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Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

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De la Valeur & mœurs des Sauvages de Miary.

Chap. XIII.

Ayant conversé fort familierement avec ceste Nation, j’ay descouvert beaucoup de particularitez, qui sont propres à eux seuls, & beaucoup d’autres qui sont communes à tous les Tapinambos, desquels personne n’a point encore escrit, au moins parlé suffisamment, & sont belles & rares, qui faict que je m’y estendray plus amplement. Ces peuples estoient appellez par les Tapinambos, Tabaiares, auparavant qu’ils se fussent reunis[80]. Ce nom est commun et appellatif, pour signifier toute sorte d’ennemis ; Car mesme cette Nation des Tabaiares appelloient les Tapinambos de l’Isle, Tabaiares, Tapinambos, maintenant qu’ils sont en l’Isle pacifiez & d’accord : Les Tapinambos les appellent Miarigois c’est à dire gens venus de Miary[82] : ou habitans de Miari, ainsi que les Dannois venans occuper la Neustrie, Province ancienne dependante de la Couronne de France furent appellez Normands, & l’ayant retenuë sous l’hommage des Roys de France, perdit son nom ancien de Neustrie, & prit celuy de Normandie.

Les François les appellent Pierres vertes[81], à cause d’une montagne non beaucoup esloignee de leur antique habitation, en laquelle se trouve de tres-belles & precieuses pierres vertes, lesquelles ont plusieurs proprietez specialement contre le mal de rate, & flux de sang : & m’a t’on dict qu’on y trouve des Emeraudes tres-fines : Là ces Sauvages alloient chercher de ces pierres vertes : tant pour en mettre en leurs levres, que pour en faire trafic avec les nations voisines. Les Tapinambos & les Tapouis font grand estat de ces pierres[83] : J’ay veu donner moy-mesme pour une seule pierre à levre, de cette sorte, la valeur de plus de vingt escus de marchandise, que donna un Tapinambos à un Miarigois dans nostre loge de Sainct François de Maragnan. Un certain long cheveux vint chez nous, orné de ses plus beaux atours, qui estoient de deux branches de corne de chevreil, & de quatre dents de biche fort longues, au lieu de pendant d’oreille, de quoy il se bravoit extremement, par ce que cela estoit agencé industrieusement, d’autant que le commun, specialement les femmes, ne les portent que de bois rond, assez gros, comme de deux doigts en diametre : vous pouvez penser quel trou ils font à leurs oreilles : mais sa plus grande braverie estoit d’une de ces pierres vertes longue pour le moins de quatre doigts, & toute ronde, qui me plaisoit infiniement, & avois grand desir de l’avoir pour la porter en France. Je lui fis demander ce qu’il vouloit que je luy donnasse pour cette pierre : Il me fist responce : Donne moy un navire de France plein de haches, serpes, habits, espees & harquebuses.

Un autre Tapinambos fort vieil en portoit une en sa levre d’en bas en ovale, large comme le creux de la main, laquelle pour le long temps qu’il la portoit, & ne l’avoit ostée de son lieu, estoit enchassee dans son menton, la chair s’estant repliee par dessus les bords de la pierre, & avoit pris la forme d’ovale de cette pierre. J’ay dict cecy pour faire voir la valeur de ces pierres vertes.

Ces Miarigois sont communément d’une belle stature, bien proportionnez, valeureux en guerre : de sorte qu’estans bien conduicts, ils ne reculent & ne s’enfuyent point comme les autres Tapinambos & n’en puis donner autre raison, sinon qu’ils ont esté nourris parmy les combats, qu’ils ont tousjours livrez aux Portuguais, lesquels ils ont autrefois défaicts, forcé leurs forts, & emporté leurs enseignes, & jamais n’eussent abandonné leur premiere habitation, ainsi que Thion, leur Principal, nous harangua à sa venuë au Fort Sainct Loüis, si la disette des poudres à canon n’eust contrainct les François, qui estoient avecques eux, de ceder à la force, & au grand nombre des Portugais.

C’est un plaisir que de voir le zele & le soin qu’ils ont de porter les espees, que les François leur ont donné, perpetuellement à leur costé, sans jamais les laisser, sinon lors qu’ils reposent en leurs lits ; ou qu’ils travaillent en leurs jardins, & lors ils les pendent en une branche d’arbre aupres d’eux : d’où il me souvenoit de l’Histoire de Nehemias, en la reparation des murs de Hierusalem, que les habitans d’icelle tenoient d’une main les armes, & de l’autre les instrumens à travailler.

