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Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

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De la Pesche de Piry.

Chap. XLI.

Les Sauvages de Maragnan, Tapoüitapere & Comma ont une pesche asseuree & annuelle, ainsi que nous avons la pesche des Moruës sur le Banc, ou és Terres Neufves tous les ans : Car quelques moys apres les pluyes, lors qu’ils pensent que les eaux sont retirees, ils s’embarquent dans leurs Canots en grande multitude, se fournissans de farine pour quelques moys ou six sepmaines, & ainsi s’en vont rangeant les terres en un lieu esloigné de l’Isle, pres de 40. lieuës ou plus. Là ils se campent, dressans les Aioupaues, puis s’addonnent à la pesche du poisson, à la chasse des Caimans ou Cocodrilles, & à la recherche des Tortuës : Et là il se trouve souvent grande quantité des Sauvages de divers villages de l’Isle, soit des habitans de Tapoüitapere ou Comma. Les Poissons se peschent dans les fosses de sable, où il n’y a pas grande eau : Car mesme si on y va un peu plus tard, que la saison ne le requiert, on trouve ces fosses assechees, & le Poisson mort sur la place. Il est impossible d’exprimer le nombre & la quantité de ces Poissons. C’est assez que je dise & face comprendre en un mot, que tout autant qu’il y va de Sauvages, ils s’en chargent, y en laissant beaucoup plus qu’ils n’en emportent. Ces Poissons sont gros & courts, n’excedans pourtant en grosseur l’espoisseur du bras, & la longueur de demy-pied entre queuë & teste, le museau rabatu, quasi comme une forme de Tanche, & estime que ce sont Poissons de semblable espece aux Poissons de la mer, appellez des Matelots Carreaux : Estans pris dans les petits rets qu’ils portent, nommez d’iceux Poussars, ils vous les embrochent par le milieu douzaine à douzaine, ainsi que l’on faict par deçà les Aloüetes, & mettent le tout sur le Boucan rostir en la fumee, sans rien vuider des entrailles : & ainsi en amassent une grande quantité qu’ils apportent en leurs Loges, desquelles ils vivent un mois, voire pres de deux. Quand ils les veulent manger, ils en tirent la peau, laquelle ils font bien seicher au Soleil, puis la pillent au Mortier, & la reduisent au poudre, dont ils font leurs Migans, c’est-à-dire leurs Potages, tout ainsi que font les Turcs de la poudre des pieces de Bœuf cuittes au four, quand ils sont en guerre.

Un jour je m’en allois par l’Isle, & me trouvant en certain village, ils ne sçavoient que me donner pour disner, sinon qu’ils mirent quelques-uns de ces Poissons boüillir dans un pot, & du clair ils m’en firent du Migan, & me presenterent le reste dans un plat. Je ne fy ny à l’un ny à l’autre beaucoup de tort, à cause du goust de la fumee, neantmoins les François qui estoient avec moy en mangeoient de grand appetit, tenans ces Poissons de fort bon goust : & mesme les Sauvages s’en estonnoient, comme estant chose dont ils font grand estat, & vont loing pour la chercher.

Or comment ces Poissons se trouvent dans ces fosses en si grande abondance, depuis le temps des pluyes, jusqu’alors : si la raison peut servir, que j’ay alleguee cy dessus au Chap. 40. Je m’en raporte : Mais mon opinion est, que la grande quantité des pluyes fait deborder les rivieres & les ruisseaux, voire la mer mesme, en sorte que toutes ces plaines sont noyees plus que la hauteur d’un homme, tellement que les Poissons sortent de leur lieu naturel, allechez par la pasture nouvelle d’un lieu recent, & s’amusans par trop à retourner en leur Patrie, les eaux s’abbaissent, & demeurent enfermez dans les fosses & valees : ainsi que nous voyons par deçà, lors que les estangs & les rivieres se débordent, & que le Poisson s’en fuit qui deçà qui delà dans les vallees.

