L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LE PLAID [45] DE KIERZY.
877.
Décidé à sa seconde descente en Italie, ce fut dans la vue d'assurer en son absence le maintien de son pouvoir et le repos de ses États, que Charles le Chauve tint au mois de juillet de l'année 877 ce fameux plaid de Kierzy, où l'on croit généralement que fut décidée et admise comme loi l'hérédité des dignités, des offices publics, ou de ce qui fut depuis nommé les fiefs...
L'objet du plaid était d'arrêter toutes les mesures que l'absence de l'empereur allait rendre nécessaires pour le bon ordre de ses États. Il s'agissait:
1o De désigner ceux de ses leudes, comtes, évêques ou abbés, qui assisteraient son fils dans le gouvernement du pays;
2o D'exécuter certaines mesures déjà convenues pour l'expulsion des Normands et pour empêcher leur retour;
3o De prévenir ou de faire cesser toute guerre qui viendrait à éclater dans quelque partie du royaume;
4o De régler divers cas généraux d'administration et de police;
5o D'établir le mode d'après lequel il serait pourvu aux offices qui viendraient à vaquer durant l'expédition;
6o De recommander ce qui se recommandait toujours pour la forme, mais au fait toujours en vain, c'est-à-dire le maintien des honneurs et des priviléges des églises.
Les articles relatifs à ces divers objets sont au nombre de 33 en tout, et susceptibles d'être divises en deux séries.
La première série comprend les neuf premiers articles, rédigés tous sous forme de propositions faites par le roi à ses leudes ecclésiastiques et laïques. Ils sont tous accompagnés d'une réponse des leudes énonçant leur acceptation, leur refus ou leur opinion sur la chose proposée.
La deuxième série est composée des vingt-quatre articles subséquents, lesquels n'étant point formellement soumis à l'acceptation des leudes, ne sont accompagnés d'aucune réponse, d'aucune observation de ceux-ci, et sont censés avoir force de loi par le seul fait de la volonté royale dont ils sont l'expression.
Parmi les articles de cette dernière série, quelques-uns portent des traces si vives encore des mœurs et des passions primitives des Franks ou des Germains, qu'ils ont plutôt l'air d'avoir été écrits le lendemain de la conquête franque que la veille d'une expédition religieuse et politique en Italie. Tels sont, par exemple, le trente-deuxième et le trente-troisième; ils sont tous les deux relatifs à la chasse. Le premier détermine avec précision quelles sont celles des forêts royales où le fils et le successeur désigné de Charles le Chauve ne pourra chasser d'aucune manière; celles où il ne pourra chasser qu'en passant et où il lui est interdit de chasser des sangliers; celles, au contraire, où il ne chassera que des sangliers; celles enfin où il pourra tout chasser, bêtes fauves et sangliers. Le deuxième est peut-être plus curieux encore: il prescrit au garde ou chef des forêts royales de tenir un compte exact de toutes les bêtes fauves et de tous les sangliers que son fils aura pris ou tués à la chasse.
Après ces observations générales préliminaires, il me sera plus facile de donner une idée de ceux des articles de ce fameux plaid qui, ayant le plus de rapport avec la situation de la Gaule franque à cette époque, peuvent aider le plus à s'en faire une idée.
Art. 3. Le roi, qui a déjà désigné et choisi ceux de ses leudes qu'il désire avoir pour conseillers dans son expédition, propose aux leudes présents au plaid de vouloir bien, à ces conseillers choisis par lui, en adjoindre quelques autres de leur propre choix.
A cette proposition, les leudes, déclinant toute responsabilité sur le fait de l'expédition, répondent qu'ils n'ont rien à ajouter ni à changer à ce que le roi a fait de son chef à cet égard.
Art. 4. Cet article consiste tout en questions sur divers points délicats relatifs (dans la pensée du roi) aux troubles et aux défections du passé, et sur lesquels le roi réclame des garanties pour le temps de son absence. Voici ces questions en résumé:
Comment, durant notre absence, pouvons-nous être sûr que notre royaume ne sera troublé par personne?
Comment être sûr de notre fils et de vous?
Enfin quelles garanties notre fils obtiendra-t-il de vous, et vous de lui, pour que vous puissiez vous fier les uns aux autres?
A ces questions les leudes font de longues réponses, toutes plus ou moins évasives, dont je ne puis donner que la substance. Et d'abord, pour les garanties que le roi paraît désirer sur le compte de son fils: «C'est vous, disent-ils au roi, qui avez élevé votre fils et devez savoir jusqu'à quel point vous pouvez compter sur lui: nous n'y pouvons rien et n'avons rien à y voir.»
