L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
ROLLON.
912-931.
L'archevêque de Rouen Francon porte à Rollon les propositions de paix du roi Charles le Simple.
Rollon, dit-il, Dieu veut accroître tes honneurs et ton baronnage. En peines et en malice tu as usé ta vie; et tu as vécu des larmes d'autrui et du pillage d'autrui; maint homme tu as ruiné et réduit en servage, et réduit par pauvreté mainte femme à la débauche, et enlevé châteaux et légitime héritage. Tu ne prends souci de ton âme pas plus qu'une bête sauvage; tu iras en enfer en triste compagnie voué aux peines éternelles, qui n'ont jamais de soulagement; de vivre longuement, tu n'as aucune sûreté; change ta méchante vie, donne un autre cours à ton courage, entre dans la chrétienté et fais hommage au roi. Apprends à vivre en paix, et laisse reposer ta rage; ne détruis pas son royaume, car tu lui fais grand outrage. Il a une fille jolie, qui est de haut parage; il te la veut donner en mariage, et tu auras pour dot tout le pays maritime depuis l'Eure jusqu'à la mer. Ainsi tu vivras de tes rentes sans brigandage; tu auras maint bon château fort et maint bon manoir; il n'en sera que mieux pour ton lignage [51]. Accorde une trêve de trois mois, sans faire de dommage; mais tu n'iras plus piller, ni à la voile ni à la rame; on te donnera de bons otages pour la sûreté du traité; Auras-tu honte d'épouser la fille du roi?
Rollon entendit ce discours, qui lui fit beaucoup de plaisir. Par le conseil de ses vassaux, il accorda la trêve; Rollon entendit le traité; chacun le garantit. Au terme fixé, Rollon assembla son monde et le Roi manda à Saint-Clair tous ses barons. Rollon fut en deçà de l'Epte, et le Roi au delà, et avec lui le duc Robert, qui désirait la paix. Le plaid fut mené à bien et l'affaire se termina. Rollon devint l'homme (le vassal) du Roi et ses mains lui donna. Quand il dut baiser le pied, il ne voulut pas se baisser; il tendit la main en bas, leva le pied au Roi, à sa bouche le tira et renversa le Roi; tous en rirent assez, et le Roi se releva. Il lui donna sa fille et la Normandie devant tout le monde; il voulut lui donner encore la Flandre, mais Rollon refusa; c'est pauvre terre, dit-il, jamais il n'y aura abondance. Il demanda la Bretagne, et le Roi la lui donna, et ordonna à Bérenger et à Alain [52] de lui faire hommage; chacun, sans mensonge, lui jura fidélité. Le Roi partit alors, et Rollon s'en alla, le duc Robert avec lui, qui conduisit la dame.
Francon, l'archevêque, baptisa le duc Rollon; le duc Robert fut son parrain et l'appela Robert. Quand Rollon fut baptisé il épousa sa femme, la fille au roi de France, ce qui confirma la paix. Grande fut la joie et longtemps elle dura. Neuf cent et douze ans étaient accomplis et passés depuis que Dieu naquit de la Vierge en Bethléem, quand Francon régénéra Rollon par le baptême, et qu'il traita avec le roi de France à Saint-Clair. Les noces furent splendides; quand ils furent mariés, splendides furent les fêtes qui furent préparées. Qui voulut venir aux noces y fut bien traité. Rollon pria et sermona tous ses hommes, les fit tous baptiser et les combla d'honneurs; à plusieurs il donna villages, châteaux et cités, donna champs, donna rentes, donna moulins et prés, donna bois, donna terres, donna grands héritages, selon leurs bons services et selon leur mérite, selon leur noblesse et selon leur âge. Tous en Normandie fixés et possesseurs de fiefs, ils sont tous récompensés selon leur volonté; Rollon les a élevés et les a beaucoup aimés; il les a bien récompensés selon leurs désirs, pour l'avoir suivi et avoir quitté leur patrie. Rollon se fit servir avec honneur et richesse, et dans sa maison il sut vivre grandement.
Il aima la paix, la chercha et la fit établir. Par toute la Normandie il fit crier et publier qu'il n'y ait homme si hardi qui osât en attaquer un autre, brûler maison ou ville, ni voler, ni piller, ni blesser un homme, ni tuer, ni assassiner, ni battre, ni frapper quelqu'un debout ni par terre, trahir un autre homme par embûche ou guet-apens; ni qu'on ose voler, ni être complice d'un voleur. Car le complice doit être puni avec le voleur; le supplice de l'un, l'autre le doit partager. Celui qui fera félonie, s'il le peut prendre, il n'y aura gentilhomme qui tienne, il le fera honnir et expier son crime par le feu ou la potence. Rollon fut grand justicier, il fit parler beaucoup de lui. Il faisait rompre larrons et voleurs, crever les yeux, brûler ou couper les pieds et les poings; selon le crime il faisait punir chacun. Il fit crier dans les bourgs, dans les villes et dans les marchés, que tout homme qui a charrue et veut cultiver la terre ait la sécurité et la paix pour labourer; il n'aura pas besoin d'ôter le fer de sa charrue ni de le cacher sous le sillon, ni de l'emporter chez lui, par crainte de larron, ni par crainte d'être volé; il n'aura besoin d'enlever ni son soc, ni son coutre, ni ses harnois, car il n'y aura personne qui les ose toucher. Et si on les lui a volés et qu'il ne les puisse retrouver, le duc, de ses deniers, lui en fera donner le prix, et le paysan pourra bien racheter soc et coutre.
