← Retour

Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

16px
100%

Conference avec Iacoupen[164].

Chap. XIX.

Iacoupen estoit un des Principaux d’entre les Canibaliers, lesquels le Sieur de la Ravardiere avoit amenez en l’Isle, pere d’un jeune enfant Chrestien d’assez bon esprit, nommé Jean, & auparavant Acaiouy-Miry, la petite Pomme d’Acaiou. Ce Iacoupen prit la peine par plusieurs fois de venir de Iuniparan me trouver, & deviser avec moy des choses divines, & de la vanité de ce monde : Entre les autres fois il se transporta un jour en ma Loge avecques son fils, & me tint ces discours.

Il m’ennuye fort que je ne suis baptisé : car je recognois que tandis que je demeureray comme je suis, le Diable me peut travailler & donner de la peine. Hé ! qui est asseuré de vivre jusques à la nuict ? Voicy que je m’en retourne en mon village, je puis rencontrer une Once furieuse qui me coupera la gorge, & me fera mourir tout seul dans les bois. Cependant où ira mon esprit ? Je ne suis pas marry ny envieux que mon fils que voilà soit baptisé premier que moy. Mais dy moy : N’est-ce pas chose nouvelle qu’il soit fils de Dieu devant moy, qui suis son pere, & que j’apprenne de luy ce que je luy devrois apprendre ? Je pense & repense souvent à cela, depuis que vous autres Pays estes venus icy, il me ressouvient de la cruauté de Giropari envers nostre Nation : car il nous a faict tous mourir, & persuada à nos Barbiers de nous amener au milieu d’une forest incogneuë, où nous ne cessions de danser, n’ayans autre chose de quoy nous nourrir que le cœur des palmes, la chasse & le gibier dont plusieurs mouroient de foiblesse & debilité. Estans sortis de là, & venus dans les vaisseaux du Mourouuichaue la Ravardiere en cette Isle de Maragnan, Giropari nous a dressé une autre embuscade, incitant par un François les Tapinambos à massacrer plusieurs de nos gens, & les manger : Que si vous ne fussiez venus, ils eussent parachevé de nous tuer tous : Ainsi sommes-nous miserables en cette vie. Nous poursuivons les Cerfs & les Biches afin de les tuer & manger : mais ils n’ont besoin de ferrailles ny de feu, ils trouvent leur manger appresté : quand ils s’apperçoivent qu’on les poursuit en un endroict, en peu d’heure ils se transportent en un autre, ils passent les bras de mer sans Canot : Mais nous autres nous ne pouvons pas faire ainsi. Il nous faut des ferremens, du feu & des canots, & qui plus est, nos ennemis nous viennent bien trouver, tantost les Peros, tantost les Tapinambos & autres Nations adversaires : & ainsi notre condition est pire que celle des animaux de la terre.

Je luy fis cette responce. Ce que tu a dict est bien veritable : car le Diable ne demande rien plus que de perdre l’ame, & tuer le corps : il s’est monstré tousjours tel vers ceux qu’il a peu gagner & tenir en sa cadene : c’est un mauvais maistre qui traicte cruellement ses serviteurs. Dieu n’est point acceptateur des vieux ny des jeunes. Ceux qui se presentent les premiers sont receus de luy. Neantmoins les derniers sont souvent les premiers, à cause qu’ils reçoivent le Christianisme avec plus de consideration, & y perseverent avec plus de ferveur que ceux qui l’embrassent à la legere. Nostre Dieu nous a faict miserables en ce monde, pour ne pas mettre nostre fin és delices de nostre chair, ains à ce que nous nous preparions à mener une autre vie que celle-cy.

Auparavant que je passe plus avant en matiere, il est necessaire que j’explique ce qu’il veut dire en sa Harangue, quand il parle de l’infortune arrivee à sa Nation à la suasion de leurs Barbiers, & du massacre fait d’eux par les Tapinambos. Il y avoit entr’eux un grand Sorcier qui communiquoit visiblement avec les Diables, & avoit une si grande authorité sur ses semblables, que tout ce qu’il leur persuadoit, ils le faisoient, Le Diable se servit de cette occasion, afin de seduire & tromper cette populace, commandant au Sorcier de leur dire qu’ils eussent à le suivre, afin d’aller posseder une belle terre, en laquelle naturellement toutes choses viendroient à souhait, sans qu’ils eussent aucune peine ny travail. Cette Nation abusee suivit ce mal-heureux, & n’alla pas loing qu’elle n’esprouvast la tromperie de l’Esprit du Conducteur : car ils perirent diversement par milliers, & enfin se trouverent dans le milieu d’une vaste forest, où le Sorcier les fist arrester, leur persuadant qu’il falloit demeurer là dansans jusques à tant que son Esprit luy enseignast le lieu où il falloit aller. Le Sieur de la Ravardiere les trouva là, qui leur fit remonstrer comme ils estoient abusez, ce qu’ayans recogneu, ils le suivirent & s’embarquerent dans ses vaisseaux, & furent amenez en l’Isle de Maragnan. Où quelque temps apres, un miserable François prit querelle avec leur Chef, & pour se vanger il induisit les Tapinambos à les tuer : ils en mirent à mort quelque cent ou six vingts, lesquels ils mangerent, les autres furent reservez. Ce massacre fut commis 5. ou 6 mois devant que nous vinssions en l’Isle : Poursuivons nostre Discours.

