Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Des Araignes, Cigales & Moucherons.
Chap. XLIV.
La vie de l’homme est comparee à celle de l’Araigne en plusieurs passages de la saincte Escriture, specialement au Psalm. 89. Anni nostri sicut Aranea meditabuntur, nos annees se passeront, seront contees, meditees comme ceux de l’Araigne. Sainct Isidore escrit que l’Araigne est un ver de l’Element de l’Air nourry en iceluy, d’où elle tire l’etymologie de son nom, & ceste chetive creature n’a jamais repos, tousjours travaille, escoule sa substance à bastir sa toile, tousjours en danger, & tant elle que ses biens & richesses sont suspendues en un filet & à la mercy du moindre souffle de vent : Ou si vous voulez, de la fantaisie d’un valet, ou d’une chambriere à luy charger un coup de balet, qui l’assomme & fracasse tout son labeur : Voudriez-vous un plus beau miroir pour considerer les mal-heurs & miseres de ceste vie ? Je ne perdray donc point le temps, si laissant à part ce qui est commun & journellement recogneu par deçà, du naturel de ceste vermine, je rapporte ce que j’ay contemplé curieusement en la proprieté des Araignes de Maragnan : Et auparavant que j’enfonce ceste matiere, il est bon que je traitte d’une espece de grosse Araigne quasi comme le poing & plus. Elles se trouvent ordinairement dans les bois creux, desquels on environne les loges, ainsi que par deçà de palis : Elles se trouvent aussi aux coins, cheminent peu, n’ont point de toiles, tres venimeuses, rouges, presque en couleur aux petits Pigeonneaux quand ils sortent de la coque, ce qui est fort hideux à voir : Les Sauvages les fuient, & tiennent que la piqueure en est mortifere. Elles se nourrissent de la corruption de l’air.
Pour les autres especes, elles sont diverses : les unes grosses à proportion pourtant ; les autres mediocres, & les autres menues ; & toutes celles-cy sont domestiques. Il y en a d’autres dans les bois, distinguees aussi en grosses, mediocres & menues. Au temps des pluyes, elles s’engendrent plus volontiers qu’en autre temps, neantmoins elles ne laissent d’estre produictes en tout temps : Elles se joignent sur le soir à la fraischeur de la nuict, le masle abandonnant sa toile pour se glisser avec son fil en la toile de la femelle si elle est tendue plus bas, ou si la toile de la femelle est tendue plus haut, la femelle descend & vient trouver le masle, & lors elles se joignent. Cecy est tant aisé à discerner qu’elles ne manquent jamais sur la fin du jour à faire ce que je viens de dire. L’Araigne masle est petite au regard de la femelle : car elle est trois fois aussi grosse que luy : Elles font une petite bourse ronde & platte, couverte d’une toile si gentiment faicte & licee, que vous croyriez fermement estre du satin blanc, & que ce ploton fust une enchasseure d’Agnus Dei. Elles n’y laissent qu’un petit pertuis, par lequel elles poussent leurs œufs avec le pied, & la bourse estant pleine elles bouchent le pertuis, le licent comme le reste, & le tiennent perpetuellement embrassé sur leur ventre & estomach : l’eschauffant par ce moyen jusqu’au temps qu’elles recognoissent que leurs petits sont esclos, & à lors elles tranchent ceste plaque le long du circuit, comme vous feriez l’écoce d’une feve, afin de donner ouverture & sortie aux petites Araignes, lesquelles incontinent se mettent à courir le long de la toile de leur mere, & la nuict se retirent soubs elle, ainsi que les poussins soubs la poule, pour estre eschauffees en ce bas aage contre la froidure de la nuict : Estans parvenuës à leur force, chacune faict sa toile, se nourrit & prouvoit par son industrie.
