L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LE COMTE DE TOULOUSE RENTRE DANS TOULOUSE.—MASSACRE
DES FRANÇAIS.
1217.
A la suite d'un complot contre Simon, le comte de Toulouse est rappelé par les habitants de Toulouse; il sort de sa retraite, et se dirige sur cette ville accompagné de quelques chevaliers.
Quand ils aperçoivent la ville, il n'y en a pas un d'eux de si ferme courage que l'eau du cœur ne lui remplisse les yeux. «Vierge, impératrice du ciel, dit en lui-même chacun d'eux, rendez-moi le lieu où j'ai été élevé. Vivant ou enseveli, j'aime mieux être là que d'aller plus longtemps par le monde honni et persécuté.» Au sortir de l'eau, ils sont entrés dans les prairies, enseignes déployées, pennons flottants. Aussitôt que ceux de la ville ont entendu le signal convenu, ils accourent tous au comte, comme si c'était un ressuscité; et, quand il entre sous les portes voûtées, tout le peuple y arrive, les grands et les petits, les hommes et les femmes, les épouses et les maris; chacun s'agenouille devant lui, et lui baise les vêtements, les pieds, les jambes, les bras, les mains, avec des larmes de joie joyeusement accueillies; c'est la joie elle-même qui revient en graine et en fleur. «Nous l'avons maintenant, se disent-ils l'un à l'autre; nous avons Jésus-Christ, nous avons notre étoile du matin revenue en splendeur; nous avons notre bon et sage seigneur. Parage et courtoisie étaient morts; les voilà restaurés, vivants et florissants, et notre lignage à jamais remonté en puissance.» Ils se sentent le cœur si brave et si animé, que chacun d'eux s'arme de bâton ou de pierre, de lance ou de dard poli, de couteaux fourbis; et tous se répandent par les rues, tailladant, tranchant et faisant boucherie des Français qu'ils peuvent atteindre dans la ville, criant: «Toulouse!» Le jour est venu où de Toulouse sera chassé son faux seigneur avec toute son espèce, et où sera extirpée sa méchante racine! Dieu protège enfin droiture; le comte, qui avait été trahi, a repris tant de cœur qu'avec peu de compagnons il a recouvré Toulouse.
Le comte a recouvré Toulouse, sa ville tant désirée. Mais il n'y a plus dans cette ville ni tour, ni salle, ni galerie, ni haut mur, ni bretêche, ni créneau, ni porte, ni portier, ni guette, ni clôture, ni haubert, ni armure, ni une arme entière. Cependant ses habitants ont reçu le comte avec tant d'allégresse que chacun, dans son cœur, croit avoir reçu olivier. «Toulouse! crient-ils, nous vaincrons maintenant que Dieu nous a rendu notre vrai seigneur, et si nous manquons d'armes et d'argent, nous n'en conquerrons pas moins le pays et son loyal héritier. C'est par l'audace, le courage et la fortune que chacun se doit défendre dans cette guerre décisive.» Ils s'arment, qui de pique ou de masse, qui de bâton de pommier; et dans toutes les rues s'élève un cri, un signal de mort. De ceux des Français qu'il rencontrent ils font boucherie et carnage; les autres s'enfuient précipitamment au château Narbonnais [171], poursuivis de clameurs et de coups. Du château sortent alors maints vaillants chevaliers, en armure complète et en cotte à double maille; mais ils ont telle frayeur de ceux de la ville, que pas un d'eux n'éperonne et ne donne ni ne reçoit un coup.
La comtesse de Montfort, pleine de souci, était pour lors hors de la salle, sous la voûte du noble palais. Elle appelle don Gervais, don Lucas, don Garnier, don Thibaut de Neuville, et d'eux s'enquiert en hâte de ce qui arrive. «Barons, dit-elle, quels sont donc ces routiers qui m'enlèvent la ville? qui a commis ce méfait?»—«Dame, dit don Gervais, qui est-ce, sinon le comte Raymond qui reprend Toulouse? Celui que je vois s'avancer le premier, c'est Bernard de Comminges; je connais bien son enseigne et celui qui la porte. Avec eux sont aussi Roger Bernard, le fils de Raymond Roger; don Raymond d'Aspel, le fils de don Fortaner; les chevaliers faidits, les légitimes seigneurs du pays, et tant d'autres, plus de mille autres encore. Puisque Toulouse les aime, les désire et les accueille, ils vont troubler tout le pays, et nous allons recevoir la récompense et le salaire du misérable état où nous les avons réduits.» La comtesse, quand elle l'entend, bat ses deux mains l'une contre l'autre. «Quoi! dit-elle, et j'étais si heureuse hier!» Dame, dit Lucas, ne perdons pas le temps; envoyons tout de suite au comte une lettre par un messager qui puisse lui expliquer ce péril mortel, afin que, s'il se peut, il fasse sa paix avec la Provence et vienne tout de suite à notre secours, lui et ses compagnons, prenant à tout prix des hommes de guerre et des servants à la solde; que le messager lui dise que pour peu qu'il tarde, il n'y aura plus de remède, car il est arrivé ici tout nouvellement un nouveau seigneur, qui de toute sa terre ne lui laissera pas un recoin.» La comtesse appelle aussitôt un servant expert, qui va plus vite trottant que nul autre homme. «Ami, va-t'en porter au comte de cuisantes paroles; va lui dire qu'il est en danger de perdre Toulouse, son fils et sa femme; et que s'il tarde tant soit peu à repasser par deçà Montpellier, il ne trouvera plus son fils ni moi vivants; que si, perdant Toulouse ici, il cherche là-bas à conquérir la Provence, il fait œuvre d'araignée, œuvre de moins d'un denier.» Le servant a recueilli les paroles, et s'est mis en chemin.