A Longueville il y avait un paysan qui avait six beaux bœufs en avant de sa charrue. Femme avait épousé; ne sais s'il avait un enfant. Mais la femme avait les mains crochues [53]; elle eût pris un chaperon rabattu, si on ne l'eût bien gardé; si bien alla ce métier, qu'elle faisait follement, que la fin en fut mauvaise, et voici ce qui arriva. Un jour, comme d'habitude, le paysan laboura, et à l'heure de dîner à la maison rentra; à la charrue il laissa harnois, soc et couteau. Ne veut rien emporter, se fiant en la paix et à ce que le duc, s'il les perd, les rendra. La femme au paysan, pendant qu'il mangeait, vint à la charrue, prit les fers et les cacha. Quand celui-ci revint au champ et les fers ne trouva, de tous côtés il les chercha. Il fit venir sa femme, et la pressa vivement, si elle n'a pas les fers, de dire qui les a. La femme était avide, elle cacha et nia. Le paysan vint à Rouen, et réclama ses fers; Rollon en eut pitié, et lui donna cinq sols. Celui-ci revint à la maison apportant ses deniers. Bénie soit, dit la femme, la main qui nous a fait gagner cela; vous avez vos cinq sols, et voyez vos fers là. Elle se baissa vers lui et les lui montra sous le banc. Folle fut qui vola, et folle qui cacha. C'est la vérité, et Dieu le dit, et la chose est prouvée: «N'est chose si cachée qui ne soit révélée, ni action si secrète qui ne soit découverte.» Chaque bonne action doit être récompensée, et toute félonie doit être punie. Tant furent les fers cherchés et tant demandés, tant furent tourmentés les hommes de la contrée, et par l'épreuve du feu et par l'épreuve de l'eau, que l'on connut la vérité. Ne peut la félonie être longtemps cachée. La paysanne fut prise et au duc Rollon menée. Elle avoua tout, et fut convaincue. Il fit prendre et amener devant lui le paysan. Quand il fut devant lui: «Sais-tu, dit-il, dis-moi, si ta femme ne vola rien depuis qu'elle est avec toi, et si elle est coutumière d'être de mauvaise foi?—Oui, sire, dit-il, je ne dois pas mentir.—Par ma foi, dit Rollon, je te crois bien; par ta bouche même tu as prononcé ta sentence; avec elle tu seras pendu; assez tu as dit pourquoi; toi-même, as fait ton jugement; égale loi, égale peine, égal mal vous attend.» Egal jugement ont le voleur et le complice. La femme fut pendue et son mari pareillement.
Par cet acte et par d'autres Rollon fut craint fortement. A honneur et à joie il vécut bien longuement. Il n'eut pas d'enfant de Gisèle, qu'il épousa premièrement; la dame mourut sans enfants. Alors Rollon épousa Pope [54], qu'il garda longtemps. Longue-Épée, son fils, était de belle jeunesse; il était d'une belle venue et de bon jugement; il pouvait porter des armes et ne doutait de rien. Rollon le fit son héritier, par le conseil des siens. Bérenger et Alain, de qui dépend la Bretagne, et les riches Normands, il manda secrètement; à chacun il donna tant et promit tant d'avantages, qu'ils devinrent sans difficulté les hommes [55] de son fils; chacun fit à Guillaume hommage et serment. Depuis que le duc Guillaume a recueilli le duché, et depuis qu'il a eu les hommages des barons que j'ai dit, Rollon gouverna encore cinq ans et maintint la paix. Les hommes de son duché qui l'avaient servi, il les amena et les convertit au service de Dieu. Ainsi vint à sa fin, comme tout homme qui vieillit de labeur et de peines qui l'ont affaibli. Mais jamais sa mémoire ni son jugement ne lui firent défaut. A Rouen il tomba malade, et à Rouen il mourut. En bon chrétien il sortit de ce monde, bien confessé et ayant avoué ses péchés. Dans l'église Notre-Dame [56], du côté du midi, les clercs et les laïques ont enseveli son corps; le tombeau y est et l'épitaphe aussi qui raconte ses faits et comment il vécut.