Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Le P. Yves d’Evreux
et les premières missions du Maranham.
Au temps de Louis XIII, le magnifique couvent des capucins de la rue St. Honoré comptait parmi ses moines deux religieux portant le même nom : Le P. Yves de Paris et le P. Yves d’Evreux. Le premier, ancien avocat, beau diseur, ardent à la dispute, imbu des idées de son siècle jouissait par la ville d’une haute réputation ; et les biographies modernes constatent encore son éclat effacé ; le second, ami secret de l’étude, plus ami de l’humanité, esprit observateur, âme passionnée pour les beautés de la nature, prêt à marcher où l’appelait son zèle, mais ne faisant nul cas de la curiosité que pouvait exciter sa personne, fut complétement oublié et oublié de telle sorte, que malgré un mérite reconnu deux cent cinquante ans ont passé sur son humble tombe sans qu’une voix amie ait appelé l’attention sur lui.
Pour qu’il fût fait mention de ce moine obscur, il a fallu deux choses, sur lesquelles on ne devait pas compter au temps où il vivait ; la transformation en un puissant Empire des déserts qu’il avait parcourus ; et l’amour passionné de certains vieux livres, qu’on réhabilite avec raison, parce que seuls, ils retracent des faits sans la connaissance desquels, la civilisation, croissante de certains pays, marcherait dans l’ignorance de ses origines.
Le grand couvent de Paris, renfermait alors bien des hommes condamnés à un injuste oubli. Fondé en 1575, par Catherine de Médicis[1], il avait acquis en peu de temps une renommée de science théologique, de zèle charitable dans les épidémies et d’abnégation, qu’il conserva à peu près intacte durant tout le dix-septième siècle. C’était là que le parti favorable aux religieux cloîtrés recrutait les esprits actifs qu’il opposait à l’évêque de Belley. C’était sur ces vastes terrains, possédés naguère par la maison de la Trémouille que s’élevait cette immense officine, bien connue du corps médical de Paris, où les habitués de la cour, aussi bien que les plus humbles bourgeois, venaient se munir de médicaments difficiles à se procurer autre part, ou qu’on préparait avec une incurie étrange dans les autres quartiers de l’immense cité[2]. Mais disons-le promptement ce n’était pas la science incontestée alors de ces religieux, ni les résultats positifs de leur administration soigneuse, ni même les bienfaits journaliers, par lesquels ils se rendaient utiles aux classes nécessiteuses, qui leur valaient le crédit universel dont ils jouissaient dans Paris, ils le devaient surtout aux conversions éclatantes, dont le grand monastère de la rue St. Honoré avait été tout récemment le théâtre. C’était dans ce couvent, qu’un des plus grands seigneurs du dernier règne, le comte du Bouchage, plus connu sous le nom du P. Ange de Joyeuse, était venu renoncer au faste de la cour, et s’était démis volontairement de ses charges militaires, pour vivre dans la plus étroite pauvreté. C’était dans ce sombre asile qu’un des rejetons les plus illustres de la famille de Pembroke, avait abjuré le Calvinisme et, renonçant à la plus brillante existence, avait accepté les humbles fonctions qui dès la première année du siècle, il est vrai, s’étaient échangées pour lui contre les dignités de l’ordre, et l’avaient mis à même de poursuivre sans relâche, la mission qu’il s’était volontairement imposée.
[1] L’ordonnance qui constitue définitivement le monastère est du 28 novembre. Ce lieu de retraite avait été concédé l’année précédente par Catherine de Médicis, à des capucins venus d’Italie : la donation fut confirmée par Henri III le 24 septembre 1574. Voy. Boverio, Annali di Frati minori.
[2] Le Mercure Galant renferme une vue très curieuse de la vaste apothicairerie de ce couvent.
Il nous serait facile de multiplier ici les noms célèbres, et d’étonner peut-être, en mettant en relief ceux qu’on a si complétement oubliés ; pour être bref, nous nous maintiendrons strictement dans notre sujet[3].
[3] Dès l’année 1617, on ne comptait pas moins de 655 religieux dans les deux custodes de Paris et de Rouen, il y avait parmi eux 209 clercs. Vers 1685, il y avait en France 5681 capucins.
Le P. Yves d’Evreux et le P. Yves de Paris apparurent comme nous l’avons dit, à peu près vers la même époque ; mais la renommée toujours croissante de l’un, éclipsa complétement le souvenir bien fugitif que l’autre avait laissé et de bons esprits ont pu même un moment les confondre. Ils eurent cependant, il faut le répéter, une destinée bien différente. Yves d’Evreux, nous l’avons dit, s’éloignait en général du bruit politique, et ne se mêlait aux luttes du siècle que pour soulever quelque point de doctrine religieuse ; le second, infiniment plus jeune dans l’ordre que son homonyme, toujours prêt à prendre part aux combats que les ordres réguliers soutenaient parfois contre le pouvoir ecclésiastique, s’était acquis par cela même une immense renommée, dont se glorifiait le monastère. On le regardait comme un éloquent orateur et comme l’un des hommes les plus diserts de son temps. L’hyperbole de l’éloge monastique, va même jusqu’à le considérer comme la tête la plus forte qu’eut encore produite son ordre. Ce fut donc lui qui occupa uniquement ses supérieurs, lui dont les livres multiples, écrits surtout en latin, furent opposés victorieusement aux écrits violents lancés contre les ordres mendiants. Il avait gardé de son ancien état d’avocat, la faconde embrouillée de l’époque, il se mêlait en outre d’astrologie judiciaire, on lui attribuait en un mot le fatum mundi, livre absurde, mais qui pendant un temps s’était emparé des esprits. Déclaré à l’unanimité l’oracle de son couvent, on n’eut pas même un moment l’idée de joindre dans un commun souvenir, un religieux qui s’appelait comme lui et qui ne savait que faire le sacrifice de son existence, pour amener quelques âmes à Dieu ! Qu’eût fait notre humble amant de la nature, devant ce personnage glorieux, devant ce phénix des théologiens français, comme on se plaît à le nommer[4] ?
[4] Nous n’inventons rien : l’un de ses plus ardents admirateurs, capucin comme lui, il est vrai, parle de sa personne en ces termes : Tantarum segete scientiarum, factus est dives ut Galliae Phoenix hac nostra aetate communiter sit appelatus. Voy. le vaste répertoire de Denis de Gênes. Bibliotheca scriptorum ordinis minorum Sancti Francisci capucinorum. Wadding, plus modéré, se contente d’appeler Yves de Paris egregius concinnator, insignis Capuccinus. L’auteur anonyme des éloges mss. des capucins de la ville de Paris, met moins de bornes à son enthousiasme : « La nature a semblé vouloir s’épuiser pour donner à ce grand personnage tout ce qu’elle pouvait lui donner avec abondance de grandeur de plus rare et de plus surprenant ! » Né en 1590, Yves de Paris prit l’habit religieux le 27 septembre 1620, six ans après le retour d’Yves d’Evreux revenant malade du Brésil : il mourut le 14 octobre 1678. Ce religieux a fait imprimer 28 ouvrages, dont nous reproduirons ici les titres principaux en suivant l’ordre chronologique de leur publication : Les heureux succès de la piété ou les triomphes de la vie religieuse sur le monde et l’hérésie, 4me édit. Paris, 1634, 2 vol. in-12. — De l’indifférence, 2me édit. Paris, 1640, in-8. — La théologie naturelle. Paris, 1640-1643, 4 T. in-4. — Astrologiae novae methodus et fatum universi observatum, a Franc Allaco Arabe christiano. Paris, 1654. C’est ce livre, que le hardi et crédule capucin craignit cependant de publier sous son nom et qu’on désignait sous le nom de Fatum mundi. — Jus naturale rebus creatis a Deo constitutum, etc. etc. Parisiis, 1658, in-fol. — Le Fatum mundi fut réimprimé en 1658, et l’année d’après parut l’ouvrage suivant : Dissertatio de libro praecedenti ad amplissimos viros senatus Britanniae Armoricae. Parisiis, 1659, in-fol. — Digestum sapientiae in quo habetur scientiarum omnium rerum divinarum et humanarum nexus, etc. etc. 1654 — 1659, 3 vols. in-fol., réimp. avec des additions en 1661. — Le Magistrat Chrétien mis en ordre par le P. Yves, son neveu. Paris, 1688, in-12. — Les fausses opinions du monde. Paris, 1688, in-12. etc. etc. — On voit qu’il n’y a nulle analogie d’études entre les deux capucins homonymes. L’un des ouvrages du P. Yves de Paris fut brûlé de la main du bourreau.
Mais qui songe maintenant au P. Yves de Paris ? Qui s’intéresse même aux discussions dont la véhémence excita autour de lui une admiration si vive ? Remettons ici les hommes aussi bien que les faits à la place qu’ils doivent occuper réellement. Yves d’Evreux a su contempler dans sa grandeur primitive une terre exubérante de vie et de jeunesse, deux siècles d’oubli ont passé sur son œuvre et il brille aujourd’hui, jeune, plein de grâce, à côté de Lery, de Fernand Cardim, d’Anchieta, de toutes ces âmes privilégiées, qui unissaient la faculté de l’observation au sentiment exquis des beautés de la nature, et qui ont salué, poètes inconnus, l’aurore d’un grand Empire.
Yves d’Evreux, il le faut dire avec regret, a eu la destinée de presque tous les historiens primitifs du nouveau monde ; sa biographie quelque peu développée reste à faire : malgré les plus minutieuses recherches multipliées en ces derniers temps, au-delà de ce que l’on pourrait supposer, nous connaissons à peine les circonstances les plus importantes de sa vie ; on ne saurait même rien de positif à ce sujet, sans quelques notes glanées çà et là, dans les archives des vieux couvents. Comme son œuvre, son histoire réelle s’est éteinte dans tous les souvenirs. Les écrivains de son ordre pensent en avoir dit assez sur lui, lorsqu’ils ont rappelé qu’il vivait au dix-septième siècle, qu’il fut zélé missionnaire, et qu’il fit un livre, continuation obligée du voyage de son compagnon, le P. Claude : ils oublient même de rappeler qu’il vécut deux ans parmi les indiens, où celui-ci ne fit qu’un séjour de quatre mois.
Selon les inductions qu’on peut tirer d’un livret ms. conservé à la bibliothèque mazarine, opuscule plein de dates précises, consacrées aux capucins du couvent de la rue St. Honoré, notre missionnaire devait être né vers 1577. Son surnom indique bien certainement la ville dont il est originaire, mais nous ne savons pas même le nom qu’il aurait dû porter dans le siècle, comme on disait alors. Sous ce rapport, les amateurs de vieux voyages ont été beaucoup plus favorisés à l’égard de son compagnon le P. Claude, qu’on sait avoir appartenu à une excellente famille d’Abbeville, celle des Foullon[5]. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que les parents du père Yves lui firent faire des études excellentes, et que les professeurs auxquels on le confia ne se contentèrent pas de lui enseigner le latin, mais qu’ils lui apprirent le grec et même l’hébreu et qu’ils surent lui inspirer ce goût littéraire, sans lequel il n’y a pas d’habile écrivain. Ce fut au couvent de Rouen qu’il fit son noviciat ; il y entra le 18 août 1595 ; le doute le plus léger ne saurait exister à ce sujet[6]. Après avoir pris l’habit dans cette maison, il y demeura probablement pendant quelques années et dut prêcher dans la plupart des villes de la haute Normandie. Il est également probable qu’alors il se trouva en rapport d’études et de ministère avec le jeune François de Bourdemare, né comme lui normand, comme lui prédicateur dans sa province et destiné plus tard à lui succéder dans la mission du Maranham[7].