Cependant les hommes de Toulouse ont occupé la ville, et sur la grande place, près du mur batailler, ils élèvent des lices, des barrières, des murs de traverse, des échafauds, des postes d'archers, des ouvertures obliques, derrière lesquels on puisse être à l'abri des flèches lancées par les archers du château. Et jamais, dans aucune ville, on ne vit si nobles ouvriers; car là travaillent les comtes et tous les chevaliers, les bourgeois, les bourgeoises, les riches marchands, les hommes et les femmes, les changeurs, les petits garçons, les petites filles, les servants et les courtiers. Qui porte pic ou pelle, et qui poëlon léger; chacun a le cœur empressé à l'œuvre, et tous prennent part aux guets de nuit. Il y a dans toutes les rues des lumières aux chandeliers. Les tambours accompagnent les éclats des trompettes. Transportées de vraie joie, les femmes et les filles font des ballades et des danses sur des airs allègres. Cependant le comte et les autres chefs délibèrent ensemble; ils ont nommé des capitouls, dont il y a grand besoin pour gouverner la ville et rétablir les affaires; et pour défendre les droits du comte, ils ont élu un viguier, bon, vaillant, sage et d'agréables façons. L'abbé et le prévôt ont rendu chacun leur église, dont la façade et le clocher ont été bien fortifiés. Mais, tandis que le comte s'établit de la sorte dans son lieu natal, voici ses pires ennemis, don Guyot [172], don Guy son oncle [173], et les autres chefs qui chevauchent pour batailler contre lui, le vendredi de bon matin, au tranchant du fer et de l'acier. Dieu veuille le défendre!
Dieu veuille défendre le comte! car le temps est venu où il est accueilli avec amour à Toulouse, et où parage et courtoisie doivent être à jamais restaurés. Mais don Guyot et don Guy arrivent courroucés, avec leurs belles compagnies de guerre, suivies de leurs bagages. Don Alard et don Foucault, sur leurs chevaux à beaux crins, bannières déployées et gonfanons dressés, marchent sur Toulouse par les chemins fréquentés; derrière eux viennent des heaumes, des écus ornés d'or battu, aussi nombreux, aussi serrés que s'il en était tombé une pluie, et toute la plaine reluit de hauberts et d'enseignes. Au val de Montolieu, là où les murs sont abattus, Guy de Montfort crie aux siens, qui bien l'entendent: «A terre! francs chevaliers!» Et il est obéi. Au son des trompettes, chaque cavalier a mis pied à terre, et tous, rangés en bataille et les épées nues, se sont violemment jetés dans les rues, brisant et forçant tous les obstacles. Les hommes de ville, jeunes et vieux, chevaliers et bourgeois, ont soutenu leur attaque. Le vaillant et bon peuple, le peuple aimé et bien voulu de son chef, a durement combattu pour les repousser; et les servants, les archers, ont tendu leurs arcs contre eux, et se sont entremêlés à eux, donnant et recevant des coups. Mais les Français ont redoublé de hardiesse, et ils enlèvent d'abord les barrières et les barricades, pénètrent en combattant dans l'intérieur de la ville et y mettent le feu en un instant. Mais ceux de Toulouse l'éteignent avant qu'il ne se soit étendu. Là-dessus accourt, à travers la foule, Roger Bernard avec toute sa troupe, qu'il commande et conduit, ranimant les courages partout où il est reconnu. Don Pierre de Durban, à qui appartient Montagut, lui porte sa bannière, dont la vue les enflamme. Il descend de cheval, et se place sur un lieu élevé, criant et nommant Toulouse et Foix! Et là où ils se montrent, là tombent, poignent et taillent les épieux, les masses et les épées émoulues, les dards, les flèches menues, les pierres, drus et serrés comme si c'était une pluie. Du haut des maisons sont lancées des tuiles tranchantes qui brisent les heaumes, les panaches et les écus, les mains et les bras, les jambes et les poitrines. Ceux de la ville ont de tant de manières attaqué les autres, ils les ont si fortement assaillis de coups, de cris, de vacarme, qu'ils les ont faits, de courageux, éperdus et craintifs. Ils leur ont coupé toute entrée et tout passage, et les mènent tous à la fois, fuyant, vaincus, battus, se défendant mal et ne sachant où recourir. Enfin, ceux de Toulouse ont tellement redoublé de courage et de vigueur, qu'ils les ont hors de la ville jetés, recrus [174] et accablés, montant et se réfugiant tous droit au jardin de Saint-Jacques, derrière lequel ils se sont retirés. Mais il est resté dans la ville des Français étendus morts; il y est resté deux des corps d'hommes et de chevaux, de quoi faire longtemps vermeils la terre et le marais. Bernard de Comminges a fait œuvre de bon capitaine; c'est lui qui, avec sa bonne compagnie de braves avisés, a tenu et défendu les débouchés et les passages du côté du château où se trouvait le bagage de l'ennemi. Louange et gloire lui en soient rendues! «Seigneurs, se prend à dire don Alard aux Français, je vous vois accablés. Qui a pu, bons chevaliers, nous malmener de la sorte? Oh! comme voilà la France honnie et notre renom perdu! Nous voici vaincus par des vaincus! Il vaudrait mieux, pour nous, être morts ou n'être pas nés, que d'avoir été ainsi traités par des gens désarmés.» Ainsi se sont retirés les Français, excepté ceux qui sont restés traînés ou pendus dans la ville, aux cris de te Vive Toulouse! notre salut est arrivé! notre bonheur a commencé!»
Histoire de la Croisade contre les Albigeois, traduite par Fauriel.