L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
BATAILLE DE BOUVINES.
Récit d'un historien anglais.
A cette époque, l'armée du roi d'Angleterre, qui guerroyait en Flandre, se livrait à ses dévastations avec tant de succès, qu'après avoir ravagé plusieurs provinces elle pénétra sur le territoire du Ponthieu et le désola avec une fureur impitoyable. Ceux qui faisaient partie de cette expédition étaient de vaillants hommes, fort expérimentés dans la guerre, tels que Guillaume comte de Hollande, Regnauld ancien comte de Boulogne, Ferrand comte de Flandre, et Hugues de Boves, intrépide chevalier, mais cruel et superbe, qui sévissait contre ce malheureux pays avec tant de rage qu'il n'épargnait ni la faiblesse des femmes ni l'innocence des petits enfants. Le roi Jean avait établi pour maréchal de cette armée Guillaume comte de Salisbury; les chevaliers anglais qui l'accompagnaient devaient combattre sous ses ordres et les autres hommes d'armes recevoir une solde prise sur le fisc. Cette armée était renforcée par Othon, empereur des Romains, qui lui donnait aide et faveur, et par les troupes que le duc de Louvain et de Brabant avait pu rassembler; tous ensemble s'acharnaient sur les Français avec une égale fureur. Lorsque la nouvelle de ces désastres fut parvenue aux oreilles de Philippe roi de France, il fut saisi de douleur; car il craignait de n'avoir pas assez de troupes pour suffire à la défense de cette partie du territoire, ayant envoyé récemment en Poitou, avec une armée nombreuse, son fils Louis pour réprimer les incursions hostiles du roi d'Angleterre. Cependant, quoiqu'il se répétât souvent à lui-même ce proverbe vulgaire: «Celui qui s'occupe à la fois de plusieurs choses a le jugement moins net pour chacune», il n'en réunit pas moins une grande armée, composée de comtes, de barons, de chevaliers et sergents, de cavaliers et fantassins, et des communes [196] de ses villes et cités. Accompagné de ces forces, il se prépara à marcher à la rencontre de ses adversaires. En même temps il recommanda aux évêques, aux moines, aux clercs et aux religieuses de répandre les aumônes, d'adresser des prières à Dieu et de célébrer les divins mystères pour la conservation de son royaume. Ces dispositions étant prises, il partit avec son armée pour combattre ses ennemis.
Le dit roi ayant appris que ses adversaires s'étaient avancés à main armée jusqu'au pont de Bouvines, sur le territoire du Ponthieu, dirigea de ce côté ses armes et ses étendards. Lorsqu'il fut arrivé au pont susdit, il passa la rivière (de Marque) avec toute son armée, et se décida à camper dans ce lieu. En effet, la chaleur était extrême, car le soleil est très-ardent au mois de juillet. Aussi les Français prirent-ils position près de la rivière, dont le voisinage était précieux pour les hommes et pour les chevaux. Ils arrivèrent audit fleuve un jour de samedi, vers le soir; et après avoir disposé sur la droite et sur la gauche les chariots à deux et à quatre chevaux, ainsi que les autres véhicules qui avaient transporté les vivres, les armes, les machines et tous les instruments de guerre, cette armée plaça de tous côtés ses sentinelles et passa la nuit en ce lieu.
Le lendemain matin, lorsque les chefs de l'armée du roi d'Angleterre furent instruits de l'arrivée du roi de France, ils s'empressèrent de tenir conseil, et décidèrent unanimement qu'une bataille en plaine serait livrée aux ennemis; mais comme ce jour-là était un dimanche, les plus sages de l'armée et surtout Regnauld ancien comte de Boulogne, déclarèrent qu'il était peu séant de livrer bataille dans une si grande solennité, et de souiller un si grand jour par l'homicide et l'effusion de sang humain. L'empereur Othon se rangea à cet avis, et dit aussi qu'il ne se réjouirait jamais de remporter la victoire un dimanche. A ces paroles, Hugues de Boves s'emporta en imprécations, appela le comte Regnault exécrable traître, et lui reprocha les terres et les vastes possessions qu'il avait reçues de la munificence du roi d'Angleterre. Il ajouta que si l'on différait de livrer bataille ce jour-là, ce serait un dommage irréparable, qui retomberait sur le roi Jean, et qu'on avait toujours lieu de se repentir quand on n'avait pas saisi l'occasion favorable. Le comte Regnauld répondit à Hugues, en lui disant d'un air indigné: «Le jour d'aujourd'hui prouvera que c'est moi qui suis fidèle et que c'est toi qui es un traître; car en ce jour de dimanche je combattrai pour le roi jusqu'à la mort, si besoin en est, tandis qu'en ce même jour tu montreras, en prenant la fuite à la vue de toute l'armée, que tu n'es qu'un exécrable traître.» Ces paroles injurieuses provoquées par les paroles semblables de Hugues de Boves aigrirent les esprits et rendirent la bataille inévitable. L'armée courut aux armes, et se rangea audacieusement en bataille. Lorsque tous se furent armés, les alliés se divisèrent en trois corps: le premier avait pour chefs le comte de Flandre Ferrand, le comte de Boulogne Regnauld et le comte de Salisbury Guillaume [197]; le second était conduit par Guillaume comte de Hollande et par Hugues de Boves avec ses Brabançons; le troisième corps de bataille se composait des soldats allemands, commandés par l'empereur romain Othon. Dans cet ordre de bataille, ils marchèrent lentement à l'ennemi, et parvinrent jusqu'aux bataillons français.
