Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Des Signes manifestes de la ruine du Diable en ces Pays de Maragnan.
Le sauveur du monde en S. Marc, auparavant que de monter à la dextre de son Pere, donna charge à ses Apostres & Disciples d’aller par tout le monde universel, convertir les infideles, les asseurant par certains signes & marques d’une prochaine ruine de l’Empire des Demons, à sçavoir, Signa eos qui crediderint hæc sequentur : In nomine meo dæmonia ejicient, linguis loquentur novis, serpentes tollent, & si mortiferum quid biberint, non eis nocebit. Super ægros manus imponent & benè habebunt : Ces signes suivront ceux qui croiront, ils chasseront les Diables en mon nom, ils parleront nouveaux langages, ils osteront les serpens, & s’ils boivent quelque venin mortifere il ne leur nuira point : ils imposeront leurs mains sur les malades & s’en trouveront bien. Pour entendre clairement ces paroles, il faut noter avec les Peres & Docteurs, qu’elles ont esté pratiquees literalement par les premiers Chrestiens : d’autant qu’il estoit necessaire en ce premier âge de l’Eglise, laquelle devoit combatre l’obstination des Juifs & la folle sagesse des Gentils. Mais depuis que la Foy a esté estenduë par l’Univers, & que l’obstination des Juifs a esté condamnee de tous, & la sagesse humaine tenue pour vanité : il n’a pas esté necessaire d’effectuer literalement ces signes en toute les conversions de mecroians, ains seulement la pratique Allegorique & Mystique a esté suffisante. Et c’est ce que nous voulons montrer en ce chapitre avoir esté faict & se faire tous les jours parmy ces terres de Marignan.
Premierement il est dit, In nomine meo dæmonia ejicient, ils chasseront les demons en mon nom. Dans les deux ans que j’ay esté en Maragnan j’ay veu cecy executé en diverses façons : c’est que les Diables ont faict paroistre realement la pœur & la crainte qu’ils avoient du nom de Dieu, procurans par toutes les voyes du monde, d’empescher nostre Mission, de persuader à leurs Barbiers qui leur estoient plus fidelles de retenir les peuples sur lesquels ils avoient commandement de s’approcher de nous, donner terreur aux Sauvages du signe de la Croix & les inciter à les arracher, exciter les mauvais exemples pour tourner en risee ce que saintement nous enseignons à ces Barbares, intimider par plusieurs fois les habitans de Marignan, Tapouïtapere, Comma, les Caietez, ceux de Para & Miary, à ce qu’ils eussent à fuir dans les bois & pays perdus, de peur qu’ils ne tombassent en la cadene & captivité des François ou Portuguaiz : cependant il est arrivé tout autrement : car au temps que nous estimions que tout estoit perdu, ç’a esté lors que Dieu a faict paroistre la puissance de son nom, retenant non seulement ces Sauvages aupres de nous, les rendant faciles & obeissans à sa parole, mais aussi il a fait que ces Barbares mesprisent leurs sorciers & la puissance des Diables tenans pour certain que le nom de Dieu & l’ablution de Jesus-Christ fait fuir Gyropari. J’en donneray de beaux exemples.
Vous vous souviendrez de ce que j’ay dict cy-dessus tant des Barbiers des plaines de Miary que des habitations de Thiü, comme les Diables leur manifestoient la crainte qu’ils avoient des croix plantees au nom de Jesus-Christ, & de nous ses chetifs serviteurs : Et comme quelqu’un de leurs principaux m’entretenoient sur ce que ces Barbiers n’avoient voulu venir avec eux : je luy en demande la raison : il me dict : Parce que Giropari craint le Toupan.
Acaiouy Principal de Miary, duquel nous parlerons cy-apres plus amplement, lors qu’il me vint trouver pour me demander congé de faire sa loge aupres de moy : ne voulant demeurer avec les autres au fort : il me dict qu’entre les raisons qui l’emovoient à bastir sa loge prez de la nostre, c’estoit que Giropari n’osoit approcher du lieu où nous habitions, puis que nous estions venus exprez afin de le chasser du pays.
