Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Du soin que les Sauvages ont de leurs corps.
Chap. XXVIII.
Platon appelloit la forme du corps, un privilege de Nature, & Crates le Philosophe, un Royaume Solitaire. Ces deux sentences meriteroient un discours long & ample : si nous traittions autre chose qu’une histoire, laquelle demande un stile concis, sans aucune superfluité de paroles, ou de digressions faictes mal à propos : partant nous appliquerons le dire de ces deux Philosophes à nostre subject, pour faire voir que la Nature ayant dénié, par un si long temps, aux corps des Indiens les vestemens, les a recompensez d’un singulier privilege, les formant beaux & bien faicts, encore que les meres n’y prennent aucune peine : ains les levent & manient, comme elles feroient un morceau de bois. Ce que dit Crates, leur convient tres-bien, d’appeller ceste forme corporelle, un Royaume solitaire & desert : car tout ainsi que les animaux du desert, croissent & s’embellissent extremement bien, pendant qu’ils demeurent en leur Royaume deserté, c’est à dire en leur liberté connative : Et à l’oposite, s’ils sont pris des hommes, & amenez en la demeure domestique des Rois & Princes de la Terre, pour estre veuz & montrez, ainsi qu’un spectacle nouveau, vous les voyez incontinent se descharner, se desplaire, & perdre l’appetit d’engendrer & conserver leur espece, & cecy non pour autre occasion que pour avoir perdu la liberté de ce Royaume solitaire. Pareillement ce que la Nature a osté d’un costé à ces Sauvages, à sçavoir les vivres bien apprestez, les potions bien friandes, les habits pompeux, les licts molets, & les superbes maisons & palais, elle les a recompencez d’un autre part, en leur donnant une pleine liberté, comme aux oyseaux de l’air, & aux bestes des forests, sans estre molestez des mangeries & plaideries de par deçà, qui n’est pas une des moindres afflictions d’entre les autres, qui balancent les commoditez que nous pensons avoir en ce monde Ancien. Et si le Diable par permission de Dieu, pour en tirer un bien, qui est leur salut, ne se fut mis à traverser ces Barbares, leur suscitant nouvelles discordes, à ce qu’ils se tuassent & mangeassent les uns les autres : il n’y a point de doute qu’ils ne fussent les plus heureux hommes de la Terre, à cause de ceste franchise & liberté connaturelle, laquelle assaisonne si bien les viandes qu’ils ont, qu’elles tournent en nourriture parfaicte & salubre, d’où procede immediatement la belle forme de leurs corps.
Je ne fais qu’attendre l’objection pour y respondre ; qu’on a veu de ces gens sales, laids comme marpaux. Je dy que ce n’est pas au visage, où il faut remarquer la forme & beauté d’un homme : c’est de quoy Demosthene se moquoit, quand les Ambassadeurs d’Athenes furent de retour de leur Ambassade au Roy Philippe de Macedoine, lesquelles loüoient la beauté du visage de ce Roy : non, non, dit Demosthene, ce n’est pas un subject digne de loüange en un homme, que la beauté de son visage, qu’il a commun avec les Courtisanes : mais bien en la stature du corps, proportion des membres, & phisionomie de grandeur & de noblesse : Et c’est ce que je traitte, que la Nature a donné pour l’ordinaire, un corps bien faict, bien proportionné, & d’une stature convenable, specialement aux Tapinambos : Et quant à ce qu’ils gastent leurs visages par incisions, ouvertures, & fanfares de peintures & ossemens, cela provient, comme j’ay dit cy dessus, de l’opinion qu’ils ont d’estre estimez plus vaillans.
Ils sont fort soigneux de tenir leurs corps nets de toute ordure : ils se lavent fort souvent tout le corps, & ne se passe jour, qu’ils ne jettent sur eux, force eau, & se frotent avec les mains de tous costez, & en toutes les parts, pour oster la poudre & autres ordures. Les femmes ne manquent point de se peigner souvent : Ils craignent fort d’amaigrir, qu’ils appellent en leur langue, Angäiuare, & s’en plaignent devant leurs semblables, disans, Ché Angäiuare, je suis maigre, & chacun en a compassion, specialement quand il arrive qu’ils font quelque voyage, pendant lequel, il faut qu’ils jeusnent & travaillent : lors qu’ils sont de retour, & que leurs joües semblent estre abatuës, chacun les pleure & plaint, disant Deangäiuare seta, helas ! que tu es maigre, tu n’a plus que les os.
Ce point estoit l’unique cause, pour laquelle nous ne pouvions garder avec nous les jeunes enfans baptisez : par ce que les meres avoient si grande peur, qu’ils n’emmaigrissent avec les François, pour la croyance qu’elles avoient que les François estoient en disette, qu’elles ne permettoient à leurs maris d’amener ces petits enfans quant & eux, pour voir les Peres, & les Chapelles de Dieu, qu’à toute force, en chargeant tres-estroittement aux maris de les ramener avec eux, & toutes les fois qu’elles pensoient à ces enfans, elles fondoient en larmes, & s’atristoient infiniment.