[5] Et non Sylvère, comme l’a dit par mégarde dans la biographie, le vénérable Eyriès. (Voy. à ce sujet M. Prarond, Les hommes utiles de l’Arrondissement d’Abbeville. 1858, in-8.)
[6] Voy. le ms. de la bibliothèque mazarine déjà cité, il porte au titre : Annales des R. P. Capucins de la province de Paris, la mer et la source de toutes celles de ça les monts. No. 2879, pet. in-4.
[7] François de Bourdemare ou Boudemard, né à Rouen, avait quitté la province, où sa famille jouissait du plus grand crédit, pour se faire capucin à Orléans. Il entra comme novice au couvent de cette ville, le 2 octobre 1603, mais il est infiniment probable qu’il revint en Normandie, avant de faire partie du grand couvent de la rue St. Honoré.
Distingué bientôt par ses supérieurs, et portant déjà le titre de prédicateur, qu’on n’accordait qu’aux religieux d’élite, le P. Yves fut désigné pour remplir les fonctions de gardien du couvent de Montfort. Malheureusement, les documents que nous avons sous les yeux et qui constatent ce fait, ne désignent pas d’une autre façon, la ville dans laquelle dut s’écouler la plus grande partie de la jeunesse studieuse de notre bon missionnaire. Il y a en France plus de treize localités portant ce nom, et il ne nous est point possible de dire d’une façon absolue, où notre voyageur s’affermit dans sa carrière religieuse. Dès les premières années du siècle, il change néanmoins de résidence, et nous le retrouvons au grand couvent de la rue St. Honoré, vers le milieu de l’an 1611, à l’époque où le P. Léonard de Paris était encore provincial de l’ordre[8], presque au moment où ce savant religieux allait être nommé par le pape supérieur des missions orientales.
[8] Le P. Léonard, mourut à Paris, âgé de 72 ans, le 4 septembre 1640. Antoine Faure, son père, était conseiller au parlement de Paris. Le livre des éloges historiques, ms. de la bibliothèque impériale, le qualifie « du plus grand homme que la religion des capucins ait jamais eus et aura peut-être jamais. » On le trouve de nouveau provincial de la rue St. Honoré en l’année 1615.
Nous aurons occasion de signaler autre part, le mouvement politique, appliqué aux expéditions maritimes qui se manifesta parmi nous, vers le milieu du XVIme siècle, et qui tenta de faire participer notre commerce aux avantages que l’Espagne et le Portugal s’étaient exclusivement réservés. Cinquante ans plus tard et tout en profitant des avantages acquis par les explorations des Verazano, des Cartier, des Roberval et de tant d’autres navigateurs qui avaient créé pour nous, ce qu’on appelait alors la nouvelle France, on tournait les regards vers les régions plus favorisées où l’on prétendait coloniser ce que l’on appelait avec amour la France équinoxiale. Il y avait eu déjà en 1555, une France Antarctique, qui, si elle n’avait porté ce nom qu’un moment, n’en avait pas moins acquis à nos marins les sympathies chaleureuses et dévouées des peuples indigènes dont les tribus nombreuses se partageaient alors le Brésil. Le mouvement protestant aidait partout à ces conquêtes paisibles, bien qu’il ne dût pas laisser de traces durables dans l’Amérique du sud, les réfugiés comme les missionnaires, soumettaient ces nations barbares[9] dont les deux communions se disputaient la conversion. Sans parler ici de certaines prétentions des Navigateurs Dieppois, qui faisaient remonter leurs explorations premières des côtes du Maranham, à l’année 1524 ; sans mentionner même, les navigations d’Alphonse le Xaintongeois aux bouches de l’Amazone, dès 1542 ; il nous serait facile de prouver que vingt-cinq ans plus tard Henri IV concédait à un brave capitaine de la religion réformée, l’immense étendue de territoire vers lequel Yves d’Evreux devait se diriger, pour y évangéliser les sauvages, au sortir de sa paisible retraite de Montfort. Nous voyons en effet, Daniel de la Tousche, sieur de la Ravardière en possession de ces concessions si vaguement définies grâce à des lettres patentes datées du mois de juillet 1605[10]. Nous acquérons la certitude même que deux ans plus tard, après avoir accompli deux voyages successifs dans le nord du Brésil, la Ravardière avait décidé les Tabajaras et les Tupinambas proprement dits à envoyer une sorte d’ambassade vers le roi très chrétien dans le but de solliciter sa protection contre les envahissements des Portugais. Cette mission indienne avait été sans résultat, mais la Ravardière n’en avait pas moins continué un séjour prolongé parmi ces peuples, et en 1610, ayant fait renouveler les anciennes concessions qui lui avaient été faites cinq ans auparavant, il s’était cru autorisé immédiatement après la mort de Henri IV, à former une association pour la colonisation définitive de ces régions abandonnées[11].
[9] Voy. sur l’expédition protestante du sieur Villegagnon, les Relations circonstanciées de Nicolas Barré, de Jean de Lery et de l’Anonyme, reproduit par Crespin. Il est certain que les Calvinistes avaient établi leur prédominance dans la baie de Rio de Janeiro. On peut leur opposer les nombreux pamphlets auxquels donna lieu le chef de l’entreprise. La réunion de ces pièces satyriques fait partie des riches collections de la bibliothèque de l’Arsenal.
[10] Comme on le verra autre part et lors de la publication de la première partie du voyage, l’ancienne expédition de la Ravardière avait été précédée par celle de Riffault en 1594, et des Vaux, le compagnon de ce dernier, s’était immédiatement mis à la découverte du pays en se mêlant aux Indiens.
[11] Nous croyons devoir reproduire ici le texte de cette concession renouvelée ; le premier texte nous est resté inconnu. « Louis à tous ceulx qui les présentes verront salut. Le feu roy Henry le grand nostre très honoré seigneur et père, que dieu absolve, ayant par ses lettres patentes du mois de juillet 1605, constitué et estably le sieur de la Ravardière de la Touche, son lieutenant général en terre de l’Amérique, depuis la rivière des Amazones jusques à l’île de la Trinité, il auroit faict deux divers voyages aux Indes pour descouvrir les havres et rivières propres pour y aborder et y establir des Collonies, ce qui luy auroit si heureusement succeddé (sic) qu’estant arrivé en ces contrées, il auroit facilement disposé les habitans des isles de Maragnan et terre ferme adjacentes vues par luy, Topinamboux, Tabajares et autres à rechercher nostre protection et se ranger soubz nostre authorité, tant par sa généreuse et sage conduitte et par l’affection et inclination naturelle qui se rencontrent en ces peuples envers la nation françoyse, laquelle ils avoient assez faict cognoistre par l’envoy qu’ils firent de leurs ambassadeurs, qui moururent sytost qu’ils furent arrivez au port de Cancalle, et dont nous aurions encore receu de pareilles asseurances, par les relations qui nous en furent faictes par le sieur de la Ravardière, ce qui nous auroit depuis donné occasion de luy faire expédier nos lettres patentes du mois d’octobre mil six cent dix pour retourner de rechef aux dits pays, continuer ses progrez ainsi qu’il auroit faict et y auroit demeuré deux ans et demy sans trouble, et dix-huit mois tant en guerre qu’en tresve avec les Portugais, etc. etc. » Nous avons réservé à dessein pour la publication prochaine du livre de Claude d’Abbeville dont celui-ci est le complément, tous les détails politiques qui regardent l’expédition ; nous réservons également pour cette partie de la collection les détails biographiques sur les Razilly, sur la Ravardière et sur de Pézieux.
Ce n’avait pas été toutefois aux hommes de son parti religieux, que la Ravardière s’était adressé pour mener à bien cette vaste entreprise, il était au contraire entré sans hésitation en pourparler avec de fervents catholiques dont la loyauté lui était parfaitement connue, l’amiral François de Razilly, l’une des vieilles gloires de la France, et Nicolas de Harlay, l’une de ses sommités financières, étaient devenus ses associés pour l’exploitation de son privilége. Nous ne connaissons pas dans tout le XVIIme siècle de transaction consentie entre catholiques et protestants qui manifestât à un plus haut degré que celle-ci, la probité unie au désintéressement : C’était en réalité, une entreprise digne du concours de ce père Yves d’Evreux ; dont tout nous atteste la droiture et la sincérité.
Le titre de lieutenant du Roy, avait été dévolu sans contestation à Razilly ; celui-ci s’était réservé en même temps toute liberté d’action, et n’avait pas cessé de faire prévaloir les prérogatives de la communion qu’il professait. Partout où il se présenterait sur ces plages, la croix allait être plantée solennellement. Des missionnaires catholiques devait être emmenés d’Europe pour prêcher la foi aux Indiens. Ces conventions reçurent en effet une exécution si ponctuelle, qu’on ne trouve pas un seul passage, soit dans Claude d’Abbeville, soit dans Yves d’Evreux, qui laisse soupçonner, le moindre dissentiment se manifestant parmi les chefs de l’expédition.
Fort du crédit dont il jouissait depuis longtemps à la cour, aidé d’ailleurs par les secours pécuniaires, d’une importance réelle, qu’il avait tirés de son association avec Nicolas de Harlay, seigneur de Sancy, baron de Molle et de Gros bois, l’amiral de Razilly était parvenu rapidement au but qu’il s’était proposé, en intéressant la Régente au succès d’une entreprise, approuvée d’ailleurs précédemment par Henri IV. Sur sa demande, Marie de Médicis écrivit au P. Léonard, qui gouvernait alors le grand couvent des capucins de la rue St. Honoré, et lui demanda en réclamant ses prières, quatre religieux, destinés à fonder un couvent de l’ordre dans l’île de Maragnan. Il faut bien le dire, le nord du Brésil, qui offre aujourd’hui toutes les ressources de la civilisation, apparaissait alors, même aux plus doctes de l’université de Paris, comme une région vouée à toutes les horreurs de la vie sauvage, et dont les cosmographes, quand ils s’en occupaient, exagéraient à dessein la barbarie, laissant d’ailleurs à l’imagination le champ complétement libre, et ne marquant aucune délimitation exacte, sur ces cartes informes, où Raleigh se plaisait naguère à évoquer tous les monstres du monde antique.
Il n’y eut cependant pas un seul moment d’hésitation parmi ces religieux, lorsque le provincial eut fait lecture de la missive royale à l’heure où ils se trouvaient tous rassemblés dans le vaste réfectoire du monastère : quarante d’entre eux voulurent être choisis pour faire partie de cette périlleuse entreprise, et les documents officiels que nous avons sous les yeux, nous font connaître même l’espèce d’enthousiasme qui s’empara du couvent tout entier quand on connut la teneur du message des Tuileries. La plupart des pères du couvent s’offrirent dans un élan spontané pour desservir la mission nouvelle : le zèle des plus ardents dut être réprimé et le P. Léonard, d’accord avec le définiteur de l’ordre déclara aussitôt, qu’on se maintiendrait strictement dans le choix des quatre religieux demandés.
Voici la liste de ces noms, dans l’ordre qu’ils devaient garder entre eux, et les rares historiens qui les mentionnent, se seraient évité quelques erreurs, si comme nous, ils avaient consulté les archives du couvent :
Le très vénérable père Yves d’Evreux, supérieur[12].
[12] On peut lire tout au long la lettre d’Obédience qui fut accordée au P. Yves dans la Chronologie historique des Capucins de la ville de Paris, p. 193, elle est en date du 27 août 1611, et commence ainsi : « Venerando in Christo Patri Yvoni Ebroiensi predicatori ordinis fratrum minorum Sancti Francisci Capucinorum, frater Leonardus parisiensis ejusdem ordinis in Provincia parisiensi licet immeritus salutem in domino, in eo qui est nostra salus. »
Le T. V. Claude d’Abbeville.