Pierre le Chien Sauvage baptisé à Dieppe il y a plusieurs annees nous contoit, aux sieurs de la Ravardiere, de Pisieux, & autres & à moy sur la demande qu’on luy faisoit de ses fortunes en guerre, que Dieu l’avoit tousjours gardé en mille dangers pour ce qu’il estoit Chrestien, & faisoit fuir les Diables dés-lors qu’il entroit en un village, que ses semblables estoient asseurez, quand ils estoient avec luy, & ne craignoient point Giropari.
Autant en croioient les habitans de Tapoïtapere des nouveaux Chrestiens lesquels ils estimoient commander à Giropari & le chasser, & estoient bien aise d’avoir des Chrestiens en leurs vilages pour la mesme raison. Cecy m’a esté rapporté assez souvent tant par Martin François Indien, que par les François. Et à ce sujet nous inculquions dans l’esprit des Catecumenes ce poinct & croyance, que sitost qu’ils seroient lavez, ils auroient puissance sur les Diables, & ne les devoient desormais craindre aucunement.
Somme c’est un bruit general dans tous ces pays que les Diables sont des mauvais Espris lesquels redoutent les Pays & les Karaïbes, c’est-à-dire les Peres & tous ceux qui sont baptisez. Il me souvient que mille fois parlant aux Sauvages de ceste matiere, ils me respondoient, Gyropari yportassouassequegésera, le diable est à present bien pauvre & gueux, il a grand pœur, il n’est plus si hardy qu’il estoit : Giropari ypochu, Toupan Katou, le diable est meschant, il est cruel, il ne vaut rien ? Mais Dieu est tres-bon. Que pourriez-vous desirer d’avantage pour l’accomplissement de ce premier signe, & pour l’asseurance de la totale ruine du diable ? Voilà les diables qui confessent eux-mesmes qu’ils craignent le nom de Jesus-Christ, les armes de sa Passion, & mesme ses serviteurs, dissuadent leurs plus intimes amis de s’approcher de nous, renversent le ciel & la terre pour empescher nos entreprises, suscitent tout ce qu’ils peuvent inventer pour les rompre : En fin ils donnent du nez en terre, sont au bout de leurs finesses : Ceux qui jadis les craignoient, les meprisent à present. Que reste-il sinon de poursuivre les choses encommencees.
Linguis loquentur novis, ils parleront nouveaux languages. Vraiement nos Sauvages de Maragnan parlent un language bien nouveau, puis qu’aucun devant nostre Mission sinon ce Marata Ancien, c’est à dire un des Apostres de Jesus-Christ, duquel nous avons parlé cy devant, ne leur appris à parler comme ils parlent à present à sçavoir, la profession du Christianisme, en recitant le Symbole des Apostres Arobiar Toupan &c. & parler à Dieu par l’Oraison Dominicale, Orerouue &c. dresser leurs vies & leurs actions suivant les commandemens de Dieu, ymoeté yepé Toupan &c. & selon les commandemens de l’Eglise Are maratecouare ehumè &c. laver & fortifier leurs ames par les S. Sacremens. Iemongaraïue &c.
N’est ce pas parler un langage nouveau que discourir ensemble des mysteres de nostre Foy tels que sont l’Unité d’Essence en Dieu & Trinité de Personnes : que le Fils de Dieu ait pris un Corps dans le Ventre Virginal : qu’il soit mort luy qui est Autheur de vie : que les meschans sont aux Enfers : que tous les hommes resusciteront en corps & en ame : & de là chacun ira au lieu de sa sentence, Et cependant voilà les discours ordinaires de nos Barbiers, qui par cy-devant ne parloient que de tuer, manger, rotir, boucaner leurs ennemis, ne traittoient que de leurs lubricitez paillardises & folies. Celuy qui voudra bien peser cecy, s’etonnera d’un tel changement parmy des Barbares qui ne sçavoient chose aucune, que ce que simplement la nature leur avoit enseigné.