Quant aux garanties exigées des leudes, ceux-ci répondent qu'il existe entre eux et le roi, sur tous les faits passés, des arrangements, des conventions, des promesses auxquelles ils sont résolus à s'en tenir, et qui sont une garantie suffisante de leur conduite ultérieure.
Enfin, ils promettent d'être fidèles à son fils, pourvu que celui-ci maintienne les engagements de son père envers eux.
Art. 7. Dans le cas, dit le roi, où nos neveux, imitant les exemples de leur père [46], viendraient nous assaillir durant notre voyage ou notre retour, ou machineraient quelque chose de funeste contre notre royaume ou contre nous, comment sera-t-il levé des troupes pour leur résister?
Réponse des leudes.—Si quelqu'un de vos neveux vous attaque en chemin ou vous suscite quelque obstacle en Italie, il dépend de vous d'avoir des troupes et des secours qui vous accompagnent dans ce royaume, ou qui aillent, après votre départ, à votre aide [47].
Viennent maintenant les articles que j'ai eus particulièrement en vue, ceux relatifs aux offices et aux honneurs. Sur ceux-là je dois m'étendre davantage et tout regarder de plus près. Voici d'abord l'article 8 fidèlement traduit:
«Si avant notre retour quelques honneurs viennent à vaquer, comment en sera-t-il disposé?»
Avant de rapporter la réponse des leudes sur cette question, il y a quelques observations à faire.
Cette question est simple, précise et générale; elle s'applique indistinctement à toutes les espèces d'honneurs ou d'offices, à ceux de l'ordre civil comme à ceux de l'ordre ecclésiastique. C'est dans ces termes généraux que la question est soumise aux leudes. Maintenant, il est peut-être assez étrange que la réponse de ceux-ci soit une réponse particulière, restreinte aux cas de vacance des archevêchés, évêchés et abbayes; réponse prescrivant le mode de pourvoir au remplacement provisoire du dignitaire décédé jusqu'au retour du roi, auquel est réservé le pourvoi définitif.
Ne pourrait-on pas soupçonner qu'à une question générale les leudes avaient fait une réponse générale aussi, mais qu'ils avaient proposé, sur la manière de pourvoir aux offices vacants de l'ordre civil et politique, quelque mesure qui n'était point dans les vues de Charles, et qu'elle avait été rejetée. Quoi qu'il en soit, ce n'est que dans l'article 9 de la première série du capitulaire de Kierzy qu'il s'agit de la manière de pourvoir aux comtés qui viendraient à vaquer durant l'absence du roi.
Je crois devoir donner de cet article, non un simple résumé, mais une traduction exacte; on en sentira facilement la raison.
«Si (durant notre absence) il vient à mourir un comte dont le fils soit avec nous (dans notre expédition), que notre fils, conjointement avec nos autres fidèles, choisisse parmi les amis et les proches (du décédé) quelqu'un qui de concert avec les officiers du comté et l'évêque, administre le comté jusqu'à ce que le fait nous soit annoncé.—Si ce comte décédé a un fils encore petit, que ce fils, conjointement avec les officiers du comté et l'évêque dans le diocèse duquel il demeure, gouverne le comté (vacant) jusqu'à ce que nous soyons informés.—Si le comte décédé n'a point de fils, que notre fils à nous, avec nos leudes, désigne quelqu'un qui, conjointement avec les officiers du comté, gouverne ce comté jusqu'à ce que nous en ordonnions.—Et que personne ne se fâche s'il nous plaît de donner ce même comté à quelque autre que celui qui l'aura jusque-là administré.—Il sera fait de même pour nos vassaux.»
Cet article est le dernier de la première série, c'est-à-dire de ceux qui ayant été rédigés sous forme de propositions présentées aux leudes, sont suivis de la réponse et des observations de ceux-ci. Or, voici l'apostille qui vient à la suite de ce neuvième article: «Les autres articles (subséquents) n'ont pas besoin de réponse, parce qu'ils ont été réglés et décidés par votre sagesse.» Cette apostille semble impliquer qu'il fut fait par les leudes à ce neuvième article, tout comme aux précédents, une réponse qui aurait été supprimée, probablement parce qu'elle ne convenait pas au roi.
Voici encore l'article 10 littéralement traduit:
«Si, après notre décès, quelqu'un de nos fidèles voulant, pour l'amour de Dieu et de nous, renoncer au monde, avait un fils ou tel autre de ses proches, capable de service public, qu'il lui soit permis de lui transmettre ses honneurs de la manière qui lui conviendra le mieux.»
Maintenant, y a-t-il, dans les dispositions citées ou indiquées du capitulaire de Kierzy, quelque chose qui puisse être pris pour une concession de l'hérédité des offices, des dignités politiques? Il n'y a pas moyen de l'affirmer; il y a plus, le contraire y est clairement énoncé: dans tous les cas prévus comme exigeant ou comportant le remplacement provisoire d'un comte décédé, le roi se réserve expressément la nomination définitive; et pour prévenir toute surprise, toute incertitude à cet égard, il déclare et justifie d'avance la liberté qu'il se réserve de nommer définitivement aux comtés vacants d'autres hommes que ceux qui y auraient été nommés provisoirement.