Le T. V. P. Arcène (sic) de Paris.
Le T. V. Ambroise d’Amiens.
Les religieux choisis parmi leurs frères, s’étaient prosternés à genoux devant le P. Léonard, pour le remercier humblement de l’honneur auquel ils se trouvaient appelés ; il leur fut annoncé que le voyage serait prochain : Dès l’heure même ils étaient prêts.
Il n’y a nul doute, on le voit, sur la qualité du religieux auquel devait être confiée la direction des missions du Maranham. On a donc quelque peine à comprendre, pourquoi l’ancien gouverneur de la province, Berredo, qui fait autorité au Brésil, accorde le titre de supérieur à Claude d’Abbeville, dont la nomination dans le mouvement hiérarchique suit seulement celle du digne missionnaire appelé à diriger ses travaux. Il fallait certainement que le P. Yves eût acquis déjà dans l’ordre une renommée incontestable, pour qu’on le préférât aux trois religieux qui venaient de lui être adjoints. Tous trois ils étaient prêtres ; comme lui, ils ont donné la preuve qu’ils possédaient une instruction solide, et le troisième d’entre eux, déjà fort avancé dans sa carrière, avait été à diverses reprises revêtu de certains emplois honorables qui attestaient la considération dont il jouissait auprès de ses supérieurs. Le P. Ambroise s’était d’ailleurs voué avec ardeur à toutes les œuvres de charité, durant les années calamiteuses qui avaient pesé sur la fin du siècle, et sa bonté active était si connue, ses prédications ferventes étaient si bien accueillies par le peuple, qu’on l’avait surnommé l’Apôtre de la France[13].
[13] Ses restes reposent au Brésil ; ce fut le seul des quatre missionnaires qui ne revit pas l’Europe. Le P. Ambroise d’Amiens avait fait d’excellentes études, et avait même brillé en Sorbonne ; il allait prendre sa licence, pour se vouer à la magistrature ou simplement au barreau, lorsqu’il se décida en 1575 à entrer chez les Capucins ; c’était un des premiers frères qui eussent habité le couvent de la rue St. Honoré et il y avait rempli à diverses reprises l’office de gardien. Il faut placer entre les années 1584 et 1586, l’époque des courageux dévouements, où il brava les horreurs de la contagion pour secourir la population parisienne, qui lui décerna le surnom sous lequel on le connaissait. L’âge déjà avancé auquel il était parvenu aurait dû le faire exclure du voyage, à l’issue duquel il succomba, mais il est certain qu’on ne put résister à ses instances et qu’il mit tout en œuvre pour faire partie de la mission : il s’y rendit du reste d’une grande utilité. Voy. le ms. de la bibl. imp. intitulé : Eloges historiques de tous les grands hommes et de touts les illustres religieux de la province de Paris, fonds St. Honoré.
Les lettres d’Obédience délivrées au P. Yves d’Evreux par ses supérieurs sont datées du 12 août 1611, et lui ordonnent d’aller s’embarquer à Cancale, où il sera reçu à bord du vaisseau amiral commandé par le lieutenant du roi Razilly.
Le récit détaillé de la longue navigation qui devait conduire les missionnaires au Brésil, la séparation forcée de la flottille, les péripéties de ce voyage, qui dura près de cinq mois, et qui s’effectue aujourd’hui à jour fixe en moins de 25 jours ; tout cela a été dit en termes précis et excellents par Claude d’Abbeville, dans la première partie de la narration et nous ne saurions le répéter ici. Ce que nous pouvons affirmer c’est que le P. Yves n’eut pas seulement à supporter les désagréments d’un voyage maritime, dont nous ne saurions guère nous représenter maintenant les difficultés, mais qu’aux soucis d’une installation déplorable, vinrent se joindre encore bien des fatigues imprévues et, une fois à terre, bien des douleurs poignantes ; telles que celles que lui fit ressentir par exemple, la mort du digne P. Ambroise, puis les vives attaques d’une maladie, qui se renouvela jusqu’à son départ, et auxquelles il faillit succomber. Tout cela a été raconté, simplement, dignement, par le zélé missionnaire beaucoup mieux que nous ne saurions le faire ici.
Ce qu’il ne dit pas, le pauvre moine dont l’exquise sensibilité et la résignation touchante se montrent en tant d’occasions, c’est le chagrin qu’il dut ressentir, quand il vit que le courage imprévoyant de M. de Pézieux, n’avait eu pour résultat que la mort déplorable de cet ami, sans que la vaillance de M. de la Ravardière en pût tirer nul avantage pour le maintien de la colonie ; ce qu’il n’a pu nous raconter, c’est sa déchéance des fonctions de supérieur de la mission, qu’il dut apprendre avant même le triomphe des armes de Jeronymo de Albuquerque et l’expulsion définitive des Français. Pour expliquer cette circonstance dont le digne religieux ne fait nulle mention, il est indispensable de dire ici un mot de la situation administrative, dans laquelle se trouvait le grand couvent de la rue St. Honoré.
En 1614, le père Léonard, si renommé parmi ses frères, avait cessé d’être provincial et ne devait être promu de nouveau à ces hautes fonctions qu’à la fin de l’année 1615. C’était le très vénérable Honoré de Champigny qui l’avait remplacé[14] ; et l’on vante à bon droit les améliorations de toute nature, l’activité surtout dans la distribution des secours charitables, qui s’était introduite sous son gouvernement intérieur.
[14] Le P. Honoré de Champigny mourut en odeur de sainteté dans le courant de 1621.
A cette époque, un religieux étranger, originaire de l’Ecosse, et appartenant à une grande famille, fixait sur lui les regards de ses frères et l’on peut dire aussi ceux de la cour de France, le P. Archange de Pembroke, avait remplacé en quelque sorte le P. Ange de Joyeuse. Nommé provincial en 1609, et n’ayant pas cessé depuis ce temps de remplir des emplois importants, le capucin écossais avait été nommé après le départ du P. Yves, directeur des missions, dans les Indes orientales et occidentales. Les raisons qui firent abandonner plus tard l’expédition du Maranham se taisaient alors ou pour mieux dire n’existaient pas ; Archange de Pembroke résolut de se rendre lui-même au Brésil et de donner une impulsion considérable à la petite mission emmenée quelques mois auparavant par François de Razilly. Pour cela, il fit choix de onze religieux, sur le zèle desquels il devait compter, mais dont les noms sont restés dans l’oubli, et parmi lesquels se trouvait un historien, aujourd’hui complétement perdu, dont il nous a été impossible de retrouver la Relation malgré les recherches les plus persévérantes continuées durant plusieurs mois à Paris, à Rouen et à Madrid[15].
[15] L’indication de cet ouvrage nous a été conservée par Guibert et ne paraît ensuite dans aucune bibliographie spéciale. Bourdemare publia ses observations sous le titre de Relatio de populis brasiliensibus. Madrid, 1617, in-4. Léon Pinello parle du Fr. J. François de Burdemar (c’est l’orthographe dont il se sert), comme il parle d’Yves d’Evreux, probablement sur ouï-dire. Le livre des éloges affirme qu’il entreprit deux voyages en Amérique et qu’il vint mourir en qualité de forestier dans un couvent de son ordre, en Espagne, un an environ après la publication de son livre. Nous supposons que l’expression dont se sert ici le biographe est purement et simplement la francisation du mot espagnol forastero, étranger.
Le P. François de Bourdemare était du nombre de ces gentilshommes opulents, qui après avoir joui de toutes les superfluités de la fortune, éteignaient tout-à-coup dans un cloître ce que l’on appelait l’orgueil du siècle et les souvenirs mondains ; veuf depuis quelques années, il avait abandonné ses richesses territoriales à son fils et il était venu ensevelir sa vie dans les monastères d’Orléans et de Rouen, d’où il était passé au couvent de la rue St. Honoré de Paris ; là il donnait, dit-on, des preuves journalières d’une humilité qui dépassait de beaucoup à coup sûr, ce que l’on exigeait des membres de la communauté. Gentilhomme renommé naguère par son élégance, à cette époque de faste qui précéda le faste de Louis XIV, il ne portait plus que des vêtements rapiécés, il ajoutait encore par son abandon à la pauvreté de l’habit de capucin. Compléter le martyre, se vouer à la conversion des sauvages lui sembla la chose la plus naturelle et la plus enviable à la fois ; cet homme dont la société avait été si recherchée, et dont l’instruction était si solide qu’il pouvait écrire un long ouvrage en latin, regarda comme un bienfait des définiteurs de l’ordre d’être envoyé dans une contrée à peu près déserte, où manquaient toutes les ressources de la vie ; lui et Archange de Pembroke, dont la vie avait été plus brillante encore que la sienne s’embarquèrent le 28 mars 1614 avec dix autres moines, à bord du navire où commandait le brave de Pratz qui emmenait sur son navire 300 nouveaux colons et qui portait des secours à la Ravardière, dont on prévoyait sans doute à Paris, la situation difficile.
Comblés des dons de ces seigneurs de la cour de Louis XIII, avec lesquels ils se trouvaient naguère en relations journalières, charmés surtout de transmettre à l’humble couvent du Maranham, les beaux ornements auxquels la duchesse de Guise avait travaillé de ses propres mains, ils partirent au Hâvre, et l’on peut dire que pour l’époque leur traversée fut une sorte de phénomène, ils ne mirent que deux mois et 15 jours pour parvenir à la côte nord du Brésil, mais une fois entrés dans la baie de Guaxanduba, ils apprirent en quel état déplorable se trouvaient alors les affaires de la France dans ces contrées. Les missionnaires n’ignoraient point que leur institution les mettait pour ainsi dire à l’abri de ces revirements politiques, que le reste de l’expédition pouvait redouter (on ne pouvait les faire prisonniers par exemple) ; ils se rendirent en pompe au couvent de St. Louis, ils y portèrent les présents de la duchesse de Guise, mais ils n’y trouvèrent plus qu’un seul religieux, le P. Arsène de Paris[16], et encore était-il accablé de maladies. Plus malade que son unique compagnon, sachant sans doute qu’il était remplacé dans son ministère, comme supérieur du monastère naissant, Yves d’Evreux s’était embarqué très probablement à bord d’un des navires qui avait accompagné l’escadre ; les documents que nous avons sous les yeux disent qu’en ce moment, il se trouvait réduit à l’inaction par une complète paralysie, suite probable des fatigues auxquelles l’avaient contraint ses travaux journaliers dans le fort.
[16] Le P. Arsène de Paris, ne tarda pas lui-même à quitter le Brésil, mais son zèle pour les missions n’était point diminué, par la triste issue des affaires du Maranham ; il passa au Canada, et prêcha les Hurons, après avoir converti les Tupinambas. Il fut même supérieur des missions de l’Amérique du Nord durant cinq ans ; il vint mourir dans le grand couvent de Paris le 20 juin 1645, il comptait 46 ans de religion. Il est infiniment probable qu’il eut pour successeur en Amérique le P. Ange de Luynes gardien de Noyon, que nous voyons commissaire et supérieur des missions du Canada en 1646.
