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Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

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Des autres Loix pour les Esclaves.

Chap. XVI.

Les autres loix sont, que les Esclaves tant hommes que filles ne se peuvent marier, sinon du congé de leur maistre : & cecy, à raison qu’il faut que tant l’homme que la femme esclaves demeurent ensemble, & que les enfans sortis d’iceux soient & appartiennent au maistre. Les Sauvages Tapinambos ordinairement prennent les filles esclaves à femme, & donnent leurs propres filles, ou sœurs aux garçons esclaves, pour croistre leur mesnage & entretenir la cuisine. Les François font autrement : car ils achetent hommes & femmes esclaves, qu’ils marient ensemble, la femme demeure pour faire le mesnage de la maison, & le mary s’en va à la pesche & à la chasse : s’il arrive quelquefois qu’un François recouvre & achete quelque jeune fille esclave, il la faict voir à quelque jeune Tapinambos, qui est fort porté à l’amour de celles qui ont bonne grace, puis le François luy promet qu’il sera son gendre, & qu’il ayme son esclave comme sa propre fille, par ainsi le Tapinambos vint demeurer chez luy, espouze la jeune fille, tellement que pour une esclave il en a deux, & les appelle du nom de fille & de gendre, & eux l’apelent leur Cherou, c’est à dire leur pere.

Les filles esclaves qui demeurent sans marier, se pourvoient la part où elles veulent, pourveu que leurs Maistres ne leur deffendent expressement à tels, ou à tels : car à lors si elles y estoient trouvees, il y auroit du mal pour elles : Mais le Maistre ne leur peut pas deffendre universellement d’aider au public : car elles luy diroient nettement, prens nous donc à femme, puis que tu ne veux que personne nous cherisse.

Les esclaves doivent fidellement apporter leurs pesches & venaison, & mettre le tout aux pieds du maistre, ou de la maistresse, lequel ou laquelle apres avoir choisi ce qui leur plaist, leur donnent le reste pour manger. Ils ne doivent rien faire pour autruy, sinon par le consentement de leur maistre, ny encore donner les hardes que le maistre leur a donné qu’ils ne luy en ayent dit auparavant un mot, autrement on pourroit repeter les hardes de ceux à qui elles ont esté donnees, comme choses qui n’appartenoient legitimement aux esclaves.

Ils ne doivent passer au travers de la paroy des loges, laquelle n’est faict que de Pindo ou branches de palme, autrement ils sont coupables de mort, ains doivent passer par la porte, chose pourtant indifferente aux Tapinambos de passer, ou par la porte commune, ou à travers de la closture de palmes.

Ils ne se doivent mettre en devoir de fuir, autrement, s’ils sont repris c’en est faict : il faut qu’ils soient mangez ; & n’appartiennent plus au maistre, ains au commun : & pour cet effect, quand on ramene un esclave fugitif, les vieilles femmes du village sortent & viennent au devant d’iceluy, crians à ceux qui le ramenent, c’est à nous, baillez le nous, nous le voulons manger, & frappans de leurs mains leurs bouches, crient l’une à l’autre, avec une certaine note, nous le mangerons, nous le mangerons, il est à nous. Je vous donneray un exemple de cecy.

C’est qu’un Principal guerrier de l’Isle de Maragnan appellé Ybouyra Pouïtan, c’est à dire l’arbre du Bresil[86], revenant de la guerre & amenant des esclaves, l’un d’iceux se met en devoir de se sauver, lequel repris & ramené, les vieilles allerent au devant, frappant leur bouche de leurs mains & disans, c’est à nous, baillez le nous, il faut qu’il soit mangé ; & on eut bien de la peine à le sauver, nonobstant les defences faictes de ne plus manger d’esclaves, & si l’on n’eust usé de menaces, il eust passé par les mains & le gosier de ces vieilles.

S’il arrive que ces esclaves meurent de maladie naturelle, & qu’ils soient privez du lict d’honneur, à sçavoir d’estre publiquement tuez & mangez ; un peu auparavant qu’ils rendent l’ame, on les traine dans le bois, là où on leur brise la teste, & espand la cervelle, le corps demeurant exposé à certains gros oyseaux, comme sont icy nos corbeaux, qui mangent les pendus & roüez : que si d’avanture ils sont trouvez morts dans leurs licts, on les jette par terre, on les traine par les pieds dans les bois, ou on leur rompt la teste comme dessus, chose qui n’est plus pratiquée dans l’Isle, ny és lieux circonvoisins, sinon rarement & en cachette.