La question n'est pourtant pas tout à fait décidée par là. Dans tout ce que j'ai dit des capitulaires de Kierzy, j'ai suivi le texte généralement accrédité de ces capitulaires [48], surtout quant à ce qui concerne l'article 9, article fondamental dans la question dont il s'agit ici; mais il existe de cet article 9 un autre texte qui, rapproché de celui que j'ai suivi, présente des variantes remarquables et se prêtant mieux à l'opinion accréditée qui prétend voir dans le capitulaire de Kierzy le principe de l'hérédité des grands offices. Voici de quoi il s'agit.
Dans le texte des capitulaires de Baluze, les trente-trois articles du plaid de Kierzy sont suivis d'un appendice qui en est un extrait sommaire, un abrégé en quatre articles seulement. Ce fut (d'après les renseignements des anciens éditeurs des capitulaires) Charles le Chauve lui-même qui fit extraire ces quatre articles des trente-trois autres dont ils faisaient partie, et qui, les tenant pour les plus importants de tous, voulut qu'il en fût donné au plaid une seconde lecture et comme une notification à part. Or, l'article 9 de l'acte entier du plaid de Kierzy est l'un des quatre (le 3e) répétés dans l'appendice dont il s'agit; et il y est répété avec des variantes que je ne puis me dispenser de faire connaître. Voici donc ce second texte de ce même article 9, traduit en entier aussi fidèlement que possible:
«S'il vient à mourir (durant notre absence) un comte de ce royaume, dont le fils soit avec nous (dans notre expédition), que notre fils, conjointement avec nos fidèles, choisisse parmi les plus amis ou les plus proches du comte, quelques personnes qui, de concert avec les officiers du comté et avec l'évêque dans le diocèse duquel se trouvera le comté vacant, administrent ce comté jusqu'à ce que nous soyons informés du fait, afin que nous fassions honneur au fils du comte décédé, qui se trouvera avec nous, des honneurs de son père.»
«Si le comte défunt a un fils encore petit, que ce fils, conjointement avec les officiers du comté et l'évêque du diocèse dans lequel est situé le comté, administre le comté jusqu'à ce que la nouvelle de la mort du comte nous parvienne, et qu'en vertu de notre concession, son fils soit honoré de ses honneurs.»
Dans le reste de l'article les deux textes sont exactement conformes, et je n'ai aucun besoin d'y revenir; mais il faut bien, bon gré mal gré, revenir un instant à la question qui semblait tout à l'heure décidée à l'aide du premier texte; elle ne l'est plus, ou paraît devoir l'être en sens inverse d'après le nouveau texte. Il faut d'abord reconnaître que ce second texte, formant un sens plus complet et plus logique que le premier, semble devoir lui être préféré. Or cela reconnu, il est certain que dans l'article cité, Charles le Chauve semble manifester l'intention d'élire aux comtés vacants les fils à la place des pères. Mais il n'y a, dans cette intention, dans cette disposition, rien qui puisse être pris pour une loi nouvelle, absolue, générale; rien qui puisse être considéré comme un principe nouveau d'action politique. La prétendue loi de Charles le Chauve n'est autre chose que la reconnaissance, que l'expression pure et simple d'un fait dès lors très-commun et qui tendait à devenir général. Partout où les comtes avaient été favorisés par les localités ou s'étaient trouvés être des hommes de capacité et d'énergie, partout, dis-je, ces comtes s'étaient approprié leurs comtés. Il est vrai que ceux de leurs fils qui leur succédaient leur succédaient parfois en vertu d'une élection, d'une confirmation, d'une concession royale; mais il est vrai aussi qu'en général cette concession, cette confirmation était de pure forme, d'autant plus aisément accordée par les rois que ceux auxquels ils l'accordaient en avaient réellement moins besoin. L'article cité du plaid de Kierzy, de quelque manière qu'on l'entende et dans quelque texte qu'on le prenne, ne faisait que reconnaître ce qui existait à cet égard, sans rien changer dans le présent, sans rien empêcher dans l'avenir. Ce n'était certes pas une disposition si vague, jetée comme par incident entre une multitude de dispositions accidentelles relatives à une expédition imprudente, qui pouvait régir la dislocation des conquêtes carlovingiennes. Cette dislocation commencée d'une manière violente, devait continuer et s'achever de même, à mesure que la force politique née de ces conquêtes achèverait de se perdre.
Fauriel, Histoire de la Gaule Méridionale, t. IV, p. 374.