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Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

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Suitte des Matieres precedentes.

Chap. XX.

J’accorde que ces peuples sont enclins à beaucoup de vices naturellement : mais il se faut ressouvenir qu’ils sont captifs, par l’infidelité de ces esprits rebelles à la loy Divine, & instigateurs de la transgression d’icelle : que sainct Jean en sa premiere Epistre appelle Iniquité, ou Inegalité, c’est-à-dire, deviation ou detour du droict comme le texte Grec exprime notamment, ἡ ἁμαρτία ἐστὶν ἡ ἀνομία, c’est à dire, Peccatum est exorbitatio a lege : laquelle loy est de deux sortes, Divine & Humaine ; la Divine a esté donnee par escrit à Moyse, & du depuis par Jesus-Christ aux Chrestiens : l’humaine est burinee au fond de la nature : Et ces deux loix sont deux sortes de pechez en leurs transgressions : l’un est appellé peché contre les commandemens de Dieu, & l’autre peché contre la lumiere naturelle ; & de cestuy-cy seront chargez & condamnez les mescroyans, chacun en son particulier, outre le peché commun de l’infidelité.

Entre tous les vices auquels pourroient estre subjets ces Barbares, ceux-cy sont speciaux, sçavoir est, la vengeance qu’ils ne demordent jamais, quelque mine qu’ils facent à leurs ennemis reconciliez & la mettent en pratique à toute occasion : & de faict il n’y a nulle doute, que si les François avoient quité Maragnan, toutes les nations qui se sont là congregees pesle-mesle, pour avoir l’aliance des François, estant auparavant ennemies, se mangeroient les unes les autres, & toutefois c’est chose estrange, qu’à present ils vivent en bonne intelligence soubs les François, s’entredonnans leurs filles en mariage.

Ils sont fort amateurs de vin, & s’enyvrer est un grand honneur entre eux, mesmes les femmes. Ils sont lubriques extremement, & plus les jeunes filles que tout autre, inventeurs de fauses nouvelles, menteurs, legers & inconstans, qui sont vices communs à tous mescroyans, & pour accomplir la mesure ils sont paresseux incroyablement : de sorte qu’ils ayment mieux ne rien faire, & vivre chetivement, que de travailler & vivre grassement : Car s’ils vouloient tant soit peu se forcer, ils pourroient en peu d’heure avoir abondance de chair & de poisson. Cecy se doit specialement entendre des Tapinambos : Car pour les autres Nations, telles que sont les Tabaiares, Long-cheveux, Tremembaiz, Canibaniliers, Pacajares, Camarapins, Pinariens, & semblables, ils se peinent pour mieux vivre, & amasser marchandises, & s’accommoder gentiment tant en leurs loges, qu’en leurs mesnages.

Je vay icy reciter un exemple joyeux de la paresse de nos Tapinambos. Quelques François du Fort, ayans demandé congé d’aller par les villages pour se rafreschir, vindrent en bonne rencontre au village d’Vsaap, & à l’entree de la premiere loge, ils trouverent un grand Boucan chargé de venaison : aupres duquel le maistre d’iceluy estoit couché dans un lit de coton, qui se plaignoit fort, comme s’il eust esté malade : Nos François affamez & bien deliberez de faire feste à cette table preparee, luy demanderent d’une voix douce & amoureuse Dé omano Chetouasap, estes-vous malade mon Compere ? Il respond qu’oüi : les François repliquerent, qu’avez-vous donc ? Qu’est-ce qui vous faict mal ? Ma femme, dict-il ; est dés le matin au jardin, & je n’ay encore mangé. Les François luy dirent : voilà de la farine & de la chair si prez de vous, que ne vous levez-vous pour en prendre ? Il respond, Cheateum, Je suis paresseux, je ne me sçaurois lever. Voulez-vous, dirent les François, que nous vous apportions de la farine & de la viande, & nous mangerons avec vous ? Je le veux bien, respondit-il, aussitost chacun se met en devoir de descharger le Boucan, & le mettre devant luy, & s’asseans en rond, comme c’est la coustume, l’incitoient à manger par le bon appetit qu’ils avoient, & la peine qu’ils eurent d’apporter les viandes de dessus le Boucan, qui n’estoit qu’à trois pieds de là, fut le payement de leur escot.