Pour expliquer l’invasion lente mais continue de cette triste maladie, il suffit de se représenter d’ailleurs ce qu’était en réalité à ce moment la ville naissante de San Luiz. Bien que cette riante capitale soit considérée aujourd’hui à bon droit comme une des villes les plus salubres de l’Empire Brésilien, elle surgissait à peine alors du sein des forêts ; les miasmes délétères qui s’échappent toujours des lieux récemment défrichés, l’absence absolue de certains médicaments énergiques au moyen desquels on combat aujourd’hui victorieusement les influences paludéennes, tout concourt à expliquer, comment le P. Yves d’Evreux ne put attendre l’issue de la guerre commencée et dans quelle nécessité il se vit de regagner l’Europe, pour ne pas devenir le fardeau de la mission, après en avoir été l’agent le plus actif et le soutien le plus dévoué.
Rien ne nous a été raconté de la façon dont s’opéra son voyage, et nous ne savons pas même s’il se rendit à Paris, ou bien s’il alla demander un asile dans sa ville natale, au couvent de capucins[17], que l’ordre y avait fondé quelques mois seulement après son départ. Les archives de la ville d’Evreux, se taisent absolument sur ce point et ne contiennent rien, qui ait trait à la mission brésilienne ; il faut désormais attendre d’un hazard imprévu, des documents biographiques dont on ne peut pas même soupçonner l’existence.
[17] Le couvent des capucins de la ville d’Evreux ne fut érigé qu’en l’année 1612 « à l’extrémité d’un faubourg de la ville du côté du midy, en partie par les soins et par la libéralité de Jean le Jau, alors grand pénitencier et vicaire général du diocèse. » Voy. Histoire civile et ecclésiastique du comté d’Evreux, p. 365. M. l’abbé Lebeurier, dont on connaît les lumières et le zèle archéologique, a bien voulu faire toutes les recherches nécessaires sur le point qui nous occupe ici, elles ont été complétement infructueuses.
L’historique de la seconde mission des capucins français au Maranham, complétement ignorée de Berredo et des autres écrivains portugais, ne nous laisse pas dans la même incertitude au sujet des missionnaires qui succédèrent à Yves d’Evreux et à ses compagnons[18]. Nous savons qu’arrivés dès le 15 juin devant la ville naissante, ils chantaient le Te Deum le 22 du même mois, dans le couvent rustique qu’avaient commencé à édifier leurs prédécesseurs ; mais nous n’ignorons pas, non plus, qu’ils prévoyaient dès lors, la ruine de la mission.
[18] Le ms. que nous avons sous les yeux et qui rend compte sommairement du voyage d’Archange de Pembroke ne laisse pas voir assez clairement le nom de la localité qui reçut les missionnaires, pour que nous essayions de le reproduire, nous transcrivons néanmoins le récit du débarquement : « Quelques soldats allèrent à terre et trouvèrent divers obstacles qui ne nous pronostiquèrent rien de bon, c’estoit quelques Portugais et un prestre séculier, qui animoient les Indiens contre les François : il y eut de la batterie et nos soldats apprirent que les Portugais avoient dessein de s’emparer de la côte du Maragnan et y chasser les François, ce qui fit conjecturer à nos pères qu’ils n’y feroient pas grand fruict. » Ms. du fonds des capucins de la maison rue St. Honoré.
Nous ne savons point quels furent les actes du P. Archange, au couvent de St. Louis ; mais il est à peu près certain qu’il n’imita dans son zèle ni le P. Yves d’Evreux, ni le P. Arsène de Paris ; nous voyons même que ses efforts échouèrent parce que la division s’était mise, « parmi les choses de la colonie et que cela s’accrut encore avec l’arrivée des Portugais, qui se rendirent maîtres du pays. » Le pieux biographe dont la narration nous sert ici de guide, admet bien que le nouveau supérieur administra le baptême à 650 Indiens, mais il ajoute que sans doute ces pauvres sauvages ne restèrent pas longtemps fidèles à la religion qu’ils avaient embrassée et qu’ils retournèrent à leur idolâtrie ; « le nombre des chrétiens sincères ne s’élevant pas au-delà de soixante, auxquels il faut joindre une vingtaine d’enfants. » Si l’on retrouvait une vie détaillée de l’aventureux moine écossais que signale le vieil écrivain de l’ordre, en la taxant de fort exagérée, on aurait probablement des renseignements plus détaillés sur sa mission en Amérique. Malheureusement ce livre, s’il existe dans quelque bibliothèque ignorée, est tout aussi rare que celui de François de Bourdemare et nous avons échoué dans les recherches multipliées que nous en avons faites pour en offrir un extrait à nos lecteurs[19].
[19] Forcé de nous renfermer dans un cadre limité, nous ne pouvons donner que sommairement le récit des événements qui amenèrent l’abandon du Maranham par les Français. Tout fut décidé le 21 novembre 1614 après la bataille où périt l’infortuné de Pézieux. Outre le grand mémoire publié au sujet de cette expédition par l’Académie des Sciences de Lisbonne, on trouvera les renseignements les plus étendus sur cette période de l’histoire du Maranham et sur ses missions par les Jésuites dans la vaste et précieuse publication du docteur A. J. de Mello Moraes. Elle est intitulée : Corographia, Historica, Chronologica, Genealogica, nobiliaria e politica do emperio do Brasil. (Voy. le T. 3, publ. en 1860.)
Nous supposons toutefois, que le P. Archange de Pembroke, laissant plusieurs de ses missionnaires dans le couvent des capucins récemment édifié, effectua son retour en France, dès la fin de 1614 et qu’il fut ramené en Europe, par ce capitaine de Pratz, qui conduisait à Paris Gregorio Fragoso le propre neveu de Jeronymo de Albuquerque, chargé lui-même d’une mission diplomatique, qu’on allait discuter contradictoirement à Lisbonne. Rentré dans sa cellule du couvent de la rue St. Honoré, le P. Archange y oublia promptement le Brésil, il se mêla aux affaires politiques de son temps, les dignités de l’ordre vinrent le trouver de nouveau et il vécut dans le grand monastère, jusqu’au moment où Richelieu atteignit à l’apogée de sa puissance[20].
[20] Sa mort est fixée dans les Obituaires de l’ordre, au 29 août 1632 ; c’est-à-dire en l’année où fut célébré le traité de Castelnaudary. Il y avait alors 47 ans qu’il était en religion ; on lui donne toujours la qualification de religieux écossais, mais en réalité il appartenait à une famille galloise.
Les amateurs de vieux voyages, ceux qui scrutent encore avec intérêt les souvenirs épars dont il faudrait composer l’histoire plus glorieuse qu’on ne le suppose de nos colonies, ne s’arrêteront pas à ces détails, ils voudront savoir comment le Maranham échappa aux efforts courageux du brave La Ravardière. L’histoire générale du Brésil, publiée en ces derniers temps par l’exact Adolfo de Varnhagen, leur répondra avec plus de précision encore, que le poète lauréat Southey. C’est là qu’ils pourront voir comment des forces portugaises ayant été expédiées dès le mois d’octobre 1612 pour chasser les Français de leur nouvel établissement, dont la cour de Madrid prenait ombrage, le mois de mai 1613 ne s’était pas tout-à-fait écoulé que Jeronymo de Albuquerque partant du Ceará s’était déjà concerté avec Martim Soares, pour faire réussir l’expédition hérissée de difficultés dont il avait le commandement. Des renforts indispensables venus de Pernambuco sont mis à sa disposition et le 23 août le blocus de l’établissement français est commencé ; le 19 novembre La Ravardière à la tête de deux cents fantassins et de 1500 Indiens attaque résolument ceux qui veulent le déloger de sa ville naissante ; le brave de Pézieux succombe dans une tentative imprudente, pour n’avoir pas exécuté les ordres d’un chef plus expérimenté que lui. Les Portugais prennent à leur tour l’offensive et bientôt, malgré son habileté reconnue et sa valeur brillante, le chef de la nouvelle colonie se voit contraint de négocier un arrangement, qui renvoie devant les cours de Madrid et de Paris les parties belligérantes. Avant d’en venir à cette extrémité, La Ravardière a perdu cent hommes et a vu neuf des siens prisonniers. On peut dire que si sa résistance est celle d’un brave dont la renommée était faite, la conduite de ses rivaux a tout le caractère chevaleresque qu’on déployait alors si souvent dans les combats singuliers. Pourquoi faut-il, qu’après des conventions librement consenties, et quand le 3 novembre 1614, La Ravardière a remis solennellement le fort de San Luiz à Alexandre de Moura, un acte déloyal ternisse cette campagne noblement terminée. La Ravardière, en effet, quitte dès lors le Maranham et suit Alexandre de Moura à Pernambuco, mais c’est bientôt pour être dirigé sur Lisbonne, où il subit au fort de Belem une captivité étroite qui ne dure pas moins de trois ans[21].
[21] D’ordinaire les historiens taisent cette dernière circonstance ; nous ne la voyons même rappelée sommairement et sans commentaires que dans la collection diplomatique (le quadro elementar) du vicomte de Santarem. La lettre autographe, qui constate la captivité de La Ravardière existe à la bibliothèque de la rue de Richelieu, où nous en avons pris connaissance. Elle contraste, il faut le dire, avec ce qui s’était passé un an auparavant, dans le camp de Jeronymo de Albuquerque. Cette lettre écrite d’un style fort modéré est adressée à M. de Puysieux. (Voy. fonds franc. No. 228 — 15, p. 197)
On le voit par cet exposé sommaire, la ville de San Luiz, la capitale florissante d’une des provinces les plus riches du Brésil, est une cité d’origine absolument française ; et la chambre municipale l’a heureusement si bien compris, qu’elle a récemment relevé de leur ruine les modestes édifices qui datent de cette époque : il y a là, à la fois, absence de patriotisme étroit et sentiment de bon goût. Mais revenons au livre charmant, dont nous devons surtout nous occuper, faisons connaître le sort bizarre qui l’attendait en France. Nous évoquerons ensuite avec le bon moine, quelques souvenirs dont peut se colorer la poésie.
Moins malheureux en apparence, que ce Jean de Lery qu’on a si bien caractérisé, en l’appelant le Montaigne des vieux voyageurs[22], Yves d’Evreux n’avait pas vu son manuscrit égaré durant quinze ans, une mésaventure plus complète, plus absolue l’avait frappé. Expédié aux supérieurs de l’ordre, ce livre, qui complétait celui de Claude d’Abbeville fut détruit avant son apparition. Imprimé chez François Huby dans les ateliers duquel s’était déjà éditée la relation de son compagnon, il avait été complétement lacéré. François Huby, nous le disons ici avec regret s’était en cette occasion laissé séduire et, oubliant les devoirs imposés à sa profession, n’avait pas craint de devenir l’instrument d’une préoccupation politique des plus mesquines. Selon toute probabilité, la raison qui faisait retenir La Ravardière au fort de Belem, conduisait les mains sacriléges qui détruisaient rue St. Jacques, le volume précieux dans lequel on exposait avec une si admirable sincérité, les avantages que devait produire à la France l’expédition de 1613. Mais entre l’impression du voyage de Claude d’Abbeville et celle du livre qui en est la suite nécessaire, un événement d’une haute portée politique s’était produit. Le mariage d’une princesse espagnole avec Louis XIII encore enfant avait été définitivement résolu[23] ; et tout un parti, dans la cour de France, avait un singulier intérêt à étouffer ce qui pouvait porter quelque ombrage à la maison d’Espagne. Les projets de conquête dans l’Amérique du sud, cessaient tout-à-coup de trouver des partisans. Dès lors même on dut employer tous les moyens pour faire oublier un projet de conquête, dont avec le temps l’Espagne s’était inquiétée : et la relation écrite d’un style si modéré, qui racontait simplement les incidents d’une mission lointaine, fut vouée à un complet anéantissement.