Il y en a d’autres qui font de petits pots de terre gros comme une prune de Damas presque de la forme des pots de moyneau, si bien licees dedans & dehors qu’il n’est pas possible de plus : ce que font aussi certaines especes de Mouches ; dont nous parlerons cy apres. La bouche de ces pots ressemble à la gueule des pots à moyneau, gardee la proportion des uns aux autres, & n’y laissent qu’un petit trou à mettre une épingle, par où ils passent leurs œufs afin qu’ils esclosent à la chaleur du Soleil : ce petit pot est attaché, ou contre du bois, ou sur une fueille de Palme, & la terre de laquelle elles forment ce vaisseau, est semblable en couleur à la terre de Beauvais. Ayans emply ce pot de leurs œufs, elles le bouchent, & quand le terme est venu que les petites sont escloses, les meres viennent desboucher le trou & l’agrandissent, & à lors les petites sortent qui suivent leurs meres en leur habitation.
Celles des bois ont une autre façon de faire : elles vuident les noix des Palmes piquantes, rongeans peu à peu l’amande, laquelle elle jettent par trois petits trouz qui sont naturellement en ces noix : puis elles font là dedans leur nid & leurs œufs qui esclosent en leur saison.
Les toiles de ces Araignes sont diversifiees & differentes selon la situation & les places, esquelles elles ont choisi leur demeure : car les Araignes domestiques tendent leurs rets aux fentes & ouvertures, par lesquelles les Mouches & Moucherons entrent dans les Loges. Celles qui demeurent és arbres tendent de branche en branche, voire d’arbrisseau en arbrisseau, pour attraper les Papillons & semblables vers volans. Celles qui estendent leur toile immediatement sur la terre, c’est pour prendre les vermines rampantes, comme sont les Fourmis, & autres de pareil genre.
Il y en a qui font des toiles si fortes qu’elles enveloppent dedans les petits Lezards ; & en mesme temps ces Araignes descendent qui leur fourent un éguillon qu’elles ont au derriere dont ils meurent : & en apres leur succent la cervelle & le sang, & s’estans enflees de cela, elles se retirent. J’ay veu des Araignes de mer tirans à peu pres sur la forme des Araignes terrestres, mais fort grandes[127] : elles se retirent en mer dans des petits creux, & vivent de poissonnets qui vont fleurans les bordages de l’eau. Il me souvient d’avoir pris garde que de ces Couleuvres que je fy couper & trancher en pieces, les Araignes des environs y estans survenues à monceaux, en tirerent le sang & l’humeur : Et les Sauvages disent que si à lors elles piquoient quelqu’un par la teste, qu’il deviendroit fol & en mourroit.
Maragnan abonde, comme je croy, sur toutes les terres du Monde en Cigales[128], lesquelles font un si estrange bruict en leur saison, qu’il est impossible de le penser si on ne l’a ouy. Il y en a de diverses sortes, & en grosseur & en son : car les unes sont petites, ou mediocres, comme leur son aussi. Les autres sont grosses & longues pres de six pouces, & ont un ton fort & haut, qui vous entre vivement dans les oreilles : Elles ne chantent point durant la force des pluyes, mais tres-bien le long de l’Esté, & d’autant plus que la saison des pluyes approche, plus elles renforcent leur son, tellement qu’à ce que m’ont dit les Sauvages, elles se rompent les flancs, tant par le battement des aisles, que pour se bander & boursoufler, afin de rendre une meilleure harmonie. Je me suis appliqué à recognoistre les proprietés de ce petit animal, faisant en prendre quelques-unes que j’enfermois avec des fueilles en nostre Loge. J’ay recogneu que leur chant provient de trois choses. Premierement, elles attirent l’Air dans leur ventre & s’enflent, à fin de rendre leurs flancs tendus & sonnans ; & ont un accord si juste de l’extension des flancs avec les aisles du milieu où se faict le son, que vous voyez sensiblement & clairement, qu’elles reprennent leur haleine à l’instant que les aisles se levent : Et au mesme instant que les aisles se rabattent, elles enflent & bandent leur costez. Secondement elles ont des aisles fort minces & diaphanes susceptibles du son, à cause de leur grande seicheresse, tellement que les aisles de dessus fortes & massives, qui est la troisiesme cause de ce chant, venans à battre & toucher ces aisles du milieu contre les flancs, l’Air intervenant emporte ce son quant & luy. Je vous feray entendre cecy par des comparaisons vulgaires. Trois choses se trouvent en un Luth, à fin de rendre son harmonie, les costes du Lut sous lesquelles l’air est contenu entrant par la rose du milieu : Les cordes tenduës, nettes, seiches & bien vuidées, & la main du Joüeur : De mesme ces petits Animaux ont les costez ou flancs souslevez par l’air attiré de leur bouche en leur ventre : Puis les secondes aisles au lieu de cordes, & les grosses aisles au lieu de la main du Joüeur.