Nonobstant ces perverses inclinations, ils en ont d’autres tres-bonnes & loüables à la vertu. Ils vivent paisiblement les uns avec les autres, font part de leur pesche, chasse & autres vivres à leurs semblables, & ne mangent rien en secret parmy eux. Un jour au village de Ianouaran il n’y avoit autre chose à manger que de la farine : Il survint un jeune garçon qui apporta une grosse perdrix fraischement tuee, sa mere la plume au feu, la faict boüillir, la met au mortier, puis la reduict en poudre, & faisant apporter des fueilles de Manioch (lesquelles approchent du goust de la chicoree sauvage), les fit boüillir, & les ayant bien hachees, elle mesle la poudre de la perdrix & de la farine avec ces fueilles hachees, duquel meslange elle fit de petites boules, grosses comme une balle, qu’elle envoya à tous les mesnages de sa loge chacun la sienne. J’ay veu moy-mesme une chose plus qu’admirable, encore qu’elle soit triviale & de peu de consequence : C’est que plusieurs Sauvages fort affamez, vindrent de la pesche en ma loge, n’ayans sceu rien prendre sinon qu’une Crabe, c’est un Cancre, qu’ils firent cuire sur les charbons, & m’ayans demandé de la farine pour la manger, ils s’asseerent en terre en rond, chacun prenant son morceau : Ils estoient douze ou treize. Vous pouvez penser combien chacun en pouvoit avoir, parce que la Crabe n’excedoit au plus la grosseur d’un œuf de poule.

La liberalité est tres-grande entr’eux, & l’avarice en est fort esloignee, tellement que si quelqu’un d’entr’eux a desir d’avoir quelque chose qui appartient à son semblable, il luy dit franchement sa volonté : & il faut que la chose soit bien chere à celuy qui la possede, si elle ne luy est donnee incontinent, à la charge toutefois que si le demandeur a quelque autre chose que le donneur affectionne, il la lui donnera toutefois & quantes qu’il la luy demandera.

Ils font paroistre leur liberalité beaucoup plus vers les estrangers, que vers leurs compatriotes, tellement qu’ils s’apauvrissent de leurs hardes, pour en accommoder les estrangers qui les viennent voir, s’estimans bien recompensez d’estre reputez liberaux par ceux qui ne sont de leur pays, croyans que leur renommee volera dans les pays esloignez, & là seront tenus pour grands & riches : de sorte que bien souvent ils vont faire des visites à cent, deux cens, & trois cens lieuës, pour ce sujet d’estre estimez par leurs liberalitez. Jamais ils ne s’entre-dérobent, ains tout est à la veuë d’un chacun, suspendu aux poutres & soliveaux de leurs loges. Il est bien vray que dedans l’Isle à present, dans Tapouïtapere & Comma, ils ont des coffres que les François leurs ont donnez, dans lesquels ils reserrent leur meilleure marchandise, aussi il s’est ensuivy soit de là, soit de l’exemple des François, que plusieurs apprennent le mestier de dérober. Ils appellent dérober, Monda le larron, Mondaron, & est une grande injure entr’eux, tellement qu’ils changent de couleur au visage, de sorte qu’appeller une femme laronnesse, & double putain qu’ils signifient par le mot Menondere, à la difference d’une simple putain appellée Patakuere, c’est le pis qu’on luy sçauroit dire : aussi vous estes payez de mesme monnoye, quand vous les appellez larrons : pour ce qu’ils vous jettent sur la barbe un beau & bon Giriragoy, c’est à dire, tu as menty, sans espargner personne, en quoy on peut recognoistre, combien ce vice leur déplaist, puis qu’ils n’en sçauroient supporter l’injure.

Ils gardent equité ensemble, ne se fraudent, & ne se trompent ; si quelqu’un offence autruy, la peine du Talion s’ensuit ; sont fort compationnans & se respectent l’un l’autre, specialement les vieillards. Ils sont fort patiens en leurs miseres & famine, jusques à manger de la terre[90], à quoy ils habituent leurs enfans, chose que j’ay veuë plusieurs fois, que les petits enfans tenoient en leurs mains une plote de terre, qu’ils ont en leur pays quasi comme terre sigilee, laquelle ils sucçoient & mangeoient, ainsi que les enfans de France, les pommes, les poires, & autres fruicts qu’on leur donne.

Ils ne sont pas fort curieux à apprester leur viande, comme nous : car, ou ils la jettent dans le feu pour la cuire, ou la mettent boüillir dans la marmite sans sel, ou rostir à la fumee sur le Boucan.

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