Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Conference avec la Vague, l’un des Principaux de Comma.
Chap. XXI.
Ce Principal a tousjours esté le Pere commun des François en sa contree de Comma, les honorant, respectant & soustenant contre tous les mauvais discours que les meschans & libertins ont accoustumé de faire, en sorte qu’il estoit hay d’iceux, & menacé d’estre battu, voire d’estre tué, n’eust esté la crainte des François. Il receut nos gens quand ils allerent en Para, avec toute sorte de bon accueil, & leur fit grand chere, voulant estre le Chetoüasap ordinaire du Chef des François, & posoit en cela son bon-heur & sa chevance, d’estre aymé & bien venu avec les François. Il avoit un fils aagé de vingt-ans, lequel il recommanda fort au Sieur de la Ravardiere & à tous nos gens, les priant qu’il fust le bien receu d’eux, ne demandant autre recompense de sa fidele amitié, sinon que ce sien fils peust vivre parmy les François, & pour dire en un mot, qu’il devint François : A ceste occasion, il avoit enchargé à ce sien fils de s’efforcer, tant qu’il luy seroit possible, d’apprendre la langue Françoise, & pour l’apprendre plus aisement, il luy commanda de hanter les François tant qu’il pourroit, tellement qu’il demeuroit tousjours avec les François qui estoient à Comma, & fit si bien qu’il apprit quelques mots de nostre langue.
Ce bon homme de Pere pensoit avoir gagné toutes les richesses du Monde, quand il vit que son fils balbutoit vingt ou trente mots François, & estima qu’il estoit temps d’amener ce grand Docteur aux Païs, c’est à dire à nous autres pour estre baptisé, & de là faict Karaïbe, François : Car vous devez remarquer, tant pour l’intelligence de ce discours, que de plusieurs autres precedens & subsequens, que les Sauvages avoient opinion qu’il fust necessaire pour devenir François, qu’il falloit premierement recevoir le Baptesme : autrement c’estoit folie de l’esperer, & à la verité ils n’estoient pas trompez en ceste pensee : car le vray François, est plus François pour la pieté & Religion, que non pas pour son origine, puis que Dieu l’a bien-heuré tant, que d’estre vassal & suject d’un Roy tres-Chrestien, premier fils de l’Eglise, & à jamais son tres-fidele Protecteur, comme il l’a monstré en toutes les occasions qui se sont presentees de temps en temps : Et si nous croyons à S. Augustin, au Traité de l’Antechrist, c’est luy qui doit resister à cet Antechrist. Mais de cecy il en est parlé en un autre lieu. Retournons à nostre homme. Il m’amena donc son fils, avec une fort grande devotion, & s’asseant en un lict de coton, son fils aupres de luy : il commença à me faire ses excuses de ce qu’il ne s’estoit plustost transporté de Comma en l’Isle, afin de nous venir voir & visiter : au reste qu’il estoit un de nos plus grands amis de par de là, qu’il souhaitoit infiniment d’avoir des Païs avec luy en son village, qu’il leur feroit bonne chere, qu’ils ne manqueroient d’aucune chose pour vivre, comme de Sangliers, Cerfs, Biches, & autres sortes de nourriture : leurs excuses ordinaires sont telles. Apres qu’il se fut excusé : il me fit ceste harangue.
