Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Combien les Sauvages sont misericordieux envers les criminels de cas fortuit & sans malice.
Chap. XVII.
Entre les perfections naturelles que j’ay remarquees par experience en ces Sauvages, est une juste misericorde. Je veux dire qu’ils sont desireux de voir faire la justice des meschans, quand malicieusement ils ont perpetré quelque crime : Au contraire ils sont fort misericordieux, & desirent qu’on face misericorde à ceux qui par accident & fortune sont tombez en quelque faute : Ce que je vous veux faire voir sur la glace ou miroir d’un bel exemple, qui est tel.
Maïobe est un village grand, à trois lieuës du fort Sainct Louys, le Principal de ce lieu est un assez bon homme, & qui est ayme les François, & nous fit faire nostre loge. Ce bon homme avoit deux fils forts & robustes, tous deux mariez, & deux filles, une mariee, l’autre à marier, assez gentilles & de bonne grace, fort aimee de ses Pere & Mere, tellement qu’ils en estoient fols, & ne parloient d’autre chose, & la gardoient pour un François, disoient-ils, quand les navires seroient de retour & que les François commenceroient à prendre leurs filles pour femmes. Il bastissoit ses chasteaux & ses fortunes sur ce fresle vaisseau, ainsi que la bonne femme tenant entre ses mains le premier œuf de sa poule, montoit de degré en degré jusqu’à esperer une principauté, par le moyen de cet œuf, qui à l’instant tomba de ses mains, & par consequent avec luy toute la fortune esperee de la bonne femme : De mesure cettuy-cy n’ayant autre consolation, qu’en cette jeune fille, peu de jours apres qu’il me fut venu voir, au milieu d’une triste nuict, Geropary, tordit le col à cette jeune plante, luy ayant mis la bouche sur le dos : Chose espouventable : car elle devint noire comme un beau Diable, les yeux ouverts & renversez, la bouche beante, la langue tiree, les levres d’embas & d’en haut rissollees, tellement que l’on voyoit ses dents & ses gencives descouvertes : les pieds & les mains roides : ce qui pensa faire mourir, & de peur & de tristesse ses parens : & jamais je n’ay peu sçavoir qui pouvoit estre la cause de cecy, sinon qu’elle estoit infidelle, & peut-estre vivoit lubriquement, combien que jamais elle n’en eut le bruict : mais bien son Pere avoit vendu sa fille aisnee à quelque François pour en abuser, qu’il avoit retiree, pour cet effect d’avec son mary. Advisent ceux qui sont en peché mortel, qu’ils sont en la domination & puissance du Diable, lequel si Dieu le permettoit leur en feroit autant.
Cet accident ne fut pas seul : car un mal-heur en traisne un autre, & le premier est l’Ambassadeur du second : pour ce quelque temps apres, ce Principal faisant un vin public, auquel il avoit invité non seulement ceux de son propre village, mais aussi tous ceux des villages aux environs. Là tout le monde estant arrivé, les danses, les chansons, les vins venus en leur ferveur, en sorte que plusieurs estoient yvres, ses deux fils, dont j’ay parlé, se querelerent, & celuy qui avoit le tort, par incident, voulant coleter son plus jeune frere, contre qui il quereloit, se fourra une trousse de fleches dans le ventre, duquel coup il tomba incontinent à la renverse esvanoüi : on luy retira les fleches du ventre avec une douleur excessive, ainsi que vous pouvez penser, & la douleur fist bientost passer le vin, lors la feste fut troublée, les chants tournez en lamentations & hurlemens, le vin en larmes, les danses en esgratignemens, & arrachement de cheveux, le pauvre bon homme de Pere, spectateur d’une telle tragedie, assis sur son lict de coton, saisi d’une pamoison, tomba dedans son lict : Lors il disoit à la compagnie, qu’en un coup il perdoit ses deux enfans, sans celle qu’il avoit perduë auparavant, un broché par sa faute, & l’autre que les François feroient mourir : Chacun en avoit grande compassion. Tous les Principaux de l’Isle se resolurent de venir en corps, au Fort Sainct Loüis, & prier pour le salut du vivant.
