Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Conference avec le grand Barbier de Tapouytapere.
Chap. XVIII.
Le grand Barbier de Tapouitapere est homme fort venerable, d’une belle stature & bien faict, bon guerrier, modeste, grave, & qui parle peu : grand amy des François, possedant sur les habitants de sa Province autant de puissance, que Pacamont dans Comma, Iapy Ouassou en Maragnan, La grand Raye aux Caietez, Thion, & La Farine Detrempee sur les Tabaiares, riche en plusieurs beaux enfans qui sont fideles aux François & Chrestiens, comme nous dirons cy-apres. Il vint au Fort S. Louys accompagné d’un grand nombre des siens, qui estoient environ trois ou quatre cens, pour faire travailler aux fortifications, afin d’y envoyer apres qu’il auroit fait son temps, le reste de ceux de Tapouitapere, les uns apres les autres, presque à chaque fois deux ou trois cens Sauvages. Pendant que son temps dura pour le travail il demeuroit assis aupres de nos Messieurs à regarder travailler ses gens, les exhortant à bien faire. Je le fus voir en ce labeur, & me fit faire ses excuses par le Truchement, de ce qu’il n’estoit venu me voir dés son entree en l’Isle, en cette sorte.
Je ne te suis point allé trouver, d’autant que j’ay plusieurs choses à discourir avec toy, qui requierent du loisir : & m’a esté necessaire d’assister mes gens au travail, afin qu’ils s’employassent courageusement à fortifier cette place. Je ne manqueray point de t’aller voir avec Migan que voicy, lequel te fera entendre ce que luy diray, & me fera sçavoir les merveilles que vous enseignez à nos semblables. Je luy fis dire que je ne trouvois point cela mauvais, ains j’estois bien aise de le voir assidu à la besongne, à ce que ces terraces & ces fossez fussent bien tost parachevez, pour resister à leurs ennemis, & que nous aurions toute commodité de conferer ensemble : que je ne respirois rien plus que cela, que nous l’aymions fort, tant pour sa bonté naturelle, que pour ce qu’il cherissoit les François, & leur avoit tousjours esté fidele. Là dessus nous nous asseames l’un contre l’autre, & devisasmes de plusieurs choses indifferentes, specialement de la ferveur de ses gens, & notamment des petits enfans à charger la terre, chose qui luy donnoit, & à nous aussi, un grand contentement, & me fit dire à ce propos, que ce n’estoit pas sans raison que les petits enfans travailloient fervemment & courageusement, puisque c’estoit pour eux ce que l’on faisoit, & qu’iceux verroient les merveilles que les François feroient un jour en cette terre. Ils seront tous autres que nous, disoit-il, car ils deviendront Karaibes, marcheront vestus, & verront les Eglises de Dieu basties de pierre. Je luy fis faire cette responce, qu’à la verité leurs enfans seroient bien-heureux un jour : mais aussi qu’eux-mesmes pouvoient joüir de la mesme fortune, que nous ne serions pas long temps sans qu’il vint du secours & des navires de France, dans lesquelles viendroient plusieurs Pais & bon nombre de François vaillans en guerre, force ferraille & marchandises qu’on leur donneroit : que lors on bastiroit des maisons à la façon des François ; l’on iroit avec eux à la guerre contre leurs ennemis, on feroit venir les Tapinambos & autres alliez d’iceux, cultiver la terre ferme és environs de l’Isle, qu’ils pourroient voir tout cela, avant que de mourir. Apres ces paroles je pris congé de la compagnie, & m’en revins chez nous. Comme le temps de son travail fut accomply, il me vint visiter, accompagné des principaux de ses gens, & le Truchement Migan avec luy. Estant assis & ayant pris du Petun selon leur coustume, il me fit dire ces paroles.
J’ay autrefois usé de plusieurs barberies qui m’ont rendu grand & authorisé parmy les miens. Il y a longtemps que j’ay recogneu que ce n’estoient que des abus, & que je me moque de tous ceux qui font ce mestier. Je n’ay point ignoré qu’il y avoit un Dieu : mais de le cognoistre je n’ay sceu. Il seroit impossible que le Soleil tournast & revint à sa cadence tous les ans, que les pluyes & les vents fussent, que les Tonnerres esclatassent si fort s’il n’y avoit un Dieu, facteur de tout cela. Nous avons des meschans qui vivent librement sans craindre aucun chastiment, & nous croyons que ceux cy vont à Giropari. Nous en avons d’autres qui sont bons, qui ne veulent point tuer, donnent volontiers ce qu’ils ont à manger, & avons opinion que ceux-cy sont aymez de Dieu, & qu’ils ne vont point avec les Diables. Je fus fort resjoüi quand on me dit, qu’il y avoit des Pais venus, lesquels enseignoient le Toupan, & lavoient les hommes en son nom : & c’est une des principales causes qui m’amene icy pour vous voir, & dire ma conception, laquelle est, que je desire estre instruit & baptisé, pour ce que je sçay bien que vous avez dict que tous ceux qui ne seroient baptisez, seroient damnez, & que tous nos Peres sont perdus. J’ay plusieurs enfans, je veux qu’ils soient Chrestiens comme moy, afin que nous allions tous avec Dieu. Je desire luy bastir une maison en mon village, & faire faire une Loge aupres pour l’un de vous. Je le nourriray & ne manquera d’aucun vivre. Je tiendray la main à ceux de ma Province lesquels ont foy & asseurance en moy, à ce qu’ils soient faits Chrestiens. Le Truchement m’ayant recité tout ce que dessus, adjousta & me dit, Cet homme a de grands sentimens de Dieu, & bien de la cognoissance : car il use des mots les plus emphatiques de sa langue pour mieux exprimer ce qu’il ressent & cognoist, & a grand regret que vous ne le pouvez entendre & comprendre : voyez à luy respondre selon son desir.