Je suis homme d’aage, & tel que tu me vois, j’ay encore beaucoup de force, j’espere de voir ce mien fils que je t’amene, bon Karaïbe, le Grand me l’a promis, il le voit de bon œil, & le veut vestir, & m’a dit que je luy laisse pour demeurer avec les François : C’est pourquoy je te viens prier de le laver de l’eau du Toupan : je t’asseure qu’il sçait tout ce qu’il faut sçavoir, tu l’entendras tantost : car j’ay pris garde qu’il parle avec les François, & m’a dit qu’il en entend beaucoup. Il est bon garçon & ayme les François : Ayant dit ces paroles, il fit signe à son fils qu’il s’approchast : puis il luy commanda de raconter tout ce qu’il sçavoit de François. J’avois bien de la peine à me contenir de rire, & ne pouvois jouyr de mon Truchement, tant il estoit transporté de la passion de rire sur la simplicité de ce personnage : neantmoins je le retins luy faisant faire son excuse sur les singeries d’un petit Perroquet que j’avois, à fin que ce bon homme ne pensast que ce fust de luy qu’il rioit. Ce jeune homme son fils me recita la Doctrine qu’il avoit propre, disoit son pere, & suffisante à recevoir le Baptesme en cette sorte : Bon joure monseïeur comme re vo reporteré vou. Ben monseïeur, à vostre servirice, volè vou mangeare, Oy : du pain, peïsson, char, may teste, men chapeyau, pourpuin, Chaüsse, Chamise. Je ne peus en entendre davantage, si je n’eusse voulu debonder : Je luy fis donc dire, que c’estoit assez, que je voioy bien par là, qu’il n’avoit point perdu son temps. Le bonhomme plein de ferveur me prevint avant que je ne peusse achever ce que j’avois envie de luy dire, se leva de sa place, & alla prendre toutes les ustensiles de nostre chambre, & me disoit les monstrant l’un apres l’autre, il sçait bien comme cela s’apelle en François, & cela, cela & cela & s’aprochant de la table, il la pressoit avec ses deux mains, & disoit : Il sçait bien encore cela en François ; Puis s’adressant à son fils, il luy demanda : Est-il pas vray ce que je dy ? Le garson luy respondit : Oy & davantage ; qu’il apeleroit bien par son nom tel, tel & tel François, qu’il sçavoit bien le nom des armes, Oune acrebouse qui fait pouf, oune espée, oune canone, qui fait patau. Mais luy dit son pere, aprendras tu bien-tost le reste ? Oy. Voylà qui est bien dit le pere : ne faille pas tous les jours à venir reciter ta leçon devant le Pay.
Leur ayant donné toute liberté de parler tant pour me remettre en bon estat de ne plus rire, que pour donner issu à leur ferveur, je commençay à leur faire entendre que ce n’estoit pas ce que je demandois, auparavant que de conferer le Baptesme, ains la connaissance de Dieu, & des autres choses qui dependent de nostre Religion. Il fut bien estonné d’entendre ce discours : car il reconnut que l’estime qu’il avoit que son fils fut grand Docteur, estoit vaine, que mesme il ne sçavoit ce que je luy disois : En fin je luy fis expliquer par le Truchement, & telle fut sa responce, qu’il n’avoit encore entendu parler de cela, neantmoins que son fils estoit de si bon esprit qu’il auroit bien-tost apris, qu’il ne luy faudroit pas plus d’une lune pour aprendre tout, & pour cette cause qu’il laisseroit son fils au Fort S. Louys. Je luy repliquay qu’il feroit tres-bien, que j’y aporterois ce que je pourrois, & seroit tousjours le bien venu en nostre loge.
Mais toy dis-je, ne penses tu point à te faire le bien que tu procure à ton fils ? Helas ! ce dit-il je suis trop vieux. Je ne pourrois plus rien apprendre : c’est à faire à ces jeunes gens d’estre Karaïbes. Comment luy repliquay-je : ayme tu mieux aller avec les Diables brusler la bas, que t’efforcer d’apprendre la science de Dieu, par laquelle tu meriterois d’estre netoyé de tes pechez, & aller apres ta mort là haut au Ciel avec Dieu ? Ton excuse n’est pas valable d’alleguer ta vieillesse. Tu as la langue si eloquente pour deviser un jour entier si tu voulois. Considere combien il y a que tu m’entretiens & combien de paroles tu as proferé. Il ne te faut apprendre la cinquiesme partie des propos que tu m’as tenu à present, afin d’estre Chrestien, & si ce sont paroles de ton