Cependant le blessé se hastoit, à son regret, de passer le pas de la mort, dont il appella son frere vivant, & luy dit : J’ay grand tort : car j’ay tué plusieurs personnes tout en un coup. Je me suis tué moy-mesme, j’ay tué mon Pere qui mourra de tristesse, je t’ay tué : car les François te feront mourir, pour ce qu’ils sont entiers en justice, & à punir les meschans : Mais sçais-tu ce qu’il y a, croy mon conseil, & fay ce que je te diray : Les Peres qui sont venus avec les François sont misericordieux, & nous ayment, & nos enfans, & nous font dire par leurs Truchements qu’ils sont venus en ces cartiers pour nous sauver : J’ay aussi entendu un jour dans nostre Carbet d’un de nos semblables, que les Païs des Peres ont autrefois baptisé, tandis qu’ils estoient avec eux, qu’il avoit veu les Canibaliers se retirer en leurs Eglises, lors qu’ils avoient fait quelque mal pour estre en seureté, & que personne ne leur osoit toucher : fais le mesme, va t’en sur la nuict avec mon Pere trouver le Païs en sa loge d’Yuiret, & le prie de te mettre en la maison de Dieu, qui est contre sa loge, & demeure là, jusqu’à tant que mon Pere avec les Principaux ayent appaisé le Grand des François, & qu’il t’ait pardonné : Et pour plus faciliter cela, tu sçais que les François ont besoin de canots & d’Esclaves, que mon Pere offre au Grand ton Canot & tes Esclaves, afin que tu ne meures. Tout cecy fut executé de poinct en poinct : car ce vieillard, Pere des deux enfans me vint trouver, me faisant requeste & supplication de recevoir son fils dans la maison de Dieu, & interceder pour obtenir sa grace envers le Grand des François, me persuadant cecy par beaucoup de raisons, comme celle-cy.
Vous autres Peres faictes amasser nos Carbets à toute heure qu’il vous plaist, & voulez que grands & petits s’y trouvent, afin d’entendre la cause qui vous a esmeus de quitter vos demeures & vos terres, beaucoup meilleures que celles-cy, pour nous venir enseigner le naturel de Dieu, qui est, dites-vous, misericordieux & bon, desireux de vie, & ennemy de mort, & ne veut que personne meure, ains qu’il est mort sur un arbre, pour faire vivre ceux, qui estoient morts. Vous dites encores que nos enfans ne sont plus nostres, mais qu’ils sont à vous, que Dieu vous les a donnez, & que les garderez jusques à la mort, monstrez moy ce jour d’huy que vostre parole est veritable. Je suis vieil & ay perdu tous mes enfans, il ne m’en reste plus qu’un qui a basty ceste loge, il vous ayme parfaitement vous autres Peres, & veut estre Chrestien. Il a tué son frere sans y penser, ou plustost son frere s’est tué luy-mesme avec des fleches qu’il portoit : Je te prie, reçois-le avec toy en la maison de Dieu, & viens avec moy pour parler au Grand, car il ne te refusera rien, il t’honore par trop. J’avois voulu amener avec moy ce mien fils pour qui je te prie, mais il craint par trop la fureur des François : Il est à present errant parmy les bois, fuyant comme un sanglier deçà delà : à chaque fois qu’il entend les branches des arbres remuer il soupçonne que ce sont les François qui vont armez apres luy, pour le prendre & l’amener à Yuiret, afin de l’attacher à la gueule d’un canon. Je luy fey responce par le Truchement, que je m’employrois pour luy asseurément, & que j’esperois obtenir ce qu’il me demandoit, pour ce que le Grand nous aymoit, mais qu’il estoit bon qu’il allast luy mesme faire sa harangue, & que je ne manquerois d’aller apres luy. Il alla de ce pas au Fort, accompagné d’un des Principaux Truchemens de la Colonie, nommé Migan[88], & exposa sa requeste & supplication au sieur de Pesieux en ceste sorte.
