Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Des Grillons, Cameleons, Mouches, & des Taignes qui sont en ces Pays.
Chap. XLV.
De toutes les bestioles qui tiennent compagnie à l’homme domestiquement au Bresil, il n’y en a point qui égalle en multitude le Grillon, appellé par les Sauvages Coujou[129] : Et pour estre si familier & domestique, j’ay eu occasion & commodité d’employer ma curiosité afin de comprendre les proprietez de ce petit animal. Il naist & de corruption & de generation. Et pour vous le faire voir, vous devez remarquer que quand nouvellement on faict une Loge couverte de Palme fraische, vous estes estonné qu’en un instant vous avez des millions & des milliaces de ces Grillons, ou Coujous, dans la couverture de vostre Toict. Si vous me ditez qu’ils s’assemblent là des bois circonvoisins, cela ne peut estre : d’autant que couvrez une Loge de vieille Palme, au lieu de nouvelle, vous n’en avez si grande incommodité à beaucoup moins. Partant il faut conclure que cela procede de la Palme fraische avecques la chaleur du Soleil. Et de faict j’ay pris garde que deux ou trois jours apres que la couverture est mise, ces Grillons sont blancs comme neige, signe de leur nouvelle generation, & peu à peu prennent la forme ordinaire des Coujous, à sçavoir d’une couleur jaunastre meslee de noir. S’ils s’engendrent de l’humeur de la Palme, ils naissent pareillement de la substance corrompuë des pois & feves : Ce que j’ay recogneu par experience. Quant à la production de Pere & de Mere, ils viennent d’une semence jettee sur les fueilles de Palme, & cette semence est gluante, & tient ferme au lieu ou elle est mise, jusques à ce que d’icelle, par le moyen de la chaleur, il en sorte un autre Grillon. Ce petit animal est aspre infiniment à la conjonction. Et c’est pourquoy ils multiplient tant en ces Pays de delà. Ceste bestiole est petite, mais fort rusee. Elle sçait ses heures pour prendre sa pasture, & ses heures pour chanter : elle ne manque jamais de venir prendre son repas aussi tost qu’elle recognoist que chacun est couché, & alors elles descendent en grande compagnie de dedans la couverture du Toict, & couvrent, s’il faut ainsi parler, l’aire ou le plancher des Loges. Là elles cueillent les miettes & autres restes du manger, elles ayment sur tout les Crabes, de sorte que si elles en trouvent quelque reste, c’est à qui en pourra avoir. Ayant pris leur pasture, s’en retournent en leur lieu, & se mettent à chanter, & persistent le reste de la nuict, & le jour aussi, si ce n’est que le Soleil donne trop vivement son ardeur en la place où elles sont. Elles craignent les pluyes, & pendant qu’elles tombent à force, à peine disent-elles mot. Ainsi ces Grillons cherissent le temps serain & doux, qui n’excede ny en chaleur, ny en pluye : ils sont fascheux & pernicieux aux draps : car ils mangent & rongent tout, fust-ce un manteau de cent escus, si on le laisse en voye, & ont bien tost faict leur coup, il ne leur faut qu’une nuict pour le mettre à la fripperie. Ils ne touchent point à la toille, si elle n’est grasse ou imbuë d’un autre liqueur qu’ils ayment : tellement que pour conserver les draps, il faut de necessité les envelopper & bien coudre dans de la toille.
Ils ont 4. principaux ennemis qui leur font merveilleuse guerre. Les premiers sont les Lezards qui courent apres, comme les chiens apres les Lievres : c’est un plaisir que de voir cette chasse, les tours & retours que donne le chassé au chasseur. Les seconds sont certaines petites Guenons jaunes & vertes, appellees par les Sauvages Sapaious, allegres & subtiles comme un oiseau, & vous les prennent subtilement avec leurs mains, faisans la chasse d’une main, & de l’autre attrappent le gibier. Les troisiesmes sont les Poules qui les avalent avec une avidité incomparable, & à cet effet volent sur les Loges, & bien souvent gastent la couverture pour trouver leur friandise. Les quatriesmes sont certains gros fourmis qui les vont attaquer, & specialement les Grillons qui se retirent au tour des Loges, dans des petits trous & cavernes qu’ils ont faite pour leur retraite : je me suis amusé quelquefois à voir ce combat : car le gros fourmy descend en la caverne, & faict tant que le Coujou sort en campagne, ou bien il le tire par le pied, & souvent le Coujou ayme mieux perdre ses cuisses de derriere, que le fourmy emporte, que de perdre entierement la vie. D’autres se laissent manger dans leur trou, en sorte qu’il ne leur reste que la teste & les aisles, lesquelles encore sont emportees par leurs ennemis en trophee en leurs cavernes. Ces bestioles ont une malice particuliere que j’ay souvent experimentée. C’est qu’ils vous viennent mordre le bout des doigts la nuit quand vous dormez, & emportent la piece. Je m’en suis trouve incommodé au pouce droict l’espace de huict jours, que je ne pouvois aucunement escrire.
