettent sur ces pauvres Simpliciaux, tuans les uns, & amenans les autres captifs : Et pour cette cause toutes les Nations du Bresil se défient d’eux, & ne veulent paix avec eux, les tenans generalement pour traitres.
Ils sont fort asseurez quand ils sont en la compagnie des François ; & veulent tousjours que les François marchent devant : que s’ils voyent qu’un François tourne en arriere, ils seroient bien marris qu’il eust meilleures jambes à fuyr qu’eux. En cecy l’on peut voir combien vaut l’opinion que l’on a conceuë des personnes, qui est neantmoins la plus grande vanité & folie de cette vie : car souvent il arrivera que les bons & vertueux demeureront en arriere, où les vicieux & corrompus seront cheris & eslevez.
Je fus fort diligent & curieux à remarquer leur façon de faire pour aller à la guerre, ne me contentant point de ce que j’en avois oüi dire. Premierement les femmes & les filles s’appliquent à faire les farines de guerre[66] en abondance sçachans naturellement que le soldat bien nourry en vaut deux, & qu’il n’y a rien plus dangereux en une armee que la famine, laquelle rend les plus courageux, foibles & sans cœur, & qu’au lieu d’aller contre l’ennemy, il faut aller chercher à vivre. Cette farine de guerre est differente de l’ordinaire, par ce qu’elle est mieux cuite, & meslee avec du Cariman, qui fait qu’elle se garde longtemps : Il est bien vray qu’elle n’est si agreable au goust, mais plus saine que la fraische.
Secondement les hommes s’employent à faire des canots, ou à refaire ceux qui estoient ja faicts, propres à telles affaires ; Car il faut qu’ils soient longs & larges pour y contenir plusieurs personnes, & porter aussi leurs armes & leurs provisions, & neantmoins ce n’est qu’un arbre, Lequel apres qu’ils l’ont couppé par le pied, & bien esbranché, n’y laissant que le seul corps de l’arbre bien droit de bout à l’autre, ils fendent & levent l’escorce avec quelque peu de la chair de l’arbre, environ la largeur & profondeur de demy-pied : ils mettent le feu dans cette fente, avec des copeaux bien secs, qui bruslent à loisir le dedans de l’arbre, & à mesure que le feu brusle, ils grattent le bruslé avec une tille d’acier, & poursuivent ceste façon de faire jusqu’à tant que tout l’arbre soit creusé en dedans, ne laissant d’entier que deux doigts d’époisseur, puis avec leviers lui donnent la forme & largeur, & ces canots de guerre sont quelquefois capables de porter deux ou trois cens personnes[67] avec leurs provisions. Ils voguent à la rame par des jeunes hommes forts & robustes, choisis pour cela, tenans chacun son aviron de 3. pieds de long, poussans l’eau en pique & non en travers.
Troisiesmement, ils preparent leurs plumaceries, tant pour la teste, bras, reins, que pour leurs armes : Pour la teste, ils se font une perruque de plumes d’oissillons rouges, jaunes, pers & violets qu’ils attachent à leurs cheveux avec une espece de gomme, & appliquent sur leur front de grandes plumes d’Arras, & de semblables oiseaux rouges, jaunes & pers en forme de mitre, qu’ils lient par derriere la teste. Ils mettent à leurs bras des bracelets de plumes de diverses couleurs, tissus avec fil de coton, comme est aussi semblablement cette mitre susdite. Sur les reins ils ont une rondache faite de plumes de la queuë d’Austruche[68], qu’ils suspendent avec deux cordons de coton teint en rouge, passant du col en croisade sur le dos, tellement que vous diriés à les voir emplumez par la teste, par les bras, & sur les reins que ce soient des Autruches qui n’ont des plumes sinon qu’en ces 3. parties de leurs corps : Et en effect il me souvient voyant cela de cete belle antiquité que remarque Job chap. 39. Penna struthionis similis est pennis Erodii & Accipitris : La plume de l’Autruche est semblable aux plumes du Heron, & de l’Espervier : lequel passage est clairement expliqué par les diverses leçons ou versions, de l’ancienne coustume tant des Grecs que des Romains, qui estoient que les Colonels presentoient aux Capitaines & Soldats des plumes d’Autruche pour mettre sur leurs casques & heaumes afin de les inciter à la victoire.
Et de faict je voulu sçavoir par mon Truchement pourquoy ils portoient ces plumes d’Autruche sur leurs reins : ils me firent responce que leurs peres leur avoient laissé ceste coustume, afin de les enseigner comment ils se devoient comporter en guerre contre leurs ennemis, imitans le naturel de l’Autruche, qui est quand elle se sent la plus forte, qu’elle vient hardiment contre celui qui la poursuit : si elle se sent la plus foible, levant ses aisles pour emboufer le vent, elle s’enfuit, jettant de ses pates le sable & les pierres vers son ennemy : ainsi devons nous faire, disoient-ils. J’ay recogneu ce naturel de l’Autruche par experience en une petite Autruche privee qui estoit au village d’Usaap, laquelle estoit assaillie journellement par tous les petits garçons du lieu : quand elle voyoit qu’il n’y en avoit que deux ou trois apres elle, elle se retournoit, & avec son estomach les jettoit par terre : que si elle voyoit que la compagnie fust trop forte pour elle, elle gaignoit au pied.
Je m’asseure qu’il y aura des esprits qui s’estonneront de ce que je viens de dire, & specialement comme il est possible que ces Sauvages tirent les moyens de se gouverner de la proprieté des Animaux : mais s’ils se ressouviennent que la cognoissance des herbes medecinale a esté enseignee aux hommes par la Cicoigne, la Colombe, le Cerf & le Chevreil : si la façon de faire la guerre, poser les sentinelles a esté prise des Gruës : si le bien de l’Estat Monarchique a pris son commencement des Mouches à miel : Si les Architectes ont appris des Arondelles à faire les voutes : Si Jesus Christ mesme nous renvoye à la consideration des Milans, Vautours, Aigles & Passereaux, leur estonnement cessera & specialement, s’ils veulent croire que ces Sauvages imitent en tout ce qu’ils peuvent la perfection des Oyseaux & Animaux qui sont en leur pays, sur lesquelles perfections ils composent toutes leurs chansons qu’ils recitent en leurs danses : car les Oyseaux de leurs pays estans vestus de trois couleurs, specialement rouge, jaune, & pers, ils ayment les draps & habits de ces mesmes couleurs : pour ce que les Onces & Sangliers sont les plus furieux Animaux de leur terre, ils prennent leurs dens & les enchassent dans leurs levres, jouës & oreilles pour paroistre plus furieux. Les plumes des armes sont mises aux bouts des espees & des arcs : bref tout cela ainsi preparé, ils se mettent à boire de leur vin fait de mouay publiquement pour dire à Dieu à ceux qui restent dans le pays.