Je suis un Pere mal-heureux, qui finira sa vieillesse comme les sangliers, vivant seulet, & mangeant les racines ameres toutes cruës, si tu n’as pitié de moy : La Misericorde est convenable aux Grands, & n’ont non plus de grandeur, qu’ils ont de clemence & misericorde. Ton Roy est le plus grand Roy du monde ainsi que les nostres qui ont esté en France le nous ont rapporté. Il t’a envoyé icy comme un des Principaux de sa suitte, afin que tu nous liberasses de la captivité des Peros : donc puis que tu es grand, tu es misericordieux, & partant tu dois user de misericorde envers ceux qui sont tombez en fortune sans malice. Je sçay qu’il faut estre juste & prendre le pour ce, qu’ils appellent seporan & vangeance des meschans : ce que nous gardons estroictement parmy nous, & telle a esté tousjours la coustume de nos Peres : mais quand la faute ne vient de malice, nous usons de clemence. J’avois deux enfans, comme tu sçais, lesquels sont venus souvent travailler en ton Fort, l’un a tué l’autre par accident & sans malice, ou pour mieux dire, l’aisné s’est embroché, luy mesme dans les fleches du jeune qui reste en vie, pour lequel je te prie de ne le poursuivre point, ains de luy pardonner : C’est luy qui me doit nourrir en ma vieillesse ; Il a tousjours aymé les François : & quand il en voit venir en mon village, il appelle incontinent ses chiens, & s’en va aux Agoutis & aux Pacs qu’il leur apporte pour manger. Il a faict la maison des Peres, & m’asseure que les Peres prieront pour luy : Il a tousjours esté obeissant à sa belle-mere que voilà, qui l’ayme comme son propre fils : son frere, qu’il a tué sans y penser, & sans volonté, estoit meschant, n’aymoit point les François, jamais il ne leur voulut rien donner, ny aller à la chasse pour eux, haissoit sa belle-mere, & la mettoit souvent en colere : quand il fut tué il estoit yvre, & vint prendre la femme de son frere, & luy arrachant son enfant d’entre les bras, le jetta d’un costé, & la mere de l’autre, en luy donnant des soufflets, encore qu’elle fust enceinte, & ce devant mes yeux, & les yeux de son Mary, & eusmes patience en tout cela : mais venant pour coleter son frere, afin de le battre, il se donna des fleches qu’il tenoit en sa main dans le ventre, desquelles il est mort : Pourquoi perdray-je mes deux enfans tout en un coup sur ma vieillesse ? Si tu veux faire mourir le vivant, faits moy mourir quant & luy. Voilà qu’il te donne son canot pour aller à la pesche & ses Esclaves pour te servir. Le Sieur de Pesieux admira ceste harangue, comme il m’a souvent dict depuis, & l’a raconté à plusieurs personnes, s’estonnant de voir une si belle Rhetorique en la bouche d’un Sauvage : Car vous devez sçavoir, que je represente tous ces discours & harangues le plus naifvement qu’il m’est possible, sans user d’artifice.
Il luy fit responce, que c’estoit un grand crime, qu’un frere eust tué son frere : Mais d’autant qu’il disoit que cecy estoit arrivé plus par la faute du mort, que par celle du vivant, il se laisseroit aisement gaigner à la misericorde par la priere des Peres, ausquels il ne vouloit rien refuser : Et ainsi l’asseura que son fils n’auroit point de mal : & quant aux dons qu’il luy offroit, tant du canot que des Esclaves, il les acceptoit, mais qu’il les luy donnoit pour soustenir sa vieillesse, eu esgard à ce qu’il aymoit les Peres & les François. Cet acte de misericorde & de liberalité contenta infiniment ce bon vieillard, qui ne fut pas ingrat d’en semer le bruit par toute l’Isle & d’en venir recognoistre par action de grace, le dict Sieur & nous autres, apportant quant & luy de la venaison qu’avoit prins ce sien fils remis en grace.