Apres ma responce, il me dit : j’ay grand regret que je ne vous puis assister ainsi que le meritez : mais je n’ay pas moyen d’avoir des Esclaves, autrefois je me suis veu riche en serviteurs, maintenant j’en suis pauvre. Je fais ce que je puis au Pere qui demeure à Iuniparan : je suis marri que je ne te puis apporter, toutes les fois que je viens te voir, de la venaison. Je luy dis là dessus. Ce n’est pas ce que je recherche de toy : je suis bien aise pourtant de cognoistre ta devotion & bonne volonté. Mais ce que je desire de toy, est que tu t’avances de jour en jour, & croisses en la cognoissance de Dieu. Tu as le Pays en ton village, hante le souvent & aprens de luy les merveilles du Toupan : Tu as de plus ton fils que voilà, lequel sçait la doctrine Chrestienne, qu’il te l’enseigne & à tous ceux de ta maison : car il pourra le faire plus aisement que nous, pour ce qu’il prononcera mieux les mots de vostre langue.

Ce que tu viens de me dire m’afflige, respondit-il, à sçavoir, de mon fils lequel au commencement qu’il fut faict Chrestien aprenoit bien : il sçavoit desja un peu lire en son Cotiare, & former son escriture, il estoit tousjours avec le Pere, le suivoit partout : mais il a tout quitté, s’adonnant à la liberté, oublie ce qu’il a apris, & quand il voit que le Pay le cherche, il s’enfuit au bois, cela me fait mourir, & ne gagne rien pour luy dire, je te prie de luy remonstrer, & luy faire recognoistre qu’il est enfant de Dieu, & que Giropari le veut seduire : le voilà, parles à luy. Ce que je fis, luy remettant devant les yeux la ferveur avec laquelle il avoit receu le Baptesme, & que j’estois fort estonné de voir en luy un tel changement que mesme il fuyait les Pays, que le diable le talonneroit de pres, s’il ne retournoit à son devoir, ne hantoit le Pay de Iuniparan, & ne r’apprenoit sa croyance. Il escouta ces paroles doucement, & monstra un desir de mieux faire. Mais considerez je vous prie, le zele d’un vray pere envers le salut de son enfant, comme nous avons monstré semblablement en l’exemple du grand Barbier de Tapoüitapere : Ce Pere est encore Payen, & nonobstant vous le voiez si soucieux & en peine pour la conscience de son Fils. Combien y a-il de parens en France, lesquels ne pensent de leurs enfans qu’en ce qui regarde les biens du corps, & negligent ceux de l’Esprit.

Une autre fois il me vint revoir, accompagné de quelques Sauvages ses voisins ; nous tombasmes en divers discours de la creation du monde, de la providence de Dieu en la conduitte des hommes, & de la vocation singuliere & particuliere. Pour le premier point de la creation : Il faut, disoit-il, que Dieu soit un Esprit puissant, lequel nous ne pouvons comprendre, pour avoir creé d’une seule parole, ainsi que j’ay entendu souvent de vous autres Pays, tout ce que nous voyons & entendons. Car je considere la grande estendue de la mer qu’il y a depuis ceste Isle jusques en France, estant ainsi que les Navires emploient douze Lunes pour aller & venir, & que le mesme Soleil que nous avons, soit celuy que vous avez en vostre pays. Combien d’Oyseaux, de Poissons, d’Animaux, d’arbres & herbes y a il en ce monde, & tout cela soit faict par le Toupan.

Pour le second point, il dit : Je me trouve empesché, quand je me mets à penser à la diversité des Nations qui sont au monde. Je voy que les François abondent en richesses, sont valeureux, ont inventé les navires à passer les Mers, les Canons & la poudre, pour tuer les hommes invisiblement, sont bien vestus & bien nouris, sont crains & redoutez : Et au contraire tous nous autres de par deçà nous sommes demeurez errans & vagabons, sans habits, sans haches, serpes, couteaux & autres ferremens : D’où cela peut-il proceder ? Deux enfans naissent en mesme temps, un François & l’autre Topinambos, tous deux infirmes & foibles, & nonobstant l’un naist pour avoir toutes ses commoditez : & l’autre pour passer sa vie pauvrement. Nous venons libres au monde, & n’avons rien plus l’un que l’autre : Et cependant voicy que les uns deviennent esclaves & les autres Mourouuichaues.

Pour le troisiesme point. Je ne me sçaurois contenter l’esprit, adjousta-il, quand je pense pourquoy vous autres François avez plustost la cognoissance de Dieu que non pas nous. Et pourquoy nous avons esté un si long-temps en ceste ignorance. Vous nous dites que Dieu vous a envoyez, que ne vous envoioit il plustost ? Nos Peres ne se fussent pas perdus, comme ils ont faict. Et puis que les Pays sont hommes comme nous : d’où vient qu’ils parlent plustost à Dieu que les autres ?

Je luy fis responce à tout cela. Que nostre esprit est trop petit pour concevoir des choses si hautes, lesquelles le grand Dieu s’est reservé à luy seul. C’est assez qu’il a tout faict, qu’il ayme un chacun & le prouvoit des choses necessaires : Et quand il voit qu’un homme est disposé à recevoir sa Foy, il ne manque point de le faire visiter par ses Apostres, lesquels luy donnent le moyen de se sauver : Et partant qu’il est à croire qu’auparavant que nous vinssions, leur cœur & esprit n’estoit disposé & preparé à recevoir une si grande lumiere telle qu’est la lumiere de l’Evangile. Ces discours & plusieurs autres semblables furent mis en avant, par lesquels vous pouvez voir la capacité de ces ames à recevoir la Foy de nostre Sauveur Jesus-Christ.

Chargement de la publicité...