langage sous lesquelles nous avons compris ce que Dieu nous a laissé sous nostre langue. Vous aprenez si aisement des chansons, & haranguez si longuement des affaires de vos Ancestres : Tu pourra donc facilement apprendre ce que tu veux que ton fils sçache. Bien donc, me dict-il. Il faudra que je le face, & s’adressant à son fils, il luy dict. Escoute, Apprens bien tout ce qu’on t’enseignera : N’en laisse perdre un mot, & remarque ce que tu verras faire aux François, & faits le mesme : Puis je te reviendray querir pour te remener en mon pays, & là tu m’apprendras tout ce qu’on t’aura enseigné, & à faire ce que tu auras remarqué. Tu seras le bien venu, & nos semblables feront grand estat de toy, & s’amasseront pour t’escouter haranguer si belles choses : Puis nous viendrons trouver les Païs qui nous baptiseront. Ayant dit cecy, il me regarda en se souriant. Et bien, dit-il, Paï ? ne boirons nous point du bon vin de France, ou du Kaoüin brulant, c’est à dire, de l’eau de vie : Il n’est pas que tu n’en aye quelque bouteille en ton cofre : baille, baille moy la clef. Tantost le Mourouuichaue m’en a donné en son logis qui estoit bon & bien fort, & frotant son estomach avec sa main, il me disoit, tien, je sens encore cela qui m’eschauffe : C’est tousjours la coustume des François de tirer la bouteille de leur cofre, quand leurs amys les viennent voir. J’ay bien envie de venir souvent à Yuiret, lors que les navires seront venus de France pour gouter de leur vin, lequel je trouve bien meilleur que non pas le nostre. En fin voyant la simplicité de cet homme, qu’il avoit commencé le premier à rire, & que nous ne parlions plus des choses de Dieu, il faloit rire ensemble, & le contenter en luy donnant de l’eau de vie, & apres en avoir troussé un assez bon coup, il me fist signe & me fist dire par le Truchement que je n’avois pas beu à luy, qu’il falloit que je beusse, & puis qu’il me plegeroit : Il fallut ainsi faire pour gaigner ces hommes à Dieu, & nous les obliger en tout ce que nous pouvions, suivant leur naturel, quand Dieu n’y estoit point offencé : tellement que mon homme me voulut pleger à quoy je m’accordé. Apres avoir haussé la volte pour le second coup, il commença à prononcer de la gorge ces paroles, Goy Y katou de Katogne Kaouïn tata, ô qu’il est bon & tres-bon le vin de feu, ou le vin qui brusle. Je pris mauvais augure de ce mot Goy qui est l’entree pour bien boire, & commencé à songer, comment je pourrois resserrer ma bouteille : Car je n’avois pas besoin d’une si grosse despence : Pour ce qu’en ce temps-là nous en estions assez courts : tellement que je dy à mon Truchement qu’il la reportast : Et voulant la prendre, mon Sauvage mit la main dessus, & me fist dire que les François ne r’enfermoient jamais les bouteilles qu’ils avoient tiré du cofre pour mettre sur la table, & qu’il s’estoit trouvé plusieurs-fois avec eux. Je vy bien qu’il me falloit payer rançon pour mon prisonnier, pourveu encore que j’en fusse quitte par bonne composition : Je luy fis dire que ce Kaouïn tata, n’estoit pas semblable à celuy qu’il avoit beu autrefois, qu’il faisoit tourner la cervelle à celuy qui en beuvoit trop, que je devois avoir soin de son corps & de sa santé, neantmoins que je luy en donnerois encore un petit coup pour dire à Dieu : Et ainsi s’en alla fort content. Il ne manqua pas lendemain de revenir me voir : Mais je le previns & allay au devant de ce que je doutois, luy faisant voir une bouteille cassee semblable à celle du jour precedent, & feignois estre grandement marry de l’eau de vie qui estoit dedans, & s’estoit respandue, il en montra un dœuil semblablement, & frappant sur sa cuisse il me fist dire : Voilà que c’est : si tu eusse voulu nous l’eussions beuë, & rien n’eut esté
Les derniers feuillets qui terminent cette relation manquent dans l’exemplaire unique de l’édition originale qui existe à la Bibliothèque impériale de Paris. (Voir la préface en tête du volume.)
On a suppléé en quelque sorte à cette lacune regrettable en donnant à la fin du volume des lettres infiniment curieuses et laissées depuis longtemps dans l’oubli.