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Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614

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Que les Sauvages sont tres-aptes pour apprendre les sciences & la vertu.

Chap. XIX.

J’ay recogneu depuis mon retour des Indes en France, par les frequentes & ordinaires demandes que me faisoient ceux qui me venoient voir, la grande difficulté qu’ont tous nos François, de se persuader, que ces Sauvages soient capables de science & de vertu : ains je ne sçay si quelques-uns ne vont point jusques-là d’estimer les peuples barbares, plustost du genre des Magots que du genre des hommes. Je dy moy & par exemple je le prouveray, qu’ils sont hommes, & par consequent capable de science & de vertu : puis qu’au rapport de Seneque en son Epistre 110. Omnibus natura dedit fundamenta semenque virtutum. La nature a donné à tous les hommes du monde, sans exception d’aucun, les fondemens, & semences des vertus, paroles bien notables : car comme les fondemens, & la semence sont jettez dans les entrailles de la terre & par consequent cachez en icelle : de mesme Dieu a jetté naturellement en l’esprit de l’homme les fondemens & semences des vertus ; sur lesquels fondemens tout homme peut bastir avec la grace de Dieu, un bel edifice, & tirer de la semence une tige portant fleurs & fruits, doctrine que prouve tres-clairement sainct Jean Chrysost. en l’Homelie 55. au peuple d’Antioche, & en l’Homelie 15. sur l’Epistre I. à Thimothee moralisant ce passage de la Geneze : Germinet terra herbam virentem, & omne lignum pomiferum : que la terre produise l’herbe verdoyante, & toute espece d’arbres fruictiers ou portans pommes, il adjouste : Dic ut producat ipse terra fructum proprium & exibit quicquid facere velis, dy & commande à ta propre terre, c’est à dire à ton ame, qu’elle produise son fruict connaturel, & tu verras qu’incontinent elle produira ce que tu demandes. Et sainct Bernard, au traicté de la vie solitaire dit, virtus vis est quædam ex natura : que la vertu est une certaine force qui sort de la nature. Qu’il en soit ainsi, je le veux faire paroistre par plusieurs exemples, & commençant premierement par les sciences, pour lesquelles apprendre, il faut que les trois facultez de l’ame concurrent, la volonté, l’intellect, & la memoire : la volonté fournit à l’homme le desir d’apprendre, par lequel nous surmontons toute espece de travail & difficulté : l’intellect donne la vivacité de comprendre & la memoire reserve & conserve ce qui est cogneu & appris.

Les Sauvages sont extremement curieux de sçavoir choses nouvelles, & pour rassasier cet appetit, les long chemins, & la distance des pays leur est bien courte, la faim qu’ils patissent souvent ne leur couste rien, les travaux leur sont repos : ils vous escoutent attentivement, & tant que vous voulez, sans s’ennuyer, & sans qu’ils disent aucun mot, lors que vous leur discourez, soit de Dieu, soit d’autre chose : si vous voulez avoir patience avec eux, ils vous font mille interrogations. Il me souvient qu’entre les discours que je leur faisois ordinairement par Truchement, je leur disois que si tost que nos Peres seroient venus de France, ils feroient bastir de belles maisons de pierre & de bois, où leurs enfans seroient receus, ausquels les Peres aprendroient tout ce que sçavent les Caraibes. Ils me respondoient : O que nos enfans sont bien heureux qui aprendront tant de belles choses, ô que nous sommes mal-heureux & tous nos Peres devant nous, qui n’ont point eu de Pays. Leur intellect est vif autant que la nature le permet : ce que vous reconnoistrés par ce qui suit : Il n’y a gueres d’Estoiles au Ciel qu’ils ne connoissent, ils sçavent juger à peu pres de la venuë des pluyes, & autres saisons de l’année, distingueront à la Physionomie un François d’avec un Portugais, un Tapoüis d’avec un Tapinambos & ainsi des autres : Ils ne font rien que par conseil : Ils pesent en leur jugement une chose, devant qu’en dire leur opinion : Ils demeurent fermes & songeards sans se precipiter à parler. Que si vous me dites : Comment est il possible que ces personnes là ayent du jugement faisans ce qu’ils font ? Car pour un couteau, ils vous donneront pour cent escus d’Ambre gris s’il l’ont, ou quelqu’autre chose dont nous faisons prix, ainsi qu’est l’or, l’argent & les pierres precieuses. Je vous diray l’opinion qu’ils ont de nous au contraire sur ce point : c’est qu’ils nous estiment fols & peu judicieux, de priser plus les choses qui ne servent de rien à l’entretien de la vie, que celles sans lesquelles nous ne pouvons vivre commodement. Et de faict, qui est celuy qui ne confessera qu’un couteau est plus necessaire à la vie de l’homme qu’un diamant de cent mille escus, les comparant l’un à l’autre, & separant l’estime qu’on en faict. Et pour monstrer qu’ils ne manquent point de jugement à se servir de l’estime, que font les François des choses qui se trouvent en leurs pays : ils sçavent bien rehausser le prix des choses qu’ils croyent que les François recherchent. Un jour quelques-uns me disoient qu’il falloit que nous fussions bien pauvres de bois en France, & qu’eussions grand froid, puis que nous envoyons des navires de si loing, à la mercy de tant de perils, querir du bois en leur pays[89] : Je leur fey dire, que ce bois n’estoit pas pour brusler, ainsi pour teindre les habits en couleur. Ils me repliquerent : quoy donc vous nous vendez ce qui croist en nostre pays, en nous donnant des casaques rouges, jaunes & pers : Je leur satisfey disant : qu’il falloit mesler d’autres couleurs avec celles de leur pays pour teindre les draps. Si vous me dites de rechef qu’ils font des actions totalement brutales, telles que sont celles-cy, manger leurs ennemis, & generalement tout ce qui les blesse, comme les poux, les vers, espines & autres. Je respons, que cela ne provient de faute de jugement, ains d’une erreur hereditaire qui a tousjours esté entr’eux, que leur honneur dependoit de la vengeance ; & me semble que l’erreur de nos François à se couper la gorge en duel, n’est pas plus excusable ; & toutefois nous voyons que les plus beaux esprits, & les premiers de la Noblesse, sont frappez de cet erreur, meprisans le commandement de Dieu, & mettans leur salut eternel en peril eminent.

Quant à la memoire, ils l’ont tres-bonne, puis qu’ils se souviennent pour tousjours de ce qu’ils ont une fois ouy, ou veu, & vous representeront toutes les circonstances, soit du lieu, soit du temps, soit des personnes, que telle chose a esté ditte ou faicte, faisant une geographie ou description naturelle avec le bout de leurs doigts sur le sable, de ce qu’ils vous representent.

Ce qui m’estonna d’avantage, est qu’ils reciteront tout ce qui s’est passé d’un temps immemorial, & ce seulement par la traditive : car les vieillards ont ceste coustume de souvent raconter devant les jeunes quels furent leurs grands peres & ayeux, & ce qui se passa en leurs siecles : ils font cecy en leurs Carbets, & quelquefois en leurs loges, s’esveillans de bon matin & excitans les leur à escouter les harangues : aussi font-ils quand ils se visitent : car s’embrassans l’un l’autre, en pleurant tendrement, ils repetent l’un apres l’autre, parole pour parole, leurs grands peres & ayeux, & tout ce qui est passé en leurs siecles.

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