Ils sont curieux de tenir leurs espees claires comme cristal, & les fourbissent eux mesmes, avec du sable doux & de lyanduc, c’est à dire de l’huile de palme, les aiguisent souvent pour les entretenir bien tranchantes, r’accommodent la pointe, quand la roüille, qui est fort commune sous cette zone torride, l’a mangée. Ils s’accoustument à les bien manier, faisant marches & des-marches, quasi à la façon des Suisses, quand ils escriment.

Outre qu’ils sont gens de courage & bons soldats, ils travaillent extremement bien, & aimerois mieux une heure de leur besogne, qu’une journee d’un Tapinambos. Leurs Principaux travaillent aussi bien que les moindres, leur travail toutefois est reglé : car ils se levent à la pointe du jour, desjeunent, puis femme & enfans avec eux, vont tous de compagnie, huans, chantans & rians, travailler en leurs jardins, & quand le Soleil vient à sa force, qui est à l’heure de dix heures, quittent le travail, viennent repaistre & dormir, & sur les deux heures apres Midy, quand le Soleil vient à perdre sa force, ils retournent au travail jusques à la nuict.

Les Principaux, qui ordinairement tiennent table ouverte, & pour cet effect doivent avoir une grande estenduë de jardins, dressent un Caouin general, auquel ils convient un chacun, à la charge de coupper ses jardins. Cela se faict avec grande allegresse en une belle matinee ou deux, puis vont boire en la loge de celuy qui les a mis en besogne, chacun goustant au vin s’il est temps de le boire, & au cas qu’ils le trouvent bon, le loüent grandement de sa force, & composent des chansons là dessus, qu’ils recitent en faisant le tour des loges au son du Maraca, prononçans telles ou semblables paroles : O le vin, le bon vin, jamais il n’en fut de semblable, ô le vin, bon vin, nous en boirons à nostre aise, ô le vin, le bon vin, nous n’y trouverons point de paresse : Ils appellent un vin paresseux, qui n’a point de force pour les enyvrer incontinent, & qui ne les provoque à vomissement, pour derechef boire d’autant : Les filles servent à cet escot, on danse, on chante à plaisir, on couche ceux qui s’enyvrent soigneusement, il s’y fait rarement des quereles : mais ils sont joyeux & plaisans en leur vin, specialement les femmes qui font mille singeries, dont elles provoqueroient les plus tristes & espleurez à se débonder de rire. Pour moy je confesse que jamais en ma vie je n’ay eu tant envie de rire, que lors que ces femmes escrimoient les unes contre les autres, avec des gobelets de bois pleins de ce vin, beuvans l’une à l’autre, faisant mille grimaces & démarches.

Ils sont fort liberaux de ce qu’ils ont de plus cher, comme sont leurs filles & leurs femmes : Car je pris garde quand on les alla querir au second voyage de Miary, que plusieurs Tapinambos, tant de l’Isle de Maragnan, que de Tapoüitapere, allerent exprez avec les François, pour avoir des filles & des femmes en don de ces Miarigois, ce qu’ils obtindrent facilement, comme aussi plusieurs autres enjolivemens, que ces peuples seuls ont grace de faire, & par ainsi tenus fort chers & precieux entre les Tapinambos.

Ils ont aussi une coustume, que j’ay pareillement remarquee entre les Tapinambos, c’est, qu’ils portent des siflets ou flutes, faictes des os des jambes, cuisses & bras de leurs ennemis, qui rendent un son fort aigu & clair, & chantent sur icelles leurs notes ordinaires, specialement quand ils sont en leurs Caouins, ou quand ils vont en guerre.

Les jeunes filles ne mesprisent pas l’alliance des vieillards & chenus, comme font les filles de Tapinambos, ains au contraire elles s’estiment d’avantage d’espouser un vieillard, notamment quand il est Principal, & je m’en estonnois, comme chose assez malseante, de voir plusieurs jeunes filles de quinze à seize ans, estre mariees à ces vieillards, ce que font au contraire les filles des Tapinambos, lesquelles passent leur jeunesse en filles de bonne volonté, puis elles acceptent un mary. Ce que j’ay dict, non pour autre subject que pour faire voir l’aveuglement des ames detenuës en la captivité de cet immonde esprit, qui ne cesse de precipiter d’ordure en ordure les ames qui luy servent.

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