[22] Je me plais à rappeler ici une aimable expression du savant Auguste de St. Hilaire. Lery avait effectué comme on sait son voyage à Rio de Janeiro au temps de Villegagnon, c’est-à-dire en 1556. La première édition de ce récit charmant ne parut qu’en 1571. Notre Yves d’Evreux, qui a par le style tant de points de contact avec cet écrivain avait-il lu son livre ? Nous ne voyons rien en lui, qui puisse faire conclure pour l’affirmative. Les éditions du Voyage de Lery, se multiplièrent cependant à tel point, qu’il y en eut une cinquième et dernière en 1611.
[23] Ce projet d’une double alliance entre les deux couronnes, datait déjà de 1612, il fut annoncé officiellement le 25 mars, de la même année, et l’on sait qu’il ne s’effectua que trois ans plus tard. Le départ des missionnaires avait eu lieu déjà le 19 mars. Les fiançailles du roi de France avec l’infante ne préoccupaient pas encore les esprits comme ils les préoccuperont par exemple en 1615. Tous les faits relatifs à l’alliance des deux royaumes, sont consignés longuement dans le livre suivant : Inventaire général de l’histoire de France par Jean de Serre, commençant à Pharamond et finissant à Louis XIII. Paris, Mathurin Henault, in-18. (Voy. le T. VIII.)
Au moment où cet acte arbitraire s’effectuait, un seul homme en France, porta un intérêt réel à l’œuvre et à son auteur. François de Razilly n’était pas tombé heureusement dans la captivité qui paralysait tous les efforts de La Ravardière ; on peut dire même qu’il n’avait pas perdu de vue, un seul moment, les avantages que son pays pouvait tirer d’une colonie dont il avait dirigé les premiers efforts. Sachant que le volume dû au père Yves d’Evreux allait être détruit complétement, bien qu’il fût imprimé dans son intégrité ; il se transporta à l’imprimerie de Huby, pour s’y faire remettre un exemplaire du livre ; soit qu’il n’eût pas mis assez de promptitude dans ses démarches, soit que la destruction de l’œuvre fût commencée, les feuilles qu’il parvint à se faire délivrer, ou qu’un de ses agents se procura par subtilz moyens, ne purent être réunies sans qu’on eût à déplorer la perte de divers fragments ; des lacunes assez importantes, ne permirent point d’en former un exemplaire complet. L’amiral fit imprimer sa protestation, autre part, sans aucun doute, que dans les ateliers de la rue St. Jacques, il la joignit au livre qu’il fit relier magnifiquement aux armes de la maison de France, et il alla le porter, non pas à Marie de Médicis, l’ancienne protectrice de la colonie du Maranham, mais à Louis XIII. Le roi enfant s’était fort amusé l’année précédente des trois pauvres Sauvages Tupinambas, dont il avait été le parrain, ses souvenirs même étaient assez vifs, pour qu’il crayonnât de temps à autre les ornements grotesques dont nos brésiliens prétendaient s’embellir[24] ; il lut peut-être quelques pages du beau volume que Razilly venait de lui offrir, mais à cela se borna sans doute, l’intérêt qu’il lui accorda. Richelieu n’était pas encore surintendant de sa marine, les projets de navigations lointaines sommeillaient à la cour pour bien des années. Le livre du P. Yves, accolé à celui du P. Claude, dont il était la suite, fut déposé sur les rayons de la bibliothèque et tout le monde l’y laissa dormir. Ce fut là au temps du digne Van-Praet, au début de l’année 1835, que l’auteur de cette notice eut le bonheur de le rencontrer. Il serait oiseux de raconter ici de quelle surprise fut frappé l’heureux découvreur à la lecture de ce récit aimable, si sincère dans ses moindres détails, si précieux par ses utiles renseignements. Pour faire comprendre sa valeur, il suffit de dire, que notre bon missionnaire était demeuré deux ans, où son vénérable compagnon n’avait vécu que quatre mois à peine. Yves d’Evreux figura dès lors dans une série d’articles, que publiait la Revue de Paris, sur les vieux voyageurs français, et certes il parut sans désavantage à côté de ce P. du Tertre, que Châteaubriand a nommé d’une façon si juste, le Bernardin de St. Pierre du dix-septième siècle.
[24] On a pu voir, il y a quelques mois, chez un marchand de curiosités de la rue du petit Lion un dessin attribué à Louis XIII enfant et qui représentait bien évidemment la figure d’un Tupinamba ornée de peintures bizarres.
Cet article, dont le moindre défaut sans doute était d’être trop peu développé forma en la même année une mince brochure publiée chez Techener et promptement épuisée. Yves d’Evreux ne fut plus dès lors complétement inconnu aux amateurs de vieux voyages, aux hommes de goût même, qui recherchent curieusement les écrivains oubliés, avant-coureurs du grand siècle. Préoccupé plus qu’on ne le croit en Europe de ses poétiques traditions et de ses gloires naissantes, le Brésil salua le nom du vieux voyageur et lui donna un rang parmi les hommes trop peu connus qu’on doit interroger sur ses origines. L’empereur D. Pedro, qu’on doit ranger parmi les bibliophiles les plus éclairés et dont on connaît le goût pour les raretés bibliographiques, qui jettent quelque jour sur les antiquités de son vaste empire, en fit faire une copie, son exemple fut imité ! L’unique exemplaire de la bibliothèque impériale fut lu et relu ; une phalange d’écrivains habiles et zélés qui ont exhumé du néant l’histoire de leur beau pays, l’appelèrent en témoignage de leurs assertions, Adolfo de Varnhagen, Pereira da Sylva, Lisboa, l’auteur du Timon, et en dernier lieu le savant Caetano da Sylva, le citèrent parmi les meilleures autorités qu’on pût invoquer sur les croyances indiennes et contribuèrent singulièrement à le faire sortir de son obscurité.
La France n’avait pas attendu ces témoignages d’estime pour assigner au P. Yves d’Evreux, la place qu’il méritait. Si Boucher de la Richarderie n’avait pas même prononcé son nom en rehaussant de tout son pouvoir celui de Claude d’Abbeville, M. Henri Ternaux Compans l’avait destiné à augmenter sa précieuse collection des voyageurs qui ont fait connaître l’ancienne Amérique. M. d’Avezac le cite avec honneur et fait ressortir ses qualités.
Tous ces témoignages d’admiration pour l’humble écrivain, qui sacrifia sans murmure son œuvre, n’ont malheureusement pas eu pour résultat de faire sortir sa vie de l’obscurité qui la voile, et nous ne savons en vérité sur quelles autorités se fonde un savant bibliographe, quand il le fait vivre jusqu’en l’année 1650[25].
[25] La plus grande obscurité règne en général sur la biographie de ces vieux voyageurs devenus tout-à-coup si importants au point de vue historique. Le vénérable Eyriès que nous citons parfois est bien peu fondé dans son assertion par exemple, lorsqu’il affirme que Claude d’Abbeville poussa sa carrière jusqu’en 1632. Les mss. de la maison St. Honoré le font mourir à Rouen dès l’année 1616, après 23 ans de religion. Il n’est pas exact non plus de lui attribuer la vie de la bienheureuse Colette vierge de l’ordre de Ste. Claire. Ce livre parut en 1616 in-12 et en 1628 in-8 ; les initiales qu’il porte au titre auraient pu faire éviter cette méprise, peu importante, il est vrai. L’opuscule dont nous parlons se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal, où nous avons été à même de l’examiner.
En présence d’un volumineux manuscrit de la bibliothèque impériale nous avons pu croire une seule fois que tous nos doutes sur les points principaux de la biographie de notre écrivain allaient être enfin éclaircis, il n’en a rien été. Les Eloges historiques de tous les grands hommes et tous les illustres religieux de la province de Paris ne renferment malheureusement que les notices relatives aux religieux de St. Honoré, de Picpus et de St. Jacques[26]. Il est dit même dans le cours de l’ouvrage que le P. Pascal d’Abbeville[27] ayant séparé sa province de la province de Normandie en 1629, il ne faut point chercher dans ce recueil les noms des religieux qui n’habitèrent pas Paris.
[26] Ce recueil vraiment curieux, commencé le 18 novembre 1709, se composait jadis de 3 vols. in-4., le T. 1er malheureusement égaré contenait les Annales de la Province, sa perte nous a privé probablement de quelques détails précieux sur la mission du P. Yves ; il est inscrit sous ce numéro : Capucins de la rue St. Honoré 4 (Ter.).
[27] Le P. Paschal d’Abbeville fut élu au couvent de la rue St. Honoré 19me provincial ; la division qu’il opéra en 1629, eut lieu probablement par suite du nombre croissant des religieux dans les trois couvents de Paris.
C’est un fait que l’on a trop complétement mis en oubli, que l’excitation toute littéraire qui se fit sentir en France à deux reprises diverses, lors de l’arrivée sur notre sol des Sauvages brésiliens qu’on vit à soixante ans de distance débarquer soit à Rouen, soit à Paris. Ces apparitions successives d’Indiens, qui sont d’ailleurs suivies toujours de relations remarquables, provoquent évidemment dans les esprits, un retour vers les beautés primitives de la nature, qui n’est ni sans charme, ni sans grandeur. Notre Montaigne ne lui échappe pas, et il le témoigne par quelques paroles pleines de grâce, à propos d’une chanson brésilienne. Les deux plus grands poëtes de ces temps-là, si divers et si rapprochés cependant, s’en émeuvent au point de consacrer une attention toute particulière à ces habitants des grandes forêts, mêlés fortuitement aux gens de la cour de France et dont ils se prennent à envier les joies paisibles et surtout l’insoucieuse existence. Ronsard ne veut pas que ces hommes qui lui rappellent ce que fut le monde à son origine, perdent rien de leur heureuse innocence, et il adjure même ceux qui les vont visiter de ne point échanger l’ignorance où ils vivent contre les soucis de la civilisation[28]. Malherbe en entretient longuement à son tour le docte Peiresc ; il en fait l’objet de plusieurs de ses lettres, c’est sur leurs traces, qu’il faut chercher la paix et la joie. Leurs danses ont inspiré les raffinés de la cour, et l’un des plus habiles artistes de Paris a fait sur leurs airs une sarabande d’un goût merveilleux, dont le poète envoie une copie[29]. Nous pourrions encore citer d’autres exemples de ce subit engouement pour l’indépendance des pauvres Indiens et surtout pour le magnifique pays qu’ils habitent. Selon ces poètes, en tête desquels il faut mettre du Bartas[30], c’est à cette source vivifiante, que peut se renouveler par des comparaisons nouvelles, une verve prête à tarir. Sans aucun doute, tous ces vieux voyageurs trop complétement oubliés durant un siècle, exercèrent une réelle influence sur leur temps et plus tard, comme on peut s’en convaincre en relisant Chateaubriand, la naïveté de leurs récits, la fraîcheur de leurs peintures, inspirèrent les grands écrivains qui songeaient déjà dans leurs descriptions à sortir des types convenus et à émouvoir par la vérité.
[28] On ne connaît pas généralement ces vers de Ronsard, ils s’adressent au fondateur de la France antarctique, à ce changeant personnage, tour-à-tour huguenot et fervent catholique, dont Lery fuit les sévérités excentriques, jusqu’au plus profond des forêts :
Le poète, en continuant ses conseils finit par dire : comme Rousseau Je voudrois vivre ainsy.
[29] Voy. la Correspondance et la Collection Peiresc.
[30] Cet écrivain aimable en donne une preuve, dans son poème de la première semaine qui ne fut imprimé qu’en 1610 bien que l’auteur fût déjà mort en 1599.
Le lampyre que les indiens des Antilles nommaient Cocuyo fut partout comme on voit la grande merveille du XVIme siècle. Le P. du Tertre lui a consacré quelques lignes charmantes.
