Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Des Onces & des Guenons qui sont au Bresil.
Chap. XLVI.
La plus furieuse beste du Bresil est l’Once, laquelle tire en grandeur aux levriers de deçà : Sa face ressemble plus au Chat qu’à tout autre animal : elle a les moustaches furieusement arangées, la veuë vivace & espouventable ; sa peau est comme la peau d’un Loup tachetee de noir ainsi que le Leopard ; ses griffes sont fort longues, ses pates comme les pates d’un chat, la queuë grande & bien plus longue que tout le corps ensemble, allant tousjours diminüant jusques au bout ; elle luy sert de joüet au milieu d’une plaine de sable, courant apres elle en tournoiant, tout ainsi que vous voyez faire aux petits chats quand ils sont au milieu d’une sale tournoians pour atteindre le bout de leur queuë. Elle ayme la solitude, & hait toute sorte de compagnie, va seulette dans les bois, n’est jamais accompagnee de son pareil, sinon au temps qu’il faut s’accoupler, & la femelle se sentant pleine se retire. Elle ne craint ny redoute aucune chose. Elle s’arreste si elle vous voit venir à elle, & se met au bout du chemin par où vous devez passer, tellement qu’il faut ou tourner bride, ou se resoudre de la combattre : car elle ne cede point : Il est plus à propos de se retirer avec sa courte honte, que non pas par orgueil hasarder sa vie à la furie d’une beste. Le R. P. Arsene se trouva bien d’avoir fait ainsi, lequel venant du village de Mayobe en nostre loge de S. François, rencontra en son chemin en plein midy une grande Once, qui se mettant au milieu de la voye l’atendoit à ce pas : Luy retourna au village & evita par ce moyen le danger qui luy estoit eminent. Elles ne cherchent pas les hommes, & c’est chose rare quand on la rencontre : bien vray est qu’il y a du danger quand cet accident arrive. Elles ne se jettent à coup, ny ne courent incontinent apres ceux quelles voient, ains les suivent seulement pas à pas, & leur donnent loysir de se retirer, si ce n’estoit par aventure quelques enfans qu’elles pourroient grifer, mais cela n’echet souvent. Elles craignent fort le feu, & ne s’en approchent, & par ce moyen les Sauvages se mettent en asseurance tant és bois que dans leurs loges lesquelles ne ferment point ny de jour ny de nuict. Elles font la guerre aux Chiens & aux Guenons outrageusement, viennent prendre les Chiens jusques dans les villages & les loges sans faire aucun tort aux Sauvages qui sont couchez dans leurs licts ; & quand ils vont à la chasse menans force Chiens, fort souvent les Onces les tuënt & les mangent, faignans de fuir devant eux : Et comme ces Chiens sont eslognez de leurs maistres, tout d’un coup elles sautent sur eux & les estranglent. Peu eschappent leurs griffes pour en venir dire des nouvelles à leur maistre, lequel n’entendent plus japer ses Chiens, tient pour asseuré que les Onces en ont fait leur diner ; & ne marche pas plus outre, ains s’en revient plus viste à son logis faire pleurer sa femme & ses filles sur la mort de ses Chiens, qu’il n’estoit allé à la chasse en intention d’aporter de quoy rire. Car s’il est dangereux d’aborder un Soldat en furie & victorieux de ses ennemis, il est bien plus perilleux de se presenter à telle heure à la veuë des Onces.
Elles venent & attrapent les Guenons en cette sorte. Apres avoir batu les bois en circuit, où les Monnes se retirent : elles taschent de les aculer en une pointe, où les Guenons sont par monceaux : Lors les Onces grimpent vistement aux arbres & se jettent apres à corps perdu sur les branches & rameaux des arbres, & ainsi les prennent. Elles usent d’une autre finesse : c’est qu’elles les attendent bien cachées sous les fueilles au lieu où elles recognoissent que ces Monnes viennent boire : Davantage elles se mussent dans la vase, où elles ont remarqué que les Guenons viennent pescher des Moules & des Crabes : & tout d’un coup sortans de là elles saisissent celles qu’elles peuvent. Elles font encore plus : quand elles voient ou entendent que les Guenons sont en quelque lieu assemblées elles vont bellement, le ventre contre terre, comme font les chats quand ils veulent prendre une Soury : lors elles s’estendent faignans estre mortes : La premiere Guenon qui passe en ce lieu, s’arreste & appelle les autres qui viennent incontinent & descendent le plus bas qu’elles peuvent, se defians tousjours pourtant, à fin de contempler & considerer asseurement si leur ennemie est morte, grincans les dents & marmotans un ramage de congratulation à sa mort : mais elles sont bien estonnées que la trepassée resuscite à leurs voix, montant plus viste qu’elles au feste des arbres, où elles changent leur vie en mort non simulée, ains en verité.
L’once ne porte jamais qu’un Onceau, & ce une fois seule comme la Lyonne, qui est cause qu’il y en a peu dans le Bresil : par-ce que l’Onceau dechire la matrice de sa mere, & ne laisse neantmoins de nourir ce petit fort curieusement jusques à ce qu’il soit capable de se pourvoir : nonobstant cette rupture maternelle, les femelles ne laissent de convenir à la saison avec les masles, bien que ce soit en vain. Les Onces sont passageres ; & vont de pays en pays, passent les bras de mer, & qui plus est, quand elles manquent de pasture en terre, elles vont pescher specialement des Crabes, & autres Limaces de mer.
