Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
Responce à plusieurs demandes, qu’on fait en ces pays des Indes Occidentales.
Chap. XLVIII.
Pour perfectionner ce 1. traitté : J’ay trouvé bon, voire necessaire de donner responce à toutes les demandes qu’on faict de ces pays. La premiere est, si cette terre de l’Equinoxe peut estre habitée par les François pour ce que le François estant delicat, & nay en un pays assez temperé, eslevé avec beaucoup de soin & bonne nourriture, il y a de l’apparence qu’il ne pourra jamais s’accommoder dans une terre agreste, sauvage, couverte de bois & parmy des peuples Barbares, souz une Zone bruslante & ardente. A cela je respons, qu’à la verité tous commencemens sont difficiles : mais peu à peu, la difficulté se rend facile. Il n’y a ville ny village en tout le Monde Universel, qui n’aye esté facheuse & incommode de premier abord : mais apres quelques annees le tout a reussi, & nos Peres nous ont laissé le fruict de leurs labeurs. Quels gens furent jamais plus delicats que les Romains ? & cependant n’ont-ils pas quité Rome & l’Italie, pour planter leurs Colonies dans les forests des Allemagnes & des Gaules. Le Portugais n’est-il pas d’Europe comme nous, & aussi suject aux maladies, travaux & fatigues, que le François ? Ouy ! Mais il nous devance en ce point qu’il est plus patient que nous & sçait bien qu’il faut au prealable labourer que de moissonner : cependant il est maintenant bien estably au Bresil : il y faict de grands traffiques, la terre est bien cultivee & accomodee. On y a de tout pour de l’argent, aussi bien que dans Lisbonne. Quoy je vous prie, si la patience des hommes a rendu les terres gelees & glacees plus de huict mois l’annee bonnes & fertiles : une terre qui est le cœur du Monde ne sera-elle point habitable aux François ? C’est une folie de penser cela. Partant je dy que la Terre est proportionnee au naturel du François aussi que la France, si elle estoit cultivee & accommodee de vivres necessaires au naturel François, tels que sont le pain & le vin : car quant à la chair, poisson, legumes & racines, il y en a une telle abondance, qu’il n’est possible de le croire, à la charge pourtant qu’il les faut prendre & planter. Car si quelqu’un pensoit que les arbres portassent les Oysons tous rostis, que les haliers fussent chargez d’espaules de mouton, fraischement tirees de la broche, l’air plein d’Alouettes, accommodees entre deux tesmoings & bien cuittes, en sorte qu’il n’y eust qu’à ouvrir la bouche & s’en repaistre il seroit bien trompé : Et ne luy conseilleray point d’aller en ces quartiers, voilé de ceste fantasie : car il s’en repentiroit. Concluons ceste premiere responce, que la terre est habitable pour les François, & s’ils perdent ceste commodité de l’habiter, qu’ils en seront faschez un jour, mais trop tard.
2. Voicy ce qu’on dit, & bien baste[136] : la terre est habitable, on y peut habiter avec quelques incommoditez, pourtant durant certaines annees. Ouy mais ! est-elle salubre pour les François ? Nous avons leu, que les Indiens y sont sains, & vivent assez longtemps, mais ils sont Sauvages & Barbares, naiz sous ce climat, & accoustumez à telle temperature : Les François n’ont pas ce privilege, ains ils sont subjects à plusieurs fievres, lesquelles en fin se terminent en paralisie, ou autres incommoditez. Je respons à cela que nous jugeons des substances par leurs accidens, & des païs par les incommoditez & infirmitez : Comparons maintenant le moindre bourg, ou village de France à la Colonie des François qui sont en ces terres, nous trouverons qu’en l’espace d’un an, il y aura dix fois plus de malades en ce village qu’il n’y en a eu deux ans entiers parmy nous en Maragnan : Si quelques uns se sont trouvez mal, ce n’est pas chose nouvelle, par tout la mort est presente ; aussi sont les maladies. Les Rois & les Princes n’en sont pas exempts, voire