Yves d’Evreux n’est pas seulement un peintre habile, un conteur naïf, c’est un observateur clairvoyant des mœurs d’une race pour ainsi dire éteinte, qu’on ne saurait trop souvent consulter. Pour ne choisir qu’un exemple parmi ceux qu’il offre en si grand nombre, il est le seul qui nous décrive de véritables idoles modelées en cire par les Indiens ou sculptées dans le bois. Hans Staden, Thevet, Lery et même Gabriel Soares si explicites sur le culte du Maraca, se taisent sur celui qu’on rendait alors à ces statuettes grossièrement façonnées, sans doute, par les habitans nomades des grandes forêts, mais qui n’en constitue pas moins un commencement dans la pratique naissante de l’art ; il dit de la façon la plus précise comme on le pourra voir aisément : « Cette perverse coustume prenoit accroissement et s’enhardissoit ès villages proches de Juniparan. » Puis il ajoute, que son compagnon le R. P. Arsène, trouvait au destour des bois de ces idoles… Or, on peut tirer de ce passage une induction curieuse et qui n’est pas sans importance pour l’archéologie future d’un grand empire, c’est qu’au début du XVIIe siècle un changement notable s’était opéré déjà dans les idées religieuses du grand peuple de la côte. Sans doute à cette époque les Piayes avaient vu des statues dans les églises qu’on édifiait de toutes parts sur le littoral : avec la merveilleuse facilité d’imitation que possèdent les Indiens, déjà à la fin du XVIe siècle, ils avaient personnifié quelques-uns des nombreux génies dont ils peuplaient leurs forêts. Ces premières idoles, furent malheureusement taillées dans le bois ; nulle d’entre elles que nous sachions n’a été conservée par les musées ethnographiques du nouveau monde, qui de toutes parts, commencent à se fonder ; elles existaient cependant en assez grand nombre. Arrivés dans le voisinage du fleuve des Amazones, les Tupinambas étaient entrés en relation d’idées avec des peuples indigènes infiniment plus civilisés qu’eux ; la puissante nation des Omaguas par exemple, dont les tribus venaient des régions péruviennes, pouvait avoir exercé son influence sur l’art grossier, dont on trouva parmi eux de si curieux specimen. Il est à remarquer que ces faits importants, sont en général absolument négligés par les historiens portugais. Ce n’est pas une gloire médiocre pour notre vieille littérature, que d’avoir produit des écrivains assez observateurs pour en faire l’objet d’une étude attentive.
Parmi ceux qui se mêlèrent à ces nations malheureuses, au début du XVIIe siècle, nous ne connaissons à vrai dire qu’un seul voyageur portugais, dont les récits charmants doivent être placés à côté de ceux de Jean de Lery et du P. Yves d’Evreux[31]. C’est ce Fernand Cardim, qui était encore supérieur des jésuites en 1609 et qui visita les Indiens du sud, après avoir longtemps administré les Aldées d’Ilheos et de Bahia. Bien que ce missionnaire ne puisse nullement se comparer pour l’importance des documents qu’il renferme à Gabriel Soares[32], auquel il faudra toujours recourir dès que l’on prétendra avoir une idée exacte des nationalités indiennes et de la migration des tribus, il est surtout par son style, de la parenté de notre vieil écrivain ; il a comme lui un abandon de préjugés, qui lui fait aimer les Sauvages et un charme d’expression qui peint admirablement l’Indien dans son Aldée, en nous révélant surtout la grandeur naïve de son caractère.
[31] Narrativa epistolar de uma Viagem e missão jesuitica pela Bahia, Porto Seguro, Pernambuco, Espirito Sancto, Rio de Janeiro etc. Escripta em duas Cartas ao Padre Provincial em Portugal. Lisboa, 1847, in-8.
[32] Tratado descriptivo do Brasil em 1587 etc. Rio de Janeiro, 1851, in-8. Ces deux ouvrages ont été exhumés par M. Adolfo de Varnhagen, l’historien si connu du Brésil. Ce dernier ouvrage dont un ms. se trouve à la bibliothèque impériale de Paris est reproduit également par son habile éditeur, dans la Revista trimensal. Gabriel Soares, périt en 1591 sur une côte inhospitalière, à la suite d’un déplorable naufrage, c’est presque, comme on le voit, un contemporain d’Yves d’Evreux.
La relation du P. Yves d’Evreux n’ajoute pas seulement un document d’une importance réelle à l’histoire du Brésil, elle n’est pas uniquement destinée à constater les faits qui succédèrent à la fondation de San Luiz, aux yeux des Français, elle doit avoir encore un autre genre de mérite. Par la naïveté élégante de sa diction, par la couleur habilement ménagée de son style, par la finesse de ses observations, on pourrait dire aussi par le sentiment exquis des beautés de la nature qu’elle révèle chez son auteur, elle appartient à la série des écrivains français, qui continuent l’époque de Montaigne et qui font présager le grand siècle. Yves d’Evreux, si on eût été à même de le lire, eût exercé sur son temps, l’influence qu’avait eue quelques années auparavant Jean de Lery, qui décrivait des scènes analogues à celles qu’on le voit si bien peindre. Moins habile écrivain que lui, Claude d’Abbeville continua cette influence littéraire.
Si dans la retraite qu’il s’était choisie, et que nous supposons, non sans quelque raison, avoir été ou Rouen ou Evreux, ou même le bourg de St. Eloi, le P. Yves apprit quel avait été définitivement le sort de ses chers indiens, son âme en dut être profondément contristée. Après l’expulsion des Français, Jeronymo de Albuquerque avait été nommé Capitão mór du Pará, tandis que Francisco Caldeira Castello Branco était désigné pour continuer les découvertes et les conquêtes vers les régions du Pará. Ce fut des efforts combinés de ces deux officiers que résulta la fondation définitive de la riante cité de San Luiz et dans le même temps celle de Belem.
Ces deux villes s’élevèrent pacifiquement et sans que les Indiens missent d’opposition à leur construction. Bien loin de là, ils prêtèrent leur concours aux travaux considérables qu’elles exigeaient, et plusieurs d’entre eux accompagnèrent même un officier nommé Bento Maciel sur les rives du Rio Pindaré, à la recherche des immenses richesses métalliques qu’on supposait à tort exister sur ses bords ; expédition fatale, qui n’eut pas d’autre résultat que l’anéantissement des Guajajaras.
Les Tupinambas ne commettaient plus sans doute d’hostilités contre les Portugais et ils vivaient sous la direction de Mathias d’Albuquerque, le fils du gouverneur, mais ils n’en regrettaient pas moins vivement leurs anciens alliés. Ils n’occupaient plus le voisinage immédiat de la cité nouvelle, c’était dans le district de Cumá que se groupaient leurs nombreuses Aldées. Un jour que le chef européen qui les surveillait s’était absenté pour rejoindre son père qui l’avait mandé auprès de sa personne, quelques Indiens arrivés du Pará passèrent par Tapuytapera. Ils étaient porteurs de lettres qui devaient être remises au Capitão mór de San Luiz. Un Tupinamba converti au Christianisme et que l’on appelait Amaro, profita du passage de ses compatriotes pour mettre à exécution un épouvantable projet. S’emparant de l’une des lettres, que portait l’un de ses compatriotes, il la déploya et feignit de la lire[33], puis s’adressant aux chefs, il leur déclara que le contenu de ce message n’était autre chose qu’une abominable trahison ourdie par les Portugais, ceux-ci avaient résolu, osa-t-il affirmer, de les rendre tous esclaves. Un épouvantable massacre durant lequel périrent sans exception tous les blancs fut le résultat de cette ruse indienne que les événements précédents ne rendaient que trop facile à réaliser. Le bruit d’un incident pareil gagna bientôt le littoral. Mathias d’Albuquerque se porta résolument sur les lieux et vengea ses compatriotes en exterminant sans pitié les Tupinambas.
[33] Berredo affirme que cet Indien était un ami dévoué des Français. Mais le Jornal de Timon mieux informé, nous révèle le nom de ce terrible sauvage, il s’appelait Amaro, et il avait été élevé dans les missions du sud. Par conséquent il ne pouvait y avoir contracté une grande tendresse pour les Français. Pour ourdir son affreux stratagème, il suffisait bien de la haine conçue par certains Indiens contre ceux qui asservissaient leur pays, il n’était pas nécessaire d’être originaire de Rouen ou bien de la Rochelle.
Alors les tribus éloignées s’excitent entre elles, à former une alliance indissoluble ; un esprit implacable de vengeance anime maintenant ces sauvages naguère si paisibles et si disposés à embrasser la foi nouvelle, que leur avait prêchée Yves d’Evreux. Les Aldées lointaines se soulèvent spontanément. Jeronymo d’Albuquerque expédie des troupes aguerries contre les Indiens, la mort et l’incendie remplacent les fêtes auxquelles on s’était livré naguère avec tant d’abandon. Trois ans s’étaient écoulés à peine cependant depuis le départ des capucins français ; on était arrivé au commencement de 1617. La ville de San Luiz do Maranham bâtie avec activité, commençait à prendre l’aspect d’une cité européenne. Cet accroissement rapide ne pouvait manquer d’inquiéter les sauvages, ils étaient devenus clairvoyants : contraints à abandonner le sud du Brésil, pour trouver les grandes forêts au sein desquelles ils avaient espéré recouvrer leur indépendance, ils n’avaient plus maintenant qu’une pensée, c’était la destruction complète d’une race envahissante que leurs ancêtres n’auraient pu chasser. Les chefs Tupinambas formèrent une ligue des bords solitaires du Cumá à ceux de l’Amazone ; on allait marcher secrètement vers la colonie nouvelle et, à un jour convenu, tous les habitans devaient en être exterminés. Il n’y avait plus guère d’Indien, alors, qui ne bravât sans terreur les décharges de la mousqueterie.
Pendant que ce projet s’ourdissait et que l’on songeait à en poursuivre l’exécution, Mathias d’Albuquerque était sans défiance à Tapuytapera, avec un petit nombre de soldats ; c’en était fait de lui et des hommes qu’il commandait, lorsqu’il se trouva un traître parmi les indigènes ; le complot des chefs fut découvert au commandant portugais, celui-ci ne se laissa pas intimider par le nombre des ennemis redoutables qu’il avait à combattre, il leur livra une première bataille et les repoussa à cinquante lieues de là, aidé dans cette action audacieuse par un officier plein de bravoure que l’on nommait Manuel Pirez.
L’antagoniste de Razilly et de La Ravardière vivait encore, mais il était bien près à cette époque de finir sa carrière ; fixé à San Luiz dans la cité naissante, il put aider son fils de ses avis et des forces qu’il tenait en réserve. Mathias d’Albuquerque ne se laissa pas effrayer par les difficultés de tout genre que rencontrait sa petite armée dans ces immenses solitudes ; il battit partiellement les Indiens et le 3 février 1617, il remporta sur eux une victoire complète, ils furent repoussés dans la profondeur des forêts. Alors seulement, le vieux général rentra à San Luiz, les tribus les plus redoutables venaient d’être exterminées ; et ce qu’il venait d’accomplir dans ces déserts, Francisco Caldeira le faisait à son tour dans les solitudes du Pará, où s’élevait la cité de Belem.