On voit semblablement des Onces Marines (ainsi que j’ay dict au Discours de Miary) portans la partie anterieure d’une Once terrestre, & la posterieure d’un Poisson : Elles sont furieuses aussi bien que les terrestres, & s’eslancent de l’eau contre leurs ennemis : les masles & les femelles frayent & jettent leurs petites hors de leur ventre, ainsi que font les Baleines, Marsoüins & autres Poissons de la mer.
Les Guenons sont de diverse espece en Maragnan & en ses environs[132], les unes sont grandes & fortes, barbuës, & qui ont leur sexe bien apparent : Cette espece est dangereuse, & se deffend fort bien contre les Sauvages dans les bois. J’ai entendu d’un Truchement, qu’un jour un Sauvage ayant donné d’une fleche dans l’espaule d’une de ces grosses Monnes, elle retira la fleche de sa main, & la jetta contre le Sauvage, & le blessa griefvement. Cette sorte de beste se jette sur les filles & sur les femmes, & si elles sont les plus fortes, elles leur font violence. Il y en a d’autres barbuës, mais moindres, qui ne laissent pourtant de porter les mamelles au sein, & la distinction du sexe en son lieu propre. Celles-cy sont traittees ordinairement des François avecques les Sauvages, lesquelles les attrappent avec un gros materas qu’ils tirent sur elles, & ainsi les font tomber toutes estourdies, puis apres ils les encheinent & apprivoisent : Les communes sont presque semblables en sexe & d’une maniere qui ne merite pas d’estre escrite. Generalement le naturel des Monnes de ces Pays là est fort agreable. Premierement, elles s’entresuivent queuë à queuë, la premiere donnant la cadence au pas, en sorte que les suivantes mettent les pieds & les mains où la premiere a mis les siens. Elles font quelquefois une si grande procession, que l’on en a veu telle fois deux ou trois cens sauter les unes apres les autres. Je ne veux pas dire davantage, encore que ce seroit la verité, pour n’estonner point le Lecteur. Je sçay que je me suis trouvé plusieurs fois dans les bois, esquels elles avoient coustume d’habiter plus souvent, & vous diray, sans taxer le nombre, que j’en ay veu une tres-grande quantité, faisans en la maniere que je viens de dire : Chose qui est autant agreable, qu’autre que l’on puisse imaginer : Car ces animaux se jetteront à corps perdu d’arbre en arbre, de branche en branche, comme pourroit faire un oyseau bien volant, & vont si viste, que c’est tout ce que vous pouvez faire de jetter la veuë dessus. Si elles vous aperçoivent soubs les arbres, elles font un bruict, en vous agaçant, nompareil, & apres estre demeurees quelque temps à vous chanter des injures en leur langue, elles gaignent pays comme auparavant. Elles ne manquent jamais à une heure presixe[133] sur le soir, ou la nuict, de venir boire : Mais sçavez vous avecques quelle industrie ? le gros de l’armee s’arreste à trois cens pas de la fontaine, & envoye des espies, lesquelles viennent visiter la fontaine, & les advenues d’icelle, regardent soigneusement deçà delà s’il n’y a rien qui bransle, & si quelques ennemis ne sont point aux aguets : si elles apperçoivent quelqu’un, elles crient d’une voix affreuse, & gaignent au pied, au lieu où est l’armee : Puis quelque temps apres elles retournent, & font comme devant : Et au cas que la place soit seure, elles crient & japent pour faire venir la trouppe, laquelle estant arrivee garde cette autre ruse, c’est qu’elles boivent toutes une à une, & à mesure qu’une a beu, elle passe outre & monte aux arbres, & ainsi file à file jusqu’à la derniere, elles boivent & s’eschappent d’un autre costé qu’elles n’estoient venuës afin d’achever leur procession : Car de la fontaine elles vont au Sabbat traicter leurs amours : parmy lesquelles ordinairement il y a de grandes complainctes, crieries, morsures & esgratigneures : car les plus fortes veulent estre servies les premieres, & choisir les Dames. Je ne dy rien que je ne le sçache par experience : Car nous avions ce Réveil-soir tous les jours aux environs de nostre fontaine de Sainct François.
Quant elles vont à la pesche elles s’entresuivent de compagnie, les Meres portans leurs petits sur leurs espaules : La pesche qu’elles font est de Crabes & de Moules : Pour prendre un Crabe elles luy rompent premierement les deux maistres pieds, afin de se garantir de leur morsure : puis apres elles les froissent avecques leurs dents, si elles les trouvent trop durs elles les cassent avec une pierre : autant en font-elles des Moules, si leurs dents n’y peuvent rien.
Les Meres sont soigneuses de paistre leurs petits avant que de prendre leur pasture, elles tirent le Moule d’entre ses coques, & le Crabe de sa coquille bien nettoyé, & les presentent à leurs petits campez sur le dos, lesquels les prennent, & les mangent. N’ayez pas peur que ces Guenons s’esloignent des arbres : car c’est leur refuge aussi tost qu’ils oyent du bruict, ou voyent quelqu’un, & ainsi elles choisissent un lieu pour pescher, dont les arbres soient proches, hauts & toufus. S’ils voyent passer un Canot de Sauvages assez loing d’elles, elles le salüent de quelque risee à leur mode, que si le Canot approche du lieu où elles sont, haut le pied, vous ne les tenez pas, l’armee deloge.