La Chasse des Caimans ne leur est pas moins plaisante qu’utile : ce sont Cocodrilles mediocres, qui n’excedent 8. ou 10. pieds de long, & ont la peau fort dure & le ventre molet, sans langue, les yeux vivaces, cauteleux & méchans, qui se jettent fort bien sur les hommes, coupent & avalent le premier membre qu’ils atrapent. Ils se retirent dans des creux au rivage des eaux tousjours aux aguests : ils nagent comme poissons, & rampent sur la terre assez bellement pourtant, ouvrent la gueule, & taschent de vous espouvanter s’ils vous rencontrent, font des œufs gros comme les poules, mais revestus d’aiguillons comme chataignes, & sont bons à manger : il est bien vray que je n’en ai point voulu user encore qu’on m’en ait offert, pour l’horreur que j’avois de ces animaux. Ils couvent leurs œufs, & d’iceux procedent des petits Cocodrillons, gros, grands & longs, comme ces petits Lezars gris que nous voyons courir en Esté sur les murailles : Chose estrange qu’un si gros animal vienne de si peu de matiere, & qu’à l’issuë de sa coque il commence à trotter & à ramper en si petite stature. Sa chair sent le musc, & c’est ce qui la rend douçastre & desagreable au goust : Nonobstant les Sauvages ne s’arrestent pas là, ains ils en font grand’chere quand ils en ont : & par ainsi ils les cherchent soigneusement. Et d’autant que ce lieu de Piry est humide & limonneux, il abonde en Caïmans, lesquels les Sauvages poursuivent, adressans justement leurs flesches soubs la gorge, ou dans le petit ventre de ces animaux, puis à grands coups de levier, ils achevent de les assommer, Cela faict ils les eschorchent, puis les mettent par pieces, & les boucannent. S’ils sont petits, ils les font cuire dans leurs escailles, & les estiment bien meilleurs & delicats ainsi cuits : parce, disent-ils, qu’ils rostis en leur graisse, & que rien ne se perd de leur substance. J’ay tousjours aymé mieux le croire que de l’experimenter, non que je n’aye eu souvent l’occasion de ce faire ; pource que les Sauvages m’en presentoient assez au retour de Piry. Mais la seule representation que je me faisois de la figure de ces animaux me faisoit bondir le cœur en la presence des morceaux de leur chair. Les François qui en mangeoient m’ont dit, que cela approchoit à peu pres du goust de porc frais, sinon qu’il est plus douçastre, huileux & musqué. Il y a du danger de se bagner en ces pays-là, si ce n’est en lieu découvert, parce que ces miserables bestes se glissent doucement & se jettent sur vous. L’on me conta qu’un enfant du village de Rasaiup tombé dans le ruisseau où ils prennent de l’eau, fut emporté & mangé par ces Caïmans. Et comme je m’en allois le long des sables de la Mer depuis Troou jusqu’à Rasaiup accompagné de plusieurs Sauvages, ils me menerent boire en une grande fosse, environnee de plusieurs haliers & bocages, & m’advertirent qu’il ne falloit demeurer là long-temps, parce que c’estoit le repaire de plusieurs Cocodrilles qui se presentoient à ceux qui alloient boire en ceste fosse. Baste c’est assez que nos Sauvages leur font la guerre, tant pour l’utilité que pour le plaisir, & en apportent bonne fourniture, quand ils reviennent de Piry.

La cause pourquoy ces animaux n’ont point de langue, c’est ce me semble, qu’ils ont le gosier & le col du tout inflexibles, tellement qu’ils ne sçauroient regarder ny derriere ny à costé d’eux, s’ils ne mouvent le corps entier & ne se destournent : joinct qu’ils ont la machoire d’en bas forte & immobile, qui sont choses du tout necessaires à l’usage de la langue, & ne remuent que la machoire d’en haut : Et pour ceste mesme occasion ils avalent tout d’un coup leur proye, sans la tourner ny retourner dans leur gueule.

Sainct Isidore escrit que les Cocodrilles du Nil, parviennent jusques à la longueur de 20. coudees, & sont de couleur de safran, mais ceux de Maragnan & des environs, n’excedent comme j’ai dit, la longueur de 10. ou 12. pieds. Il y a encore ceste difference que les cocodrilles d’Egypte habitent de nuict dans l’eau, & de jour sur la terre, parce que dit ce sainct Evesque, cet animal recherche la chaleur : Or est-il qu’en Egypte les eaux sont chaudes la nuict, & la terre froide, & de jour la terre est chaude & l’eau froide : Mais au contraire à Maragnan, ils demeurent de nuict sur la terre, & le jour dans l’eau : d’autant que la nuict, les eaux sont froides, & chaudes de jour ; & la terre est temperee. La raison pourquoy cet animal a pœur de ceux qui le pourchassent, & est hardy contre ceux qui le fuient, c’est pour ce qu’aisement il se jette sur les fuiards, & ne se peut deffendre qu’à grande difficulté contre les assaillans : De plus il est doüé d’un naturel timide & palpitant : le propre duquel est de s’asseurer sur les fuiards, & perdre courage devant ceux qui resistent. Et la cause pourquoy il n’a qu’un boyau, c’est pour ce qu’il manque à la premiere digestion, à sçavoir, à decouper les viandes par le menu. Il craint d’avantage les Sauvages que les François : ce que font aussi ceux de l’Egypte, craignans plus les Egyptiens que les Estrangers : Solinus en donne la raison, qui est que cela procede d’une sienne industrie naturelle, à recognoistre & odorer ceux qui luy font la guerre plus ordinairement. Sa fiante est exquise & bien recherchee, pour faire les fards des Dames. Je ne sçay pas si ce que Phisiologue escrit de luy est vray[123], que quand il a mangé quelqu’un, il pleure & regrette son mal-heur.

Outre ces deux exercices que font les Sauvages en ce lieu de Piry, ils pourchassent les Tortues qui sont en quantité indicible, & en apportent en l’Isle de toutes vives, tant que leurs Canots en peuvent porter. Ils ne sont pas chiches de vous en donner à l’heure qu’ils arrivent, & pour peu de marchandises vous en avez beaucoup. Il me souvient que quelques Canots passans aupres de nostre lieu de sainct François, pour un petit couteau qui vaut en France un sol, ils m’en donnerent soixante dix : Et pour la farine que je leur donnay à disner, ils m’en presenterent vingt-cinq, lesquelles je mis toutes en un certain endroit humide & frais, leur faisant jetter journellement de l’eau, & se garderent ainsi sans manger plus de six semaines. Les Sauvages en mangent volontiers & disent que cela les tient en santé & leur faict bon estomach : Ils les font cuire dans leurs coques toutes entieres sans rien oster de dedans : & nous les trouvions meilleures en ceste sorte qu’en toute autre. Si quelqu’un d’eux a mal aux oreilles par la descente d’un Catarre, les femmes prennent du sang de ces reptiles, parmy lequel elles meslent du laict tiré de leurs mamelles, & en frottent le fond de l’oreille. De plus quand ils ont arraché le poil de leurs corps, avec les pincettes de fer que les François leur donnent, ils frottent la place avec

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(Lacune d’une feuille.)

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