Ce n’était pas à coup sûr ce qu’avaient rêvés Yves d’Evreux et ses trois compagnons, pour le Maranham : ils en avaient fait en leur âme le séjour d’une société nouvelle, où tous ces cœurs simples allaient se réunir à eux, pour célébrer un Dieu de paix. Des ordres de massacre remplaçaient les jours de prière ; une solitude effrayante s’était faite autour des colons. Il y aurait cependant une sorte d’injustice à le taire ; les religieux qu’avaient amenés avec lui Jeronymo d’Albuquerque, avaient continué l’œuvre des missionnaires français. Comme Yves d’Evreux et comme le P. Claude d’Abbeville, F. Cosme de San Damian et F. Manoel da Piedade, appartenaient à l’ordre des capucins dès l’année 1617, c’est-à-dire au moment où sévissait la guerre et quand Bourdemare publiait son livre ; ils demandaient à la cour de Madrid des religieux infatigables, endurcis à toutes les fatigues et capables de les aider. Le 22 juillet quatre nouveaux religieux arrivaient dans ces régions, mais ce n’était pas au petit couvent de San Luiz qu’ils étaient destinés, ils restèrent aux environs de Belem et commencèrent les conversions du Pará[34].
[34] Voy. Berredo, Annaes historicos do Maranham, voy. également O Jornal de Timon (M. Lisboa). Lisbonne, 1858, No. 11 et 12. Cet écrivain fixe l’époque de la mort de Jeronymo de Albuquerque, à l’année 1618 ; son fils Antonio de Albuquerque, lui succéda dans le gouvernement de la province.
Il est toutefois bien incertain, que ces faits historiques, auxquels il faut accorder désormais une place si importante dans les annales du Brésil, soient jamais parvenus aux oreilles des missionnaires dévoués qui avaient bravé tant de fatigues pour convertir les Indiens ; pendant plus de deux siècles, l’Europe y demeura complètement indifférente, et ce ne fut même qu’une vingtaine d’années après leur accomplissement qu’on vit les capucins du grand couvent de Paris reprendre courageusement l’œuvre de leurs prédécesseurs[35] : à cette époque, Yves d’Evreux était bien près d’avoir accompli sa carrière si, pour lui déjà, ce dur pèlerinage n’était fini.
[35] En 1635 des missionnaires de l’ordre des capucins partent pour la Guyane. Leurs travaux sont consignés dans les mss. légués par le grand couvent de Paris.
Tout était consommé d’ailleurs pour les peuples un moment nos alliés fidèles, auxquels il avait tenté de porter les lumières de l’Evangile. Déjà, ils s’étaient retirés sur les bords déserts du Xingú, du Tocantins et de l’Araguaya. Et c’est là, bien loin des colons européens qu’ils se sont perpétués sous les noms connus à peine des Apiacas, des Gés, des Mundurucus, si redoutés jadis, si peu craints aujourd’hui et d’ailleurs favorisés par une administration humaine[36]. Ces possesseurs primitifs du Brésil parlent encore dans sa pureté l’idiome des Tupis, dont le P. Yves nous a conservé quelques vestiges comme Thevet et surtout Jean de Lery l’avaient fait avant qu’il ne rassemblât laborieusement les éléments de son livre. C’est sur les bords de ces grands fleuves que nous avons nommés que tant de tribus décimées ont été observées il y a quarante ans par l’illustre Martius. Mais le savant voyageur ne se plaindrait plus aujourd’hui que nul ne soit allé recueillir les souvenirs expirants dont ces Indiens sont demeurés les dépositaires. Lorsque le gouvernement brésilien eut la pensée, en ces derniers temps, d’instituer une commission scientifique composée de savants nationaux, et chargée de visiter les points les plus reculés de cet immense empire qui ne renferme pas moins de 36° d’orient en occident, ce fut le Ceará, le Maranham, le Pará et même le Rio Negro, qu’il voulut qu’on explorât. Il avait parfaitement compris que s’il y avait dans ces terres vierges, d’admirables productions naturelles à recueillir, il y avait aussi toute une mythologie, toute une série de traditions historiques à préserver de l’oubli. Aussi tandis que les Freyre Alleman, les Capanema, les Gabaglia, réunissaient les précieux matériaux sur l’histoire naturelle, sur la géographie et sur la météorologie, dont ils ont commencé une vaste publication[37], un poète historien, aimé de son pays, s’en allait résolument dans ces solitudes inexplorées pour s’initier aux secrets de la vie indienne. Antonio Gonçalvez Dias, né lui-même dans l’intérieur du Maranham, familiarisé dès l’enfance avec les légendes américaines, parlant la lingoa geral, se chargeait en quelque sorte d’exécuter le programme tracé par Martius. Bientôt les légendes américaines, nous n’oserions dire les mythes religieux des grands peuples du littoral, nous apparaîtront, tels qu’ils se sont perpétués dans l’intérieur (grâce à l’exil peut-être) et ce sera alors, quand le moment des sérieuses études ethnographiques sera arrivé, que l’on comprendra toute la valeur des récits naïfs de Lery, de Hans Staden et d’Yves d’Evreux.
[36] Voy. sur ces peuples, la rapide visite qui leur a été faite par M. de Castelnau en 1851 : Expédition scientifique dans les parties centrales de l’Amérique du sud. T. 2. p. 316.
[37] Voy. Trabalhos da Commissão scientifica de exploração. Rio de Janeiro. Typographia universal de Laemmert, 1862, in-4.
Il y aurait cependant une étrange injustice à nier les anciennes tentatives faites par les religieux portugais pour opérer la conversion des peuples sauvages dans le voisinage de l’Amazonie ; ce fut grâce à eux, que l’exploration du Maranham commença vers l’année 1607, par ces voyages qu’accomplissaient avec tant de courage les missionnaires partis des couvents de Pernambuco : tentatives qui ne furent point perdues pour la géographie, mais qui, au profit de l’œuvre chrétienne, n’aboutirent d’abord qu’à un martyre inutile. Plus tard, sans doute l’œuvre des Figueira et des Pinto porta ses fruits et de grands travaux évangéliques adoucirent la position des Indiens du Maranham[38]. C’est encore un écrivain français, à peu près ignoré et contemporain de nos bons missionnaires, qui a retracé avec le plus de zèle et on pourrait dire avec un soin vraiment pieux, l’itinéraire suivi par ces hommes courageux, contemporains du P. Yves qu’il a connu sans doute, mais dont il ne possède ni la grâce, ni la naïveté[39]. Pierre du Jarric nous apprend comment les vastes régions intérieures d’un pays que convoitait la France, furent parcourues par deux religieux de son ordre, à peu près au temps où La Ravardière pour la première fois en explorait le littoral. Francisco Pinto et Luiz Figueira avaient toutefois, à cette époque, un grand avantage moral sur les Français, ils savaient admirablement la langue des peuples qu’ils tentaient de convertir. Bien plus jeune que son compagnon, destiné à succomber dans son apostolat, le P. Luiz Figueira s’initia alors plus que jamais aux secrets d’une langue déjà visiblement altérée sur le bord de la mer, et qui se conservait dans sa pureté primitive au sein des forêts. Cinq ans après l’impression du volume qu’on devait au P. Yves, il publia son Arte de Grammatica et pour la première fois depuis les essais incomplets du XVIe siècle, on eut les principes d’une langue que parlait encore un peuple courageux destiné bientôt à périr[40]. Revenons à notre pieux voyageur.
[38] On trouvera les renseignements les plus détaillés sur les missions jésuitiques et sur l’administration des Indiens au Maranham (choses si peu connues en France) dans la Corografia historica chronographica du Dr. Moraes e Mello. Cet écrivain a soin de rappeler dès le début de son Tome 3, les immenses secours qu’il a tirés des dons faits à l’institut historique de Rio de Janeiro par le conseiller Antonio Vasconcellos de Drummond e Menezes. Dans le cours de ses longs voyages, le diplomate auquel on doit de si précieux renseignements sur l’Afrique, ne s’était pas borné à ces recherches et il avait réuni touchant le Brésil d’innombrables manuscrits sur lesquels aujourd’hui s’appuie l’historien. Privé depuis plusieurs années de la vue, il en a fait hommage à son pays.
[39] Trois ans environ, avant le départ de la mission des capucins pour le Maranham, le P. du Jarric dédiait au roi enfant, le livre suivant : Seconde partie de l’histoire des choses plus mémorables advenues tant ez Indes orientales, que autres pays de la descouverte des Portugais en l’establissement et progrez de la foi Chrétienne et Catholique et principalement de ce que les religieux de la Compagnie de Jésus y ont faict et enduré pour la mesme fin depuis qu’ils y sont entrez, jusqu’à l’année 1600, par le P. Pierre du Jarric, Tolosain de la mesme compagnie, à Bourdeaus, Simon Mellange, 1610, in-4. Tout ce qui est relatif au Brésil, se trouve contenu dons ce vaste recueil entre les pages 248 et 359. Mais c’est dans le livre V de ce que l’auteur appelle l’Histoire des Indes Orientales, part. 3, p. 490, qu’il faut chercher les faits curieux signalés dans cette notice.
[40] Cette première édition, publiée en 1621, est devenue pour ainsi dire introuvable, la seconde que nous avons sous les yeux est intitulée : Arte de Grammatica da lingua brasilica do P. Luis Figueira, Theologo da Companhia de Jesus. Lisboa, Miguel Deslande, anno 1687, pet. in-12. Le savant bibliographe portugais M. Innocencio da Sylva ne reproduit pas exactement ce titre, mais il signale une édition faite à Bahia en 1851, par M. João Joaquim da Sylva Guimaraens : le titre en est fort développé. La Grammaire d’Anchieta, Arte da Grammatica da lingoa mais usada na Costa do Brazil, parut à Coïmbre en 1595, in-8. On n’en connaît en Portugal qu’un seul exemplaire.
S’il vivait encore, comme cela est assez probable, bien au-delà de l’époque qu’on assigne à ces événements, en 1619, par exemple, Yves d’Evreux ne faisait plus partie certainement du vaste monastère dont il était sorti jadis pour se rendre dans le nouveau monde. On peut supposer que son homonyme de Paris commençait à l’éclipser et qu’il se tenait loin de la grande communauté ; s’il eût habité le couvent de la rue St. Honoré, il n’est pas probable qu’on l’eût complétement oublié dans les courtes biographies qu’on accorde si libéralement à des religieux qui n’avaient rien écrit, tel est entre autres cet Yves de Corbeil, simple frère lai mort en 1623, et que recommandait uniquement dans l’ordre son dévouement à l’humanité.
Nous en avons d’ailleurs la certitude, c’était dans un humble couvent de sa province natale que le P. Yves s’était retiré : nous le trouvons en 1620 à St. Eloy[41], et nous supposons qu’il avait choisi cette résidence parce qu’il s’y trouvait dans le voisinage du couvent des Andelys.
[41] St. Eloi près Gisors, dans le département de l’Eure, est une bourgade de 384 habitans à 25 kil. des Andelys ; il y a également St. Eloi de Fourques, village de l’Eure à 25 kil. de Bernay. Nous inclinons à croire que ce fut dans la première de ces bourgades, que demeura notre missionnaire.
Dans ces fertiles campagnes, où s’était éveillé le génie du Poussin, notre bon missionnaire avait encore sans doute des loisirs suffisants pour admirer la riante nature et la fraîcheur des paysages. Peut-être en d’autres temps eût-il été à même de retracer ces fines observations qui en font parfois un incomparable naturaliste ; mais après l’émotion qu’avait imprimée à sa pensée la majestueuse solitude des forêts séculaires du Brésil, il ne se laissa plus captiver que par les ardentes disputes de la théologie. Un livre encore introuvable (car nous nous heurtons à chaque moment ici, à des raretés presque aussi difficiles à rencontrer que le voyage), nous prouve que pour son repos, il ne sut pas résister à l’esprit du siècle. N’ayant plus à convertir les Indiens, il se prit à discuter avec les protestants, et chose assez bizarre, ce fut un de ses compatriotes, personnage essentiellement estimé de ses coreligionaires qu’il attaqua ou peut-être auquel il répondit seulement. Nous ignorons le titre du premier opuscule, qu’il lança à son adversaire, mais un savant bibliographe de la Normandie, M. Frère, nous a fourni le second ; c’est pour nous une sorte de révélation.