Faites luy entendre, dis-je, ces paroles le plus eloquemment que vous pourrez sans vous haster. Les François nous ont faict bon rapport de toy & de tes enfans, tant de vostre fidelité, amitié, que d’une bonté naturelle qui est en vous : & c’est le vray moyen de recevoir bientost la faveur de Dieu, & obtenir sa cognoissance & son Baptesme : Tu le vois ordinairement devant tes yeux, que la bonne terre rapporte aisement abondance de fruicts des semences jettees en elle. L’homme est une terre, & l’Evangile la semence : quand Dieu trouve une terre fertile non preoccupee de ronces & d’espines, il y jette facilement son grain ; partant j’espere beaucoup de toy & de tes enfans : que si nous estions davantage de Pais que nous ne sommes, je t’asseure que tu en aurois pour mener dés à present avec toy : mais ayes patience, nous en aurons bien tost. Ne laisse cependant de bastir la maison de Dieu, & la Loge des Pais, afin qu’aussi tost qu’ils seront arrivez, tu les puisses retirer & accommoder. Tu ne peux demeurer icy longtemps à cause de ta charge : Nous ne pouvons pas aussi aller vers toy pour le peu que nous sommes : conserve en toy ta bonne volonté, & Dieu t’aydera. Je m’apperçois bien que tu as de grands sentimens de Dieu, & que son Esprit t’a touché le cœur, & illustré l’entendement, pour te faire dire ce que tu m’as fait entendre : c’est un grand bien pour toy, ne le mesprise pas.
Il me fit responce à cela. Je ne fus jamais mauvais, & les tueries de nos Esclaves ne m’ont point pleu. Je n’ay point ravy les femmes d’autruy. Je me suis contenté des miennes. Il est bien vray que je me suis faict craindre, menaçant ceux qui me mesprisoient de leur envoyer des maladies, qui tomboient malade de peur. Car je n’ay jamais voulu entretenir les Esprits, comme font les autres Pagis, ains me suis servi seulement de la subtilité de mon esprit, & de la grandeur de mon courage. Mes barberies ne m’ont point tant aydé à acquerir l’authorité que j’ay ; que la valeur laquelle j’ay faict paroistre souvent en guerre. Je suis ancien, je ne veux plus que la paix & douceur. Je luy fis dire que c’estoit le meilleur, & qu’il n’avoit tant irrité le Souverain contre luy, comme avoient faict les autres Barbiers, lesquels communiquoient avec les Diables, qu’il demeurast en ce repos de conscience jusques au jour de son Baptesme. Cela dict, il me demanda à voir la Chappelle, & s’enquesta de poinct en poinct ce que signifioit tout ce qu’il voyoit, tant l’Autel, & ses Paremens, que les Images. Je luy expliquay le tout à son contentement : & ainsi il prit congé de moy pour s’en retourner en son pays, ce qu’il fit. Je luy donnay des Images pour porter avec luy ; qu’il receut fort joyeusement, & luy declaray ce qu’elles signifioient, & qu’il les gardast soigneusement dans ses coffres, que Giropari les apprehendoit, par ce que jadis le Fils de Dieu l’avoit vaincu en mourant sur la Croix. Ainsi il s’en alla d’avec moy.
Peu de temps apres Martin François fut converti à la Foy, & luy permis de bastir une Chappelle en son village, afin d’y celebrer la Messe, & y baptiser quand nous irions à Tapouïtapere. Ce grand Barbier, duquel nous parlons, en avoit quelque jalousie, & me manda qu’il s’estonnoit, comment j’avois permis que Martin fit une Chappelle en son village devant qu’il en eust faict une au sien, & qu’il meritoit bien à cause de sa grandeur, d’edifier le premier une maison à Dieu en sa contree, & avoir des Peres, selon que je luy avois promis. Je fis responce à ceux qui m’apporterent ces nouvelles de sa part, que je n’avois en rien outrepassé mes paroles & promesses, qu’il estoit le premier de Tapoüitapere, à qui j’avois permis de construire une Chappelle, que c’estoit à luy de preceder les autres, & pour les Peres, qu’ils n’estoient encore venus : neantmoins quand nous passerions de Maragnan à Tapoüitapere, nous ne manquerions jamais d’aller chez luy & le visiter : que je n’avois peu refuser à Martin François, fait Chrestien, d’avoir aupres de luy une maison de Dieu pour y faire ses prieres. Il trouva fort bonne cette responce.