és pays les plus beaux & les plus sains que l’homme puisse imaginer. En deux ans entiers que j’ay esté en ces pays-là, nous n’avons eu qu’un mort[137], sçavoir le R. P. Ambroise : j’entens de mort naturelle : Car pour ceux qui ont esté mangez des poissons, c’estoit leur faute de s’estre mis en mer : Encore le R. P. mourut d’une espece de pluresie, s’estant trop échaufé à couper de gros arbres, & ayant laissé boire la sueur à son habit, il alla droit celebrer la Messe, à la sortie de laquelle il ne manqua point d’estre surpris d’une fievre, de laquelle il mourut dans peu de jours. J’en puis parler asseurement, puisque je l’assistay jusqu’au bout, pendant que nos deux autres Peres estoient allez autre part pour le service de Dieu. Suivant cecy, imaginons-nous que Maragnan & Paris plaident l’un contre l’autre : Paris luy dit, Tu es une mauvaise contree, tu m’as faict mourir un Pere Capucin que je t’avois envoyé : Maragnan respond, pour un j’en ay perdu quatre des miens, Avez-vous occasion de me blasmer ? & si encore les miens estoient assistez comme Princes, & le pauvre Capucin n’avoit que de la farine ou bien peu davantage. Partant faisons cet accord que climat y est sain & salubre, aiguisant l’apetit extremement : s’il y avoit autant de friandises en ces quartiers là comme en France, les Damoiselles feroient presse d’y aller.
3. On dit, voilà qui va bien ! mais il n’y a ne vin, ne bled qui sont les principales nourritures, sans lesquelles les meilleurs banquets & les plus delicates viandes sont peu estimees. Je respons qu’il y a du May en tres grande abondance dont on peut faire du pain & en faisions faire quand nous voulions, & le trouvions fort bon au goust, mais nous aymions mieux de la farine du pays, specialement quand elle estoit fresche, parce qu’elle ne charge tant l’estomach. Ce pain de May sert de nourriture à plusieurs pays de ce vieil monde[139], specialement en Turquie, d’où il est appellé bled de Turquie : Au reste on n’est point hors d’esperance que la terre ferme du Bresil, qui est forte & grasse ne puisse porter du bled, duquel cy apres chacun pourra faire du pain comme en France : Et ceux de Fernambourg en eussent faict, qui ne sont pas loing de nous, mais en pire pays, quant à la terre ferme de Maragnan, n’eust esté que le Roy d’Espagne n’a jamais voulu que l’on fist aux Indes, tant Orientales qu’Occidentales, bleds ny vignes, à fin de rendre ces terres necessiteuses de son secours, & dependantes des biens qui croissent en ses Royaumes d’Espagne & Portugal. J’adjouste encore que les contrees du Perou qui sont en mesme paralelle que la terre ferme de Maragnan sont fertiles en bleds, & vignes. Qui empeschera donc qu’il n’y en vienne ? Pour le vin, il n’y en a pas à present sorty des vignes du Pays : nonobstant la vigne y peut croistre[138], & l’on nous a dit que celle qu’ont portee nos Religieux en ce dernier voyage a repris & poussé. Qui empeschera que l’on n’y en face en quantité, & que dans deux ou trois ans l’on n’y en recueille à foison ? La France n’a pas tousjours eu du vin, à present elle en regorge. Les Flamens, Anglois, Hibernois & Danois n’en ont point de leur cru : ils se contentent de la biere, & s’ils veulent boire du vin, ils le peuvent par le moien de la bourse, laquelle fait sauter les vins les meilleurs de l’Univers en ces Pays qui n’en ont point, & en boivent de meilleur que ceux à qui sont les vignes. On en fait autant à Maragnan : car les Navires y en portent. Bien est vray qu’il y est un peu plus cher qu’en France, mais il en est d’autant meilleur selon l’opinion de nos François qui font estat des choses au prix qu’elles leur coustent. Ceux qui seront bons mesnagers, qu’ils se fassent à la biere du Pays qui ne peut estre que tres-bonne à cause qu’elle est faite de May elle ne sera pas chere : car ce bled est en abondance en ce Pays là : & puis les eaux y sont bonnes & saines.