A l’oposite ils ont beaucoup de privileges, qui est cause qu’ils demeurent volontiers parmy les Tapinambos, sans vouloir s’enfuir, reputans leur maistres & maistresses comme leurs peres & meres, à cause de la douceur dont ils usent envers eux, faisans leur devoir : parce qu’ils ne les crient ny molestent aucunement : tant s’en faut qu’il les battent, ils les supportent en beaucoup de choses qui ne sont contre la coustume : ils en ont grande compassion, & quand ils voyent que les François traitent rudement les leur, ils en pleurent : s’ils se plaignent du traittement des François ils les croyent & adjoustent foy à ce qu’ils disent. S’ils s’enfuient des François, ils les celent, les nourrissent dans les bois, les y vont visiter, les filles vont dormir avec eux, leur rapportent tout ce qui se passe, leur donnent conseil de ce qu’ils doivent faire, tellement qu’il est tres-difficile de les pouvoir prendre & recouvrer, fussiez-vous une vingtaine d’hommes apres : ce qu’ils ne font pas vers les esclaves qui appartiennent à leurs semblables. A ce propos je demandois un jour à l’un des esclaves que j’avois, s’il ne se tenoit pas bien heureux d’estre avec moy. Premierement pour ce que je luy apprendrois à craindre Dieu. 2. d’autant qu’il estoit asseuré de n’estre jamais mangé, ains que quand il seroit Chrestien, on le feroit libre & demeureroit avec les Peres, ainsi que s’il estoit leur propre fils, il me fit ceste responce par mon Truchement, qu’à la verité il se tenoit bien fortuné d’estre tombé entre les mains des Peres, tant pour cognoistre Dieu que pour vivre avec eux, neantmoins que pour l’autre chef, il ne se soucioit pas beaucoup d’estre mangé : car disoit-il, quand on est mort, on ne sent plus rien, qu’ils mangent, ou qu’ils ne mangent point, c’est tout un à celuy qui est mort, je me fusse fasché pourtant de mourir en mon lict, & ne point mourir à la façon des Grands au milieu des danses & des Caouins, & me vanger avant que mourir, de ceux qui m’eussent mangé. Car toutes les fois que je songe, que je suis fils d’un des grands de mon pays, & que mon pere estoit craint, & que chacun l’environnoit pour l’escouter quand il alloit au Carbet[87], & me voyant à present esclave, sans peinture, & sans plumes attachees sur ma teste, sur mes bras, & en mes poignets, comme sont accoustrez les fils des grands de nos quartiers je voudrois estre mort : specialement quand je songe & me ressouviens, que je fus pris petit, avec ma mere dans mon pays, & amené à Comma, où je vy tuer & manger ma mere, avec laquelle je desirois de mourir : car elle m’aymoit infiniment, je ne puis que regretter ma vie ; disant ces paroles, il pleuroit tendrement, & versoit une grande abondance de larmes, en sorte qu’il me perçoit le cœur : car je recognoissois par experience, combien ces Sauvages sont tendres en amour vers leurs parens, & leurs parens vers eux.

Il adjoustoit, qu’apres que sa mere fut tuee & mangee, son maistre & sa maistresse l’adopterent pour fils, & les appelloit du nom de pere & de mere : & quand il en parloit, c’estoit avec une affection indicible, encore qu’ils eussent mangé sa propre mere, & eussent deliberé de le manger luy-mesme, un peu auparavant que nous vinssions en l’Isle. Ses Maistre & Maistresse prenoient bien la peine de le venir voir chez nous, encore qu’il y aye plus de 50 lieuës de leur village à nostre loge.

Ils ont plusieurs autres privileges : car il leur est permis d’aller courtiser les filles libres, sans aucun danger, voire mesme les filles de leur Maistre & Maistresse, si tant est qu’elles s’y accordent, comme à la verité elles n’en font pas grand refus ; toutefois elles se retirent aux bois dans certaines logettes, où elles donnent assignation à une heure prefixe, & ce pour eviter une petite reproche qui se faict entr’eux, que des filles de bonne race s’addonnent à des Esclaves : toutefois ceste reproche est si petite, qu’elle tourne plustost à risee, qu’à des-honneur.

Ils vont aux Caoüins & danses publiques librement, s’accoutrans de mille varietez sur le corps, soit en peinture, soit en plumacerie, quand ils en peuvent avoir : car cela est assez cher entr’eux.

Avec les enfans propres de la maison, ils se comportent comme s’ils estoient leurs freres. Bref, ils vivent en ceste captivité fort librement.

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