Les Juifs croioient que les Apostres fussent sortis d’un cabaret pleins jusques au gosier de vin & de viande, quand ils virent qu’en mesme temps les Gentils de divers pays faisoient signe de bien entendre ce qu’ils preschoient, & que les Apostres semblablement entendissent leurs questions & demandes sur ce qu’ils enseignoient : Je vous dy pareillement que les Sauvages estoient estonnez & perdus quand ils voioient leurs semblables baptisez discourir en leur langue de choses si hautes, si profondes, & si nouvelles, comme celles que nous leurs apprenions par les truchemens, & disoient les uns aux autres : D’où vient que ceux cy parlent si bien du Toupan & que les Pays leur ayent peu apprendre de si belles choses, qu’ils nous recitent, & mesme nos enfans qui sont plus sages que nous, & que tous nos Peres & Ancestres qui nous ont devancé : desquels pas un, quoy qu’ils ayent vescu longtemps, ne nous a rien dict de semblable comme font les Pays : Il faut de necessité qu’ils ayent parlé à Dieu.
Troisiesmement serpentes tollent : Ils osteront les serpens. Qui sont ces serpens du Bresil, lesquels envenimoient de leur langue & de leur queuë ces peuples ? Ne sont-ce pas premierement tous les grands & petits Sorciers qui abusoient de leurs Nations ? La Foy de Jesus-Christ, estant comme la Cigongne, laquelle purge les Pays où elle faict sa demeure des serpens venimeux. Sainct Paul jetta en l’Isle de Malte la vipere qui le tenoit au doigt, dans le feu. Le doigt donné de Jesus-Christ aux Apostres, est la puissance du Sainct Esprit, qui va à l’ordinaire des Agents naturels doucement, sans contraincte, disposer le subject à recevoir une nouvelle forme, par le bannissement & ruyne d’une autre forme contraire : Ainsi ces viperes jettees au feu, sont les Ministres de Sathan, que le Sainct Esprit chasse, pour rendre la Nation abusee susceptible de l’Evangile, & de la cognoissance de Dieu. Que si je dis qu’il semble que le Sainct Esprit aye envers ces Sorciers de Maragnan faict un plus grand miracle, qu’il n’a faict vers les Sacrificateurs du Paganisme : Je croy que mon opinion sera bien receuë, par ce que ostez deux ou trois de ces Sorciers, les autres, voire les plus grands ne desirent rien plus que d’estre baptisez : au contraire rarement ces Sacrificateurs du Diable en la Gentilité, espousoient le Christianisme : Par ainsi nous pourrions dire que les Serpens venimeux, rampans leurs poitrines sur la terre sont devenus oyseaux volans dans l’Element de l’air suivans la Prophetie d’Isaye : De radice colubri egredietur Regulus, & semen ejus absorbens volucrem : De la racine de la Couleuvre sortira le Basilic, & la semence du Basilic engloutira l’oyseau ; Ce que Vatable interprete en cette sorte[160] : De radice serpentis egredietur Regulus, & fructus ejus Cerastes volans : De la racine du serpent sortira le Basilic, & le fruict d’iceluy sera un Ceraste volant.
Pour entendre ce passage il faut se souvenir de ce qu’escrivent les Naturalistes, à sçavoir que les grosses Couleuvres engendrent le Basilic : lors qu’elles ont mangé un Crapaux : Mais le Basilic cherche les Poules blanches, avec lesquelles il a conjonction & de sa semence pondent des œufs, lesquels elles cachent dans un trou au sable à l’ardeur du Soleil, & de ces œufs s’esclosent des serpens volans. Ils ne disent rien en cet endroict, que je n’aye experimenté en Maragnan selon le commun advis & opinion des Sauvages. Car il m’arriva par deux fois qu’une Poule blanche que j’avois, fit deux petits œufs, ronds comme une Prune de Damas & picotez : puis changea son chant, & eussiez dit, qu’elle estoit fole : Nos Sauvages me dirent alors, qu’infalliblement le Basilic l’avoit couplee dans le bois, & qu’il la falloit tuer & jetter, & brusler les œufs, par ce que quiconque mangeroit des œufs qu’elle pondroit, en mourroit asseurément : & si on laissoit les œufs sans les brusler, il en sortiroit des serpens volans, qu’elle n’estoit la premiere, ains souvent cela arrive, & aussi tost les Poules changent leur chant, & n’arrestent en place. Accommodons cecy à nostre propos, & disons que la Couleuvre ancienne est le Prince des Demons Sathan, les Basilics sont les Diables ordonnez sur les Provinces par Lucifer, afin de seduire le monde, les serpens d’iceux sont leurs Ministres, tels que sont les Pagys ou Barbiers du Bresil, lesquels veulent acquerir des aisles pour changer d’Element, de la terre en l’air, quitter leurs vieilles & abominables coustumes de ramper la poictrine en bas en leurs abominations & service diabolique, & s’approcher du Ciel, comme le reste des Indiens par l’ablution ou lavement de leurs anciens pechez au Sacrement de Baptesme.