Le roi Philippe voyant que ses adversaires déployaient leurs troupes pour une bataille en plaine, fit briser le pont qui était sur les derrières de son armée, afin que si par hasard quelques-uns de ses soldats essayaient de prendre la fuite, ils ne pussent s'ouvrir un passage qu'à travers les ennemis eux-mêmes. Le roi resta dans ses lignes, après avoir rangé ses troupes dans l'espace resserré entre les chariots et les bagages, et là il attendit le choc de ses adversaires. Enfin les trompettes sonnèrent des deux côtés, et le premier corps de bataille, où étaient les comtes dont nous avons parlé, se précipita avec tant de violence sur les Français qu'en un moment il rompit leurs rangs et pénétra jusqu'à l'endroit où se tenait le roi de France. Le comte Regnauld, qui avait été déshérité et chassé par lui de son comté, l'ayant aperçu, dirigea sa lance contre lui, le jeta à terre et s'efforça de le tuer en le frappant de son épée. Mais un chevalier, qui avec beaucoup d'autres avait été commis à la garde du roi, se jeta entre lui et le comte, et reçut le coup mortel. Les Français voyant leur roi dans ce péril accoururent promptement à son secours, et une troupe nombreuse de chevaliers le replaça, quoique avec peine, sur son cheval. Alors la bataille s'engagea de tous côtés; les épées brillèrent en tombant comme la foudre sur les têtes couvertes de casques, et la mêlée devint furieuse. Cependant les comtes dont nous avons parlé, ainsi que le corps de bataille qu'ils commandaient, se trouvant trop éloignés de leurs compagnons, s'aperçurent qu'ils avaient perdu tout moyen de se dégager; d'où il advint qu'une partie de leurs soldats, ne pouvant supporter les forces supérieures des Français, fut accablée sous le nombre, et que les comtes susdits, avec la plupart des leurs, furent pris et chargés de chaînes, après avoir déployé la plus louable valeur et tué un grand nombre d'ennemis.
Pendant que ces choses se passaient autour du roi Philippe, les comtes de Champagne, du Perche et de Saint-Paul, ainsi que beaucoup d'autres seigneurs du royaume de France, attaquèrent à leur tour les deux autres corps de bataille, et mirent en fuite Hugues de Boves ainsi que tous ses mercenaires rassemblés de côté et d'autre. Tandis qu'ils prenaient lâchement la fuite, les Français les poursuivirent à la pointe de l'épée jusqu'au poste qu'occupait l'empereur. Alors tout l'effort de la bataille se concentra sur ce point. Les chevaliers français l'entourèrent, et tâchèrent ou de le tuer ou de le forcer à se rendre. Mais lui, armé d'une sorte d'épée aiguisée d'un seul côté, et en forme de grand couteau, qu'il brandissait à deux mains, assénait sur les ennemis des coups terribles. Tous ceux qu'il atteignait restaient étourdis ou tombaient sur le sol eux et leurs chevaux. Les ennemis, craignant de s'approcher de trop près, tuèrent sous lui trois chevaux à coups de lance. Mais toujours le louable courage de ses compagnons le replaçait sur un nouveau cheval, et il reparaissait plus animé encore à bien se défendre. Enfin les Français le laissèrent aller sans l'avoir vaincu, et il se retira avec les siens du champ de bataille sain et sauf comme ses soldats.
Le roi de France, joyeux d'une victoire si inespérée, rendit grâces à Dieu, qui lui avait accordé de remporter sur ses adversaires un si grand triomphe. Il emmena avec lui, chargés de chaînes et destinés à être enfermés dans de bonnes prisons, les trois comtes plus haut nommés, ainsi qu'une foule nombreuse de chevaliers et autres. A l'arrivée du roi, toute la ville de Paris fut illuminée de flambeaux et de lanternes, retentit de chants, d'applaudissements, de fanfares et de louanges, le jour et la nuit qui suivit. Des tapisseries et des étoffes de soie furent suspendues aux maisons; enfin ce fut un enthousiasme général.
Matthieu Paris, Grande Chronique, traduite par M. Huillard-Bréholles, t. 2, p. 516.