J’avois retenu un jeune enfant de Tapuitapere faict Chrestien & nommé Michel, lequel sçavoit extremement bien & en bons termes la doctrine Chrestienne, afin qu’il l’apprist aux Esclaves que j’avois. Il demeura quelques mois avec moy, mais il ne me fut jamais possible de le garder davantage, à cause de l’importunité qu’en faisoit sa mere, & la douleur qu’elle monstroit avoir par ses pleurs & lamentations continuelles, de sorte que son pere vint expres le querir, & luy ayant dit que sa mere le regardoit en pitié (c’est une phrase de parler entr’eux, pour montrer leur compassion vers autruy) il me vint demander congé de s’en retourner, avec un regret pourtant de me quiter, & en pleuroit de douleur (tant ces jeunes enfans caressent les Peres & se plaisent avec eux) alleguant que sa mere devenoit maigre de tristesse, à cause de son absence, & l’opinion qu’elle avoit de luy, qu’il emmaigriroit avec moy, neantmoins qu’il ne manqueroit point de raconter à sa mere la bonne chere que je luy faisois, à ce qu’elle luy permist de retourner vers nous.
Un de nos Esclaves avoit faict quelque faute, pour laquelle il merita d’avoir le fouët, quand il vit que c’estoit au faict & au prendre, il pria qu’on eust esgard à ce qu’il estoit maigre, & qu’on ne frappast si vivement son corps, ainsi que s’il eust esté gras ; par ce, disoit-il, que la graisse sert de couverture aux os, soustient les coups, & empesche que la douleur ne vienne jusqu’à eux : Si vous frappez fort, vous me romprez les veines qui ne sont couvertes que de la peau, (il disoit cela pour ce qu’il estoit naturellement maigre).
Or pour s’engraisser, ils s’assemblent quantité d’Indiens, s’embarquent dans un grand Canot, se munissent de farine, portent nombre de fleches, menent leurs Chiens, & s’en vont en terre ferme, où ils tuent autant de venaison qu’ils veulent, soit Cerfs, Biches, Sangliers, Vaches-Braves, Tatous, soit une infinité d’oyseaux, & demeurans là, tant que leur farine dure, ils s’engraissent, en mangeant leur saoul de ces viandes, puis retournans en l’Isle, apportent avec eux force venaison boucanee.
Le Bresil revenu de la guerre de Para en l’Isle, s’estimant maigre, demanda congé au Sieur de la Ravardiere d’aller en terre ferme, & de mener avec luy quelques François fort maigres pour les engraisser, ce qui luy fut accordé : & allant assés avant dans la grande terre, ils abondoient en toute sorte de venaison, mais parmy ce bon-heur, un mal-heur leur arriva : c’est que la farine leur manqua tellement, qu’ils furent contraincts de manger le cœur des palmes, en guise de pain, avec leurs viandes : ce qui faschoit bien les François, qui ne s’accommodent gueres volontiers à ce genre de pain de Palmiers, & avoient grand regret, que la feste n’estoit entiere, voyans tant de chair devant eux, & n’avoient moyen d’en manger, à cause que le pain & le sel leur manquoit. Il me semble qu’il leur estoit arrivé ce qui advint à Midas affamé d’or, quand sa femme luy fist presenter sur la table force viandes, mais toutes d’or, ou bien ce que l’on feint de Tentale, qui au milieu des eaux mouroit de soif : Chose pareille leur arriva car ils emmaigrirent plus qu’ils n’engraisserent, & ce par leur faute, n’ayans porté de la farine, autant qu’il en falloit.
Les François imitent en ce poinct les Sauvages, & sont bien receus d’iceux : Car les François qui demeurent au Fort, demandent congé d’aller par les villages, faire une promenade & bonne chere. Les Sauvages, qui sçavent cela, vont à la chasse, & donnent (moyennant quelques marchandises) à ces promeneurs deux ou trois bons repas, apres lesquels, il faut gaigner pays, autrement vous n’aurez que du commun, à quoy les François sont stilez, si bien qu’apres avoir faict deux ou trois bons repas en un village, ils sautent en l’autre, & par ainsi faisans le tour de l’Isle, ou de la Province de Tapoüitapere & Comma, ils reprennent leur force, & se consolent. Les François qui sont logez par Comperage en ces villages, ne sont pas trop aises de telles promenades : d’autant que s’il y a quelque chose de bon alors, ce n’est pas pour eux, ains pour les Passans : le naturel du Sauvage estant de donner tout le meilleur qu’ils ont aux survenans pour deux ou trois repas, apres lesquels vous n’avez que le commun & l’ordinaire. Admirez, je vous prie, en passant, le grand amour de Dieu vers les hommes, lequel a imprimé naturellement la charité du prochain ; Car que pourroient faire mieux les Chrestiens, voire les Religieux les plus reformez, sinon que la charité des Sauvages est purement naturelle, sans pouvoir meriter la gloire, & la charité des Chrestiens est sur-naturelle, & espere la récompense en la vie eternelle.