Entre ceux que Martin convertit, depuis son Baptesme, furent deux des enfans de ce Mourouuichaue, qui en receut une singuliere consolation, les excitant à bien apprendre leur croyance & doctrine Chrestienne, mais le mal-heur leur estant arrivé de se laisser emporter par le mauvais discours d’un de nos Truchemens à la resolution de quitter le Christianisme, le bon Pere ayant sceu qu’ils avoient à cet effet quitté leurs habits & vestemens, il leur dit : Que pensez vous faire, vous estonnez-vous de si peu ? Pourquoy vous estes vous despoüillez, & avez dit que ne vouliez desormais estre Chrestiens ? Je veux presentement que repreniez vos habits, & alliez trouver Martin François en son village, & receviez sa doctrine, laquelle les Peres luy ont communiquee. Ne vous separez point de luy, & ne me revenez pas voir qu’il ne revienne avec vous. Je luy manderay qu’il me vienne trouver, afin qu’il aille vers les Païs. Ces enfans obeyrent à leur Pere, reprindrent leurs habits, & vindrent trouver Martin François, lequel ayant fait une course vers ce grand Barbier, il vint accompagné de plusieurs Chrestiens au Fort de Sainct Loüis, pour nous manifester, & à nos messieurs, comme toutes les affaires s’estoient passees : & on y pourveut fort sagement, ainsi que l’occasion le requeroit. Par cecy vous voyez le vray amour que les Peres doivent porter à leurs enfans, ayans beaucoup plus de soin de leur salut, que d’autre chose. Cet homme n’estoit encore baptisé quand il rendit ce vray acte de Pere à ses enfans decheus de la grace.
Le Reverend Pere Arsene, accompagné des Chrestiens, l’alla voir en son village, qui fut receu de luy extremement bien, luy faisant voir en son visage toute la bien vueillance qu’un Sauvage peut monstrer, luy presenta force venaison à manger, le priant que s’il venoit demeurer à Tapoüitapere qu’il choisist sa demeure en son village, où il seroit bien accommodé : cela s’entend selon le pais.
Depuis cela il n’envoya son fils aisné, nommé Chenamby, c’est-à-dire, mon oreille, lequel amena quant & luy sa femme, & un sien petit fils qui me dist, Mon pere est soucieux de toy, & craint fort que tu ne manques de farine, c’est le subject qui m’amene : Si tost que le May sera venu, il t’en envoyera quantité. Il a grand desir d’estre adverti incontinent que les Païs seront venus : car aussi tost il quittera son village & passera la mer, pour les venir salüer & demander l’un d’iceux, & l’amener avec luy pour aprendre la science de Dieu & estre lavé par luy. J’ay 2. de mes freres Karaibes, lesquels, comme tu sçais, s’estoient despoüillez, en dépit des discours qu’on leur avoit tenu : ils font bien à present, & sont ordinairement avec leur Pai-miry, c’est-à-dire, le petit Pere, sur-nom qu’ils avoient donné à Martin François, à cause de la diligence qu’il prenoit à convertir les ames, je veux estre Chrestien avec mon Pere, & ma femme que voicy, pareillement ce petit enfant qu’elle porte, lequel ayant attaint l’aage competant, je donneray aux Pays pour estre instruit par eux. Ce Chenamby bredoüilloit un peu le François, & l’entendoit aucunement, & ce par la peine & diligence qu’il y apportoit, conversant avec les François le plus qu’il luy estoit possible : Neantmoins je luy fis faire responce en sa langue par le Truchement : que j’estois bien aise d’entendre que son pere avoit bonne souvenance de nous : mais que mon principal contentement procedoit de la perseverance de la bonne volonté de son pere & de ses freres vers le Christianisme : Specialement je me resjoüissois de le voir disposé luy & sa femme à recevoir la Foy Chrestienne, & de nous offrir cet enfant, afin de luy donner tels enseignemens que nous trouverions à propos, quand il seroit parmy nous. Je l’exhortay par plusieurs paroles à se tenir ferme en tel desir, & sa femme pareillement, laquelle estoit d’assez bonne grace, jeune & modeste en son maintien, & portoit en ses yeux je ne sçay quelle pudeur, n’osant me regarder à pleins yeux : & de plus elle cachoit du pied droict de son enfant son infirmité, ayant ce respect naturel de ne se presenter autrement devant moy, d’où je tiray un tres-bon signe, & m’enquestay plus avant de ses humeurs & complexions : je trouvay qu’elle estoit fort bonne & charitable aux François, humble & obeissante à ses beau-pere & mary : ce ne sont pas de petites vertus naturelles en une Indienne. Son mary me promit, avant que de partir, qu’il n’en espouseroit point d’autre, & que jamais il ne la quitteroit, & je luy dis que s’il faisoit cela les Pays les mariroient en l’Eglise apres avoir esté baptisez.