Le Cameleon est un petit animal de la grandeur & grosseur d’un Lezard mediocre, ayant la face, les yeux & la teste semblables aux Lezards, mais le dos porte la figure des écailles du Cocodrille, & semble qu’il ait la peau revestuë de poil ou de mousse. Il a la queuë assez longue, & ordinairement pliee en Dedalus, diminuant son rond jusques au bout de la queuë. Rarement vous voyez le masle avec la femelle : & pour ce je n’oserois asseurer la façon de leur generation, par ce que je ne l’ay peu comprendre ny experimenter. Je me contenteray de rapporter ce que j’ay veu. Il est tardif infiniment, tousjours au Soleil, sur les fueilles ou sur les branches, estimant qu’il ne vit que de rosee. Les flancs luy battent incessamment, specialement quand il apperçoit quelque chose. Cecy luy arrive de la timidité naturelle, procedante d’une humeur excessive en froid, ce qui le rendroit fort venimeux s’il estoit mangé de quelque animal. Vous ne le trouvez jamais sur les arbres fruictiers, & je croy que la Nature y a pourveu, afin qu’il n’empoisonnast par sa froidure excessive le fruict qu’il toucheroit : ains vous le voyez sur les branches des arbres qui ne servent à autre usage qu’à brusler. Il a 4. pieds comme les Lezards, & diversifie sa couleur au mouvement qu’il faict de son corps, & au batement de ses costez. Les Cameleons sont assez rares en Maragnan, & vous ne les trouverez qu’aux lieux exposez droit au Midy : ils sont couchez sur les fueilles les 4. pates estenduës, & la teste appuyee : ils ne meuvent ny destournent les yeux quand ils regardent, ny abaissent les paupieres de dessus : le dessous de la gorge leur bat perpetuellement. On dict que si cet animal estoit jetté dans le feu, difficilement pourroit-il brusler, & empoisonneroit ceux qui le regarderoient brusler, par la fumee qui l’infecteroit. Je n’en ay point faict d’experience : mais bien d’un autre petit animal non beaucoup esloigné de la qualité froide qui est au Cameleon. Je le fis jetter au milieu d’un brasier bien ardant, que j’avois fait allumer à cet effet, & me retirant assez loing, je pris garde qu’il vescut dans le milieu de ce feu, tousjours mouvant, & combien qu’il mourust apres ce temps, si est-ce que jamais le feu ne peut agir contre son corps, ains il demeura entier, solide, conservant sa figure & son poil, & le fis retirer du feu pour le jetter en un trou.
Il y a plusieurs sortes & especes de Mouches, les unes de nuict, les autres de jour, c’est à dire que les unes ont la nuict, en laquelle elles se pourvoient de pasture, prennent leurs esbat volantes çà & là à leur plaisir, & en diverses sortes, les unes moindres, les autres plus grosses, & pour ce qu’elles ont à converser parmy les tenebres, la Providence de Dieu les a pourveuës d’un flambeau[130] qu’elles portent devant & derriere elles. Le flambeau de devant est attaché sur leur estomach, & c’est une plaque de forme quadrangulaire, sinon que les deux Angles qui touchent leur menton sont plus estroicts, faicte d’une pellicule diaphane & couverte d’un poil fort delicat, avec lequel elles reçoivent l’humidité de la nuict ; & par ce moyen produisent un esclat de lumiere. Vous pouvez entendre cecy, s’il vous ressouvient que les Merlans esclattent la nuict comme chandelles, à cause de l’ecaille delicate ou peau humectee qui les couvre : Pareillement certain bois pourry, ou pour mieux dire, rarefié & subtilisé est doüé d’une qualité susceptible de l’humide bien purgé de sa crasse : autant en ont-ils sur le plat de leur ventre, où se trouve une pellicule bien desliee & touffuë de ce poil delicat dit cy dessus : tellement que ces vermisseaux volans à travers une nuict obscure, semblent autant de grosses estincelles qui sortiroient d’une ardente fournaise à fondre les metaux.