4. On dit : Si cela est, ce n’est pas mal : mais y peut-on faire du profit ? Car depuis qu’on y est allé nous n’avons veu chose aucune qui merite de nous encourager à y dependre de l’argent. Je respons à cela : que si tous sçavoient l’occasion pourquoy ce manquement arrive, ils seroient fort satisfaits, mais ce n’est pas chose que tout le monde doive sçavoir. Je diray seulement que ce manquement ne vient point de la part du Pays qui est fort propre à produire de bonnes marchandises quand il sera bien cultivé, tels que sont les Cotons, les Literies, les Casses, les Bois de diverses couleurs, la Pite[140], les Teintures de Rocou de Cramoisy, les Poivres longs, l’Azur, le Cuivre, l’Argent, l’Or, & les Pierres precieuses, les Plumaceries, les Oyseaux de diverses couleurs, les Guenons, Monnes & Sapaious & surtout les Succres, quand on aura dressé des moulins & planté des Cannes. Donc si on n’a rien apporté, (taisant ce qui se doit dire en public) cela vient de ce qu’on a mal procedé à ses affaires, les particuliers regardans seulement à leur proffit : ce qui a faict qu’on s’est peu muny des marchandises de France necessaires aux Sauvages, pour lesquelles avoir ils cultivent leurs terres, faisans amas de Cotons, Teintures, Poivres & autres choses semblables outre les autres denrées que les François peuvent avoir d’eux-mesmes. Les Sauvages voians la pauvreté des Magazins, & qu’à peine avoit-on de la marchandise pour avoir des farines. Ils se sont rendus paresseux, n’ont rien voulu faire & ne feront encore, tandis que les François n’auront rien à leur donner en recompence : car tel est leur naturel, & n’en aurez autre chose : & ne sont blamables en cela, puis qu’en toute la Chrestienté vous ne trouverez un seul homme qui vueille travailler pour rien. Pourquoy ne vous estonnez point si on n’a rien aporté : mais estonnez vous si au premier voyage on aporte quelque chose : Car je ne m’y attends pas pour les raisons susdites & autres que je tais : & au cas qu’on prouvoye à ce defaut, ainsi qu’il appartient, je vous asseure que l’Isle & ses environs fourniront de bonnes estoffes.
Aiant satisfait à toutes ces demandes & objections : J’aurois bien envie d’en faire à une infinité de jeunes Gentils-hommes qui n’ont rien que l’espée & le poignart quant aux biens de la fortune, mais riches de courage, voire trop : car c’est souvent la cause qu’ils s’entrecouppent la gorge, & vont de compagnie prendre possession d’un Pays bien fascheux dont aucun vaisseau ne revient pour en dire des nouvelles. Je voudroy, dis-je, leur demander, Que faites vous en France sinon espouser les querelles de vos freres aisnez ? Que ne tentez vous fortune, & au moins que n’enrichissez-vous vostre esprit de la veuë des choses nouvelles ? Vous passeriez le temps tandis que vostre cœur s’accoiseroit[141], & vostre jugement s’affermiroit : vous feriez service à Dieu & à vostre Roy en visitant cette nouvelle France. Là vous iriez descouvrir terres nouvelles, vous pourriez trouver quelque chose de prix, soit pierres precieuses, soit autre chose : & quand il n’y auroit que ce seul point qu’à vostre retour parmy les compagnies vous ne demeureriez muetz, tousjours celuy qui a voyagé a son pain acquis. Les cendres & les foyers sont pour les enfans de mesnage, qui sont créez de Dieu pour cultiver la terre : La Noblesse est en ce monde pour un autre dessein : & ce dessein qu’est-il ? C’est d’employer vos labeurs & vos espées à dilater le Royaume de Dieu, favoriser les Apostres de Jesus-Christ à parvenir au but, pour lequel ils sont envoyez : C’est pour accroistre le Sceptre & la Couronne de vostre Prince naturel : & mourir en ces deux entreprises est mourir au lit d’honneur. Vous m’allez respondre, Nous ne demandons que cela : mais sous qui, & par quel moien ? Ma plume, Messieurs, ne passe pas plus outre. J’ay fait ce que je doy, j’ignore le reste : J’espere pourtant que Dieu touchera ceux qui peuvent tout pour la perfection d’une si haute entreprise.