Elles chantent en Esté depuis le Soleil levant jusques environ Minuit ou deux heures apres Minuit : & lors elles cessent à cause de la rosée froide qui commence à tomber, & gardent ce silence jusqu’au lever du Soleil qui essuye par sa lumiere la rosée tombée sur ces fueilles, & vient à eschauffer leurs aisles. Pendant ce silence j’ay opinion qu’elles se repaissent de la mesme rosée, & je ne dy point cecy sans cause, d’autant qu’elles demeurent presque tousjours en mesme place : si ce n’est par accident, voiant quelqu’un ou sentant quelque mouvement, elles volent sur une autre fueille. Quelques unes d’icelles, & specialement celles qui sont totalement vertes, ne disent mot, & rampent sur terre, comme les sauterelles, s’unissent ensemble à la façon des mousches, & font de petits œufs noirs dans quelques pertuis de la branche, desquels se forment des vermisseaux, qui peu à peu deviennent Cigalles, & ce vers le moys de Septembre : en sorte qu’elles se fortifient pour passer la saison des pluyes, afin de succeder à leurs Peres & Meres qui meurent, comme j’estime en ceste saison pour le subject cy-dessus allegué, qu’elles se rompent les flancs à force de crier, à la venuë des pluyes. Elles n’ont point de sang, beaucoup moins que les mouches, mais elles sont d’une substance poreuse, seiche & legere. Les Poules n’en veulent point, ains se contentent de les tuer : Que si par hazard elles en mangent, s’atenuent & ne peuvent engraisser.
Il y a en ces pays diverses especes de Moucherons, mais je me veux seulement arrester à ceux qui meritent d’entrer en la consideration de l’esprit humain, à cause des principes naturels qui se recognoissent en iceux, & ceux-cy sont appellez par les Sauvages Maringoins : entre lesquels il y a de la diversité en grosseur & grandeur, mais non en forme ny en proprieté. Ils naissent tous d’une humeur acrimonieuse, & ayment les saveurs aigres & aiguës, & non les douces : Pour cette cause la mer & ses bordages en sont farcis durant les pluyes & procedent de l’humeur de la mer, & vapeurs d’icelle. Ils sont fort molestes aux hommes, leur perçant la peau avec leur bec pointu comme une éguille, & en succent l’humeur salee qui court entre la peau & la chair. Ils ayment la lumiere : mais ils craignent la flambe & la fumee, tellement qu’aussi tost que la nuict est venuë, ceux qui demeurent dehors s’accrochent sur les fueilles des arbres : Quant à ceux qui sont dedans les Loges, ils s’attachent la nuict sur la couverture du Toict, à leur grand regret, à cause des feux que les Sauvages font autour d’eux, pour se garantir de leur piqueure la nuit, par le moyen de la flambe & de la fumee. Plus vous estes proches de l’eau, plus vous abondez en cette vermine par ce que leur origine est specialement des eaux, ainsi que nous avons dit.
Ils servent de venaison aux Chauve-souris, lesquelles les attrapent dans leurs aisles, frayans le lieu où ils sont attachez, puis les mangent, approchans leurs aisles de leurs bouches, dans lesquelles ces gros Maringoins sont enveloppez.
Nos François qui vont à la pesche des Vaches de mer, sont infiniment tourmentez de ces bestioles, & sont contraincts de pendre leurs licts de Coton aux branches des arbres le plus haut qu’ils peuvent, pour éviter leur importunité, à cause de l’air & du vent qui souffle davantage au haut des arbres qu’au dessous, si les cordes rompoient ils feroient un beau sault, & ne cessent de bransler, pour faire fuyr d’autour d’eux ceste vermine.