Ces Serpens aussi bannis du Bresil, sont ces mal-heureuses coustumes & pechez abominables qu’ils commettoient, tel qu’estoient les vilenies, rages & vengeances, ainsi que nous avons discouru en autre lieu assez amplement.
Quatriesmement, Et si mortiferum quid biberint non eis nocebit : Et s’ils boivent quelque poison mortifere il ne leur nuira point. Le vray poison que les ames avalent, est la fausse doctrine que le Diable faict suggerer aux oreilles des nouveaux Chrestiens. Vous le trouvez en plusieurs exemples du siecle mesme des Apostres : Comme certains seducteurs s’en alloient débaucher les simples, lesquels avalans la potion d’Aconite se sentoient aussi tost bourrelez dedans l’ame & esbranlez en la foy, mais le Sainct Esprit, duquel il est dit en la Genese, Spiritus Domini, ferebatur super aquas, l’Esprit du Seigneur estoit porté sur les eaux du Chaos, c’est-à-dire, non encore perfectionnees ny esclairees, ou comme veulent dire les autres, Incubabat aquis, il couvoit les eaux du Chaos pour en tirer les belles Colombes, ainsi que feignoient les Poëtes, des œufs de Thetis, couvés par le Pigeon blanc, ou le Cigne, desquels sortirent Castor & Pollux, ou bien, fovebat aquas il eschauffoit ces eaux encore froides : Le Sainct Esprit, dis-je, excuse plus aisément la fragilité & foiblesse de ces nouveaux Chrestiens, que non pas celle des anciens en la foy. Par ainsi il va voletant sur ces eaux destournees du vray chemin par les mauvais discours de ceux qui ont l’ame mal faicte, va couvant les œufs delaissez du Pere & de la Mere les ames fraichement lavees, mais esloignees de la presence de ceux qui les ont nettoyees : eschauffe ces eaux gelees par le souffle du pernicieux Aquilon, & ne veut que le poison beu leur donne la mort, ains les ramenant au giron de leur Mere, & entre les bras de ceux qui les avoient apres Dieu engendrez spirituellement à Jesus-Christ pour leur faire vomir ce venin de leur cœur, & reprendre la salutaire nourriture, par laquelle elles se fortifieroient pour resister desormais à tous esbranslemens.
Cela se passa au Bresil, aussi bien qu’il se fit du temps des Apostres, que quelque nombre de nouveaux Chrestiens de Tapouïtapere estonnez des mauvais discours d’un certain personnage, se despoüillerent & renoncerent à demy au Christianisme : mais nous y pourveusmes soigneusement : Aussi firent nos Messieurs qui se rendirent tres-diligens à remedier à ce mal, y apportans tout ce qu’ils jugerent estre necessaire, & par ainsi ces nouvelles plantes fletries d’une Bise gelante, retournerent à leur premiere verdeur & vigueur, & nous revenans voir au Fort S. Loüis, nous les encourageasmes à demeurer à jamais stables & fermes en la profession du Christianisme, & leur enchergeasmes de ne s’esloigner point de Martin François qui nous servoit en ces cartiers quasi comme de suffragant : Le Diable par ce moyen se sentoit de toutes parts acculé, & ses affaires alloient de jour en jour en empirant. J’espere à present que j’escris cecy, que les Peres qui sont par delà, luy donnent de terribles alarmes, & que son Royaume va fort en decadence, & s’approche de sa totale ruine : Car avant que je quittasse l’Isle, je voyois & experimentois une disposition generale & universelle de la conversion de ces peuples[161], specialement des enfans.