Ce livret est intitulé : Supplément nécessaire à l’escript que le capucin Yves a fait imprimer touchant les conférences entre lui et Jean Maximilien Delangle. Rouen, David Jeuffroy, 1618, in-8.[42]
[42] Voy. la Bibliographie Normande. Nous nous sommes adressé directement à la docte obligeance de M. Frère pour obtenir la communication du supplément nécessaire ; malgré des recherches persévérantes, il s’est vu dans l’impossibilité de nous fournir d’autre renseignement que celui dont on peut prendre connaissance dans son excellent ouvrage.
Cet écrit que le docte bibliographe attribue à notre missionnaire, pourrait ne pas être émané directement de sa plume, mais il prouve l’existence d’un autre ouvrage plus étendu, et démontre qu’il y avait eu entre lui et les dissidents de sérieuses discussions orales. Mieux lui eussent valu, sans doute, les naïves discussions qu’il avait naguère avec Japi Ouassou en l’île du Maranham ou les prédications si rarement interrompues qu’il faisait naguère au Port St. Louis et qu’interrompait si rarement la grave assemblée des Indiens, auxquels une sévère politesse enjoint d’écouter l’orateur tant qu’il lui plaît de garder pour lui la parole ; circonstance qui (pour le dire en passant) a bien pu tromper en mainte circonstance un ardent missionnaire, sur le succès qu’il obtenait. Yves d’Evreux, cette fois, avait affaire à l’un des hommes les plus fermes et les plus estimés parmi les protestants et l’écrit du religieux fut déféré au parlement.
Jean Maximilien de Baux, seigneur de Langle, était un jeune ministre plein d’ardeur, originaire d’Evreux comme le P. Yves, et demeurant alors au grand Quevilly, petite ville de quinze à seize cents habitans à une bien faible distance de Rouen[43]. Nous ne savons point quel était l’objet en discussion : quelque diligence que nous ayons faite, aucune des pièces du procès n’est venue à notre connaissance ; mais il est certain que le dernier écrit, dont M. Frère nous a révélé l’existence, excita d’une manière fâcheuse l’attention de l’autorité, car un arrêt du parlement, en date du 8 avril 1620, intervint à son sujet, et condamna David Jeuffroy à cinquante livres d’amende pour avoir édité sans permission préalable, le livre incriminé[44]. Cette décision n’atteint pas notre missionnaire on le voit, elle s’applique uniquement à l’imprimeur qu’il avait choisi, mais elle implique en soi un blâme indirect qui atteint le livre, et l’on peut supposer que notre bon missionnaire s’était laissé emporter par l’ardeur de la polémique, à des personnalités regrettables. On était cependant assez peu scrupuleux sur ce point en 1618, et il ne paraît pas qu’en définitive, la carrière du jeune ministre auquel s’attaquait le P. Yves, en ait été suspendue dans sa marche ; bien loin de là, nous le voyons dès l’année 1623 député par ses coreligionaires au synode national de Charenton, puis il fait partie, quatre ans plus tard, de celui qui se tient alors en Normandie, dans la ville d’Alençon.
[43] Le grand Quevilly, Clavilleum, bourgade de la Seine inférieure est à 6 kil. de Rouen seulement, et fait partie du canton de Grand-Couronne.
[44] Maximilien de Baux fut appelé plus tard à desservir l’église du culte réformé à Rouen. Il poussa sa carrière jusqu’à l’âge de 84 ans et mourut en 1674 ; il laissa après lui la réputation d’un homme dont l’âme était droite et les mœurs singulièrement austères. Voy. les frères Haag, La France protestante.
A partir de l’année 1620, nous perdons toute trace du P. Yves d’Evreux. Cependant plusieurs écrivains ecclésiastiques bien postérieurs à cette date, enregistrent son nom dans leurs vastes nécropoles, en multipliant de telles erreurs à son sujet, qu’on acquiert la certitude qu’ils n’avaient jamais vu son livre. Boverio da Salluzo[45], Marcellino de Pise[46], Wadding[47], d’ordinaire si exact, le P. Denys de Gênes[48], ou ne donnent que des détails généraux fort approximatifs sur son œuvre sans en spécifier la date, ou altèrent grossièrement le millésime de l’année d’impression. Ce dernier, par exemple, le fixe à 1654, erreur bien évidente, procédant d’une première faute d’impression et que répètent à l’envi Masseville[49] et même le Moreri Normand[50]. Le P. Franc. Martin, de l’ordre des Cordeliers, dont on conserve le manuscrit à Caen la change seul de son autorité privée et la porte à 1659, en donnant toujours comme lieu d’impression la ville de Rouen. L’Epitome de la bibliotheca oriental y occidental de Leon Pinelo, livre qui fut réédité comme on sait par Barcia au XVIIIe siècle, est le seul ouvrage en ce tems où soit mentionné le voyage que nous réimprimons, avec une certaine exactitude, mais là encore, le titre de la relation publiée par notre pauvre missionnaire se trouve si singulièrement altéré par le bibliographe espagnol, qu’on voit dans cette indication erronée l’influence de Denis de Gênes, il est difficile de reconnaître sous un pareil déguisement l’habile continuateur du P. Claude d’Abbeville[51].
[45] Capucinorum Annales, Lugduni, 1632, in-fol., puis la traduction italienne : Annali di Frati minori Cappucini etc. Venetia, 1643, in-4.
[46] Annales seu sacrarum historiarum ordinis minorum Sancti Francisci qui Capucini nuncupantur etc. Lugduni, 1676, in-fol.
[47] Annales ordinis minorum, 2me édit., Romae, 1731, puis les Scriptores ordinis minorum, 1650, in-fol. du même.
[48] Bibliotheca Scriptorum ordinis minorum. Genuae, 1680. in-4., réimp. en 1691 pet. in-fol. Ce dernier, après quelques lignes sur les mérites du P. Ivo Ebroycencis vulgo d’Evreux donne ainsi l’Indication de son livre : scripsit gallicè Relationem sui itineris et Navigationis Sociorum que Capucinorum ad regnum Marangani : cui etiam adjunxit historiam de moribus illarum nationum. Rothomagi, 1654. Voy. T. 1 in-4.
[49] Histoire de Normandie. T. VI, p. 414. Masseville prouve évidemment qu’il s’est contenté de traduire le P. Denys de Gênes, puisque il dit, que notre missionnaire « donna une Relation géographique des régions où il avait pénétré et particulièrement du pays de Marangan. » Regni Marangani a dit son prédecesseur.
[50] Voy. ce précieux ms. à la bibl. de Caen. Une bibliothèque américaine, composé par le colonel Antoine de Alcedo, Madrid, 1791, 2 vol. in-8., ne mentionne pas le P. Yves : mais cette omission nous laisse peu de regrets, son compagnon, le P. Claude d’Abbeville, y est représenté convertissant avec un zèle infatigable les Sauvages du Canada !
[51] La première édition de l’Epitome, supprimée par ordre de l’inquisition et devenue rarissime, ne porte sur son titre gravé, qui fixe la date de l’impression du livre à 1629, que les noms d’Antonio de Léon, celui de Pinelo est omis. Il n’y est fait nulle mention d’Yves d’Evreux (ce livre fait partie de la bibl. Ste Geneviève), l’édition donnée en 3 vols. pet. in-fol. par Barcia travestit ainsi le titre de notre livre : Fr. Yvon de Evreux, capuchino. Relacion de su viage al Reino de Marangano, con sus compañeros : historia de las Costumbres de aquellas naciones. Imp. 1654, in-4. frances.
Nous en avons à peu près la certitude, par les manuscrits que nous a légués le grand couvent de la rue St. Honoré, Yves d’Evreux vécut au-delà de l’année 1629, mais il ne revint pas à Paris, tout indique même qu’il devait être tombé dans une sorte de défaveur, parce que l’on avait sans doute à cœur de faire oublier au roi d’Espagne les tentatives qui avaient été faites naguère sur le Maranham. Cela est si vrai, que les anciens chefs de l’expédition ne purent renouer une vaste entreprise, dans laquelle étaient engagés leurs plus chers intérêts. Malgré la faveur dont il semble avoir joui à la cour, l’amiral de Razilly échoua complétement dans ses tentatives sur ce point, et lorsqu’il fut rendu à la liberté, après sa captivité dans le château de Belem, le brave La Ravardière ne retourna jamais dans l’Amérique du sud. Ces deux noms paraissent encore une fois dans l’histoire de notre marine[52], et ils apparaissent glorieusement, mais c’est en Afrique, sur ces côtes inhospitalières, où de hardis pirates devaient être châtiés de temps à autre, pour que toute sécurité ne fût pas enlevée à notre commerce.
[52] Isaac de Razilly, chevalier de l’ordre de St. Jean de Jérusalem, premier capitaine de l’Amirauté de France, chef d’Escadre des vaisseaux du roi en la province de Bretagne, est nommé amiral de la flotte royale qu’on expédie sur les côtes de la Barbarie en 1630 et il s’adjoint La Ravardière : le 3 septembre de la même année nous le trouvons devant Safy, où il s’occupe du rachat des captifs.
La Ravardière employa glorieusement et, nous le voyons, d’une façon toute chrétienne, les dernières années d’une vie active, consacrée entièrement à la gloire de son pays ; le temps lui manqua pour tracer le récit de ses voyages dans l’Amérique du sud. Nous savons de science certaine que, par ses ordres, une relation détaillée de son expédition sur les bords de l’Amazone avait dû être dressée en 1614. Cette espèce de journal, qui éclaircirait tant de choses, ne nous est pas parvenu, il ne serait pas sans intérêt à coup sûr, de la comparer aux documents qui nous ont été transmis vers le même temps par un autre Français, dont les voyages ont eu les honneurs d’une réimpression. Dix ans auparavant, en effet, le garde des curiosités de Henri IV et de Louis XIII, Jean Mocquet avait parcouru les rives de l’Amazone, vers le milieu de l’année 1604, et s’était efforcé de faire connaître le grand fleuve à ses compatriotes. Malheureusement, ce pauvre chirurgien de campagne, avait plus de zèle que de lumières et ses observations ne pourraient se comparer à celles d’un homme aussi connu par son instruction que par sa loyauté. Le voyage de La Ravardière sur l’Amazone et dans le Maranham, doit être aussi décrit minutieusement dans la grande chronique manuscrite des pères de la compagnie qui existe encore à Evora. En consultant les savants travaux bibliographiques de M. Rivara, nous en avons acquis la certitude, le chapitre 111 de ce vaste recueil est consacré entièrement au séjour des Français dans ces régions. Nous n’avons pas été à même de l’examiner. Grâce à l’esprit d’investigation, qui s’est emparé de tant de savants historiens, on ne saurait donc désespérer complètement de retrouver l’écrit que nous signalons.
Le Brésil fait chaque jour les plus louables efforts pour réunir en corps de doctrine les documents inédits qui constituent ses origines historiques ; si jamais le voyage de La Ravardière était découvert dans quelque bibliothèque ignorée, ce serait avec Claude d’Abbeville et Yves d’Evreux le guide le plus sûr qu’on pût consulter sur ces provinces du nord dont on connaît à peine les splendides solitudes et dont notre missionnaire révèle pour ainsi dire le passé.