Ce soin de leurs Corps est ménagé par plusieurs autres façons de faire, comme sont celles-cy : Ils ont tousjours l’herbe de Petun en la bouche, la fumee de laquelle ils attirent par la bouche, & le rendent par les narines, afin de vuider les humiditez du Cerveau, & en avalent, pour nettoyer l’estomach de cruditez, lesquelles ils font sortir par eructations. Ils n’ont pas si tost achevé de manger qu’ils prennent leur Petun, comme ils font aussi du grand matin, à la sortie du lit, & avant de se coucher. Mais à propos du Petun, il est bon que je rapporte icy l’opinion supersticieuse qu’ils ont de cette herbe, & de sa fumee. Ils croyent que cette fumee les rend diserts, de bon jugement & eloquens en parole, tellement que jamais ils ne commencent une harangue qu’ils n’en ayent pris. Et me semble que leur opinion n’est point tant supersticieuse, qu’elle n’aye quelque raison naturelle ; car je l’ay experimenté moy mesme, que cette fumee esclaircit l’entendement, dissipant les vapeurs, qui possedent l’organe du Cerveau, & affermit la voix, en ce qu’elle desseiche les humiditez & crachats de la bouche, qui se rencontrent à la sortie de la veine vocale tellement que la langue en est bien plus libre à faire sa fonction : La verité de cecy est bien aisee à experimenter, pourveu qu’on en prenne avec modestie, & au temps convenable : Car l’abondance & continuation n’en est pas, à mon advis, trop bonne & salubre à ceux qui vivent de boissons & viandes chaudes ; mais à ceux qui sont humides & froids de cerveau & d’estomach, la prise de ceste fumee ne leur peut estre que saine ; Et c’est une autre raison, pourquoy les Sauvages qui habitent sous cette zone tres-humide, & qui pour l’ordinaire ne boivent que de l’eau, prennent continuellement de ceste fumee, à sçavoir pour descharger leur Cerveau des humiditez & froidures, & l’estomach de cruditez : ce que font semblablement les Matelots & les gens habitans sur le rivage de la mer. Ce Petun aussi ayans trempé 24. heures dans du vin blanc, opere de grands effects pour nettoyer le corps de ses infections. On ne prend seulement que le vin. Ils ont aussi une autre opinion que la fumee qu’ils avalent du Petun, les tient gaillards & joyeux contre la tristesse & melancolie qui leur peut survenir. Je vous le feray voir par exemples, outre ce que j’en ay peu apprendre par leurs discours. Un Sauvage supplicié à la bouche du Canon, (duquel je parleray au Traicté du Spirituel) auparavant que de s’acheminer au supplice, il demanda un cofin de Petun, disant, que l’on me donne la derniere consolation de cette vie, par laquelle je puisse fortement & joyeusement rendre l’Ame : & de faict si tost qu’on luy eu donné ce Petun, il s’en alloit joyeux, & chantant à la mort ; & quand ses semblables l’attacherent à la bouche du Canon, il les pria de ne luy lier le bras droict si bas & si court qu’il n’eust moyen de porter en sa bouche son cofin de Petun, tellement que la balle du Canon ayant divisé le corps en deux, une partie portée dans la mer, & l’autre tombee au bas du rocher, à laquelle le bras droict estoit joint, on trouva encore dans la main droicte le cofin de Petun.
Les Sauvages jugez à mort, selon la coustume du pays, ne vont jamais au lieu où ils doivent estre assommez, qu’on ne leur donne le Petun, ny mesme les Sauvages, quelque maladie qu’ils ayent, ne laissent ce regime. Les Sorciers du pays ne servent de cette herbe au service des Diables, mais nous n’en parleront point à present, si la memoire me le permet, ce sera pour une autre fois.
Ils ont une autre façon de faire, pour conserver leurs Corps en santé ; C’est qu’ils mangent souvent & peu à la fois, pour l’ordinaire, & ce apres qu’ils ont mangé, lavent soigneusement la bouche & si entre les repas ils ont soif, ils boivent à demy leur saoul, & gargarisent tres-bien la bouche, pour addoucir l’ardeur du Palais. Font bien cuire les viandes & n’en mangent point de cuites à demy : sont beaucoup plus soigneux en ce poinct que les François. Ils se frottent d’huyles de Palmes, de Rocon & de Iunipape[97], qui sont choses qui les tiennent en bonne disposition : Je m’asseurre que ceux qui liront cecy, & auront tant soit peu de cognoissance de la disposition du corps humain, & du regime necessaire pour l’entretenir, jugeront que la Nature donne à ces gens, ce que la science & l’experience donne à ceux de par deçà.