Les autres Mouches vont de jour ; & pour ce qu’elles sont en nombre infiny, je me veux seulement arrester à celles que j’ay considerees de plus pres & esquelles j’ay remarqué chose digne d’estre communiqué au Lecteur, à sçavoir, des Mouches à Miel, & des Guespes de ces quartiers là, outre ce que j’en ay dit cy devant. Donc les Mouches à Miel de Maragnan & des lieux circonvoisins font leurs demeures en trois façons : ou entre les branches des arbres, comme j’ai dit au discours de Miary, ou dans le creux des arbres, c’est-à-dire, dans le tronc principal : car elles choisissent un arbre qui soit creux en son tronc, & passent par le haut, c’est à dire, à la teste du tronc, & descendent jusques en bas vers la terre, où elles jettent le fondement de leurs ruches, puis vont bastissant leur miel, montans tousjours en haut : ou 3. Elles choisissent un lieu commode auquel elles mesmes dressent une ruche faicte de terre & creuse par dedans, où elles composent leur cire & leur miel.
Leur generation est virginale, & croy qu’il n’y a entr’elles distinction de masle & de femelle, ains toutes portent le germe duquelles nouvelles sont produictes. Je vous diray la raison qui m’a persuadé cecy, avec l’attentifve consideration que j’ay faict souvent sur un essein de Mouches à Miel dans un grand arbre creux & sec à 30. pas de nostre loge de sainct François : Et cela m’estoit de tant plus aisé à faire, que ces Mouches ne vous piquent point[131], pourveu que vous ne leur faciez aucun mal, approchez tant & si prez que vous voudrez d’elles. Les Sauvages firent un trou au pied de cet arbre, par lequel le miel tomboit au desceu des Mouches, & mesme les raiz dans lesquels les jeunes Mouches estoient enveloppees, & c’est ce que j’anatomisay fidellement. Je trouvay que ces raiz estoient bouchez de toutes parts bien couverts & empaquetez dans une toile bien deliee, & par dessus la cire & le miel estoient accommodez. En quelques chambrettes de ces raiz je trouvay seulement des petites goustes de semence, claires comme eau de roche, & j’appris que c’estoit là la matiere de laquelle les nouvelles Mouches tiroient leur origine. En d’autres logettes, je remarquay le Chaos encore sans forme, faict & composé de ceste matiere premiere, & c’estoit une paste mole, blanche comme creme. En d’autres je trouvay des petites Mouches parfaictement formees, mais emmaillotees dans une toile delicate & diaphane, & ces petites Mouches avoient mouvement : je rompis doucement ceste toile, & trouvay que ces Mouches avoient toutes les parties de leurs corps bien distinctes & formees, horsmis qu’elles n’avoient point de pieds, & pense que ce soient les derniers membres qu’elles obtiennent, & ce apres le mouvement ; & par ainsi je recogneust ce que dit sainct Isidore de ces Mouches, estre vray : Apes dictæ sunt quia sine pedibus nascuntur, nam postmodùm accipiunt : Les Abeilles ou plustost les Apedes sont ainsi appellees parce qu’elles naissent sans pieds, l’a estant pris pour ce mot, sans, & pedes pour ce mot, pieds, tellement qu’apedes, est à dire sans pieds, ce mot ne se dit en François, mais au lieu d’iceluy, on dit Abeilles. Et quant à ce que j’ay rapporté de leur generation virginale, outre l’experience que j’en ay eu, de laquelle pourtant quelques esprits pourroient douter, j’ay un temoin irrefragable, c’est sainct Ambroise en son Exameron, Docteur qui s’est autant employé à la recherche des secrets de ces Abeilles, qu’aucun autre devant luy, ou apres luy : Et non sans cause, puis que dés son berceau, ces Mouches à Miel se camperent sur ses levres, en prenant possession de sa bouche emmiellee : Voicy ses paroles. Apes nullo concubitu miscentur, nec libidine resolvuntur, nec partus doloribus quatiuntur, sed integritatem corporis virginalem servantes subitò maximum filiorum examen emittunt : Les Abeilles ne se meslent par aucune conjonction, & ne se laschent par aucune lubricité, ne sont esbranlez des douleurs de l’enfantement, ains gardant l’integrité virginale de leurs corps, en peu de temps elles produisent un tres-grand essein de nouvelles Mouches. Et l’Autheur du livre de la Nature des choses : Omnibus virginalis integritas corporis : Toutes retiennent l’integrité virginale de leurs corps.
Il y a des Guepes de diverses especes, mais l’une d’icelles emporte avec soy quelque chose de nouveau, & ceste espece est noire, fort mince par le milieu du corps, tellement que vous diriez que leur ventre soit attaché à leur estomach par un seul filet : Elles sont industrieuses au possible : Elles se retirent toutes dans un nid faict au terre au coupeau des arbres si bien plastré, qu’aucune goute d’eau n’y peut entrer : le haut ou la couverture du nid est en dome, par ainsi la pluye qui tombe s’écoule legerement & ne s’arreste. Il n’y a point d’ouverture en ce nid, sinon cinq ou six trouz proportionnez à la grosseur des Guespes. Là dedans ils font leur magazin pour vivre, & une espece de miel tres-amer & noir comme encre. Elles ont chacune leur demeure creusee dans la paroy de leur nid, ainsi que sont les boulins d’un colombier, où se retirent les Pigeons : l’industrie avec laquelle ils maçonnent ce nid est admirable, je l’ay consideree infinies fois. Elles viennent au bord des fontaines faire leur mortier, prenans en leurs petits pieds un petit morceau de terre qu’elles destrampent & amolissent avec l’eau qu’elles vont querir & apportent au poil ou mousse de leur cuisse, ce mortier preparé, elles se le chargent en divers endroicts de leurs corps. Premierement souz leur col. 2. en leurs pieds, 3. en la joincture de leurs cuisses, contre leurs corps. Elles ne font point leurs petites en la niche commune, mais chacune dresse sa couche à part, au modele d’une fleur de Jusquiame, attachée & suspenduë à quelque bois ou autre chose à couvert, hors du danger des vents & de la pluye. Elles sont longtemps à preparer ces nids, & les ornent le plus qu’elles peuvent avec le lissoir de leur museau. Là dedans elles jettent leur semence, comme les Mouches à Miel : puis elles ferment l’entree & la cachettent, la nuict elles vont coucher en la communauté, & de grand matin elles retournent pour faire la garde & la sentinelle autour de leurs depost, & ne le perdent de veuë, jurans mortelle guerre à quiconque luy fera tort : J’en peus dire des nouvelles : car un jour sans y penser, je m’en allay à un des coings de nostre loge accommoder je ne sçay quoy ; & en passant je frappé de ma teste ce berceau sur lequel estoit la mere, laquelle mal jugeant de mon intention, estima que je l’avois faict par affront, d’ou poussee d’une colere, elle vint choisir la partie plus chere du corps humain, sçavoir les yeux, afin de se vanger de son outrage : mais Dieu voulut qu’au lieu de me donner dans les yeux elle me frappa de son éguillon immediatement dans les sourcils : le coup fut si apre, & le venin si penetrant que je tombay par terre de douleur, toutes mes veines batant depuis la plante des pieds jusques au sommet de la teste d’une façon extraordinaire, & telle que jamais devant ny apres je n’en ay senty de semblable. Il me falut porter sur la couche, ayant le cœur tout transsi, & la partie blessée s’enfla grandement, & brusloit comme un charbon : J’estimois en perdre l’œil, & m’en sentis quelques jours, en fin cela s’en alla. Elles font encore leurs petits d’une autre façon : par ce qu’elles bastissent un petit pot de terre rond, comme j’ay dit cy-dessus des Araignes, & jettent là dedans leur semence qui se converti en vermisseau semblable aux vers qu’on trouve aux Prunes de Damas rouge ; & puis apres ce vermisseau aquiert des aisles & se transforme en Guespe.
Les Sauvages n’ont point de Cantarides en leur Pays, neantmoins ils en font grand estat, donnent beaucoup de marchandise pour en avoir : Les François leur en portent, lesquels autrefois leur ont donné la connoissance de l’effet de ces mouches pour exciter l’homme à ce qui ne se doit escrire : qui fait voir que les hommes vicieux gasteront plus cette Nation qu’elle n’est naturellement.
Ils ont des taignes & vermisseaux rongeans fort subtils & ingenieux, quelquefois vous estimerez un vestement beau & entier, mais aussitost que faites passer les vergettes dessus, vous emportez quant & quant le poil & n’y laissez que la tissure. De mesme en sont les vers rongeans les bois qui font un bruit admirable : Dieu les a pourveuz pourtant d’oyseaux qui vont espluchans les arbres de ces vers.