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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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ARRESTATION DE CHARLES DE LORRAINE PAR ADALBÉRON.
991.

Lorsque Adalbéron connut parfaitement les habitudes de Charles et des siens, et qu'il fut sûr de n'être soupçonné de personne, il machina diverses ruses, et pour rentrer en possession de la ville et pour livrer au roi Charles captif. Il avait souvent des entretiens avec celui-ci, l'assurant toujours plus de son dévouement; il offrit même de se lier par un serment formel, s'il le fallait. Il employa tant d'astuce et d'adresse qu'il jeta un voile épais sur sa dissimulation, au point qu'une nuit, dans un souper où il se montrait très-gai, Charles, qui tenait une coupe d'or où il avait fait tremper dans du vin, du pain coupé en morceaux, la lui présenta après y avoir bien réfléchi, et lui dit: «Puisque, d'après les décrets des pères, vous avez sanctifié aujourd'hui des rameaux verts; puisque vous avez consacré le peuple par vos saintes bénédictions; que vous nous avez offert à nous-mêmes l'eucharistie; comme le jour de la passion de Notre-Seigneur et sauveur Jésus-Christ approche, je vous offre, méprisant les propos de ceux qui nient qu'on doive se fier à vous, ce vase convenable à votre dignité, avec le vin et le pain en morceaux. Buvez ce qu'il contient, en signe de fidélité à ma personne; mais s'il n'est pas dans vos résolutions de garder votre foi, abstenez-vous, de crainte de rappeler l'horrible personnage du traître Judas.» Adalbéron répondit: «Je recevrai la coupe, et je boirai volontiers ce qu'elle contient!» Charles poursuivit aussitôt, en disant: «Vous devez ajouter: «et je garderai fidélité.» Il but et ajouta: «Et je garderai fidélité; qu'autrement je périsse avec Judas!» Il proféra encore devant les convives plusieurs autres imprécations semblables. La nuit approchait qui devait voir les larmes et la trahison. On se disposa à aller prendre du repos et à dormir pendant la matinée. Adalbéron, qui nourrissait son projet, enleva du chevet de Charles et d'Arnoul, pendant qu'ils dormaient, leurs épées et leurs armes, et les cacha dans des lieux secrets; puis, appelant l'huissier, qui ignorait son stratagème, il lui ordonna de courir vite chercher quelqu'un des siens, promettant de garder la porte pendant ce temps. Lorsque l'huissier fut sorti, Adalbéron se plaça lui-même sur le milieu de la porte, tenant son épée sous son vêtement. Bientôt, aidé des siens, complices de son crime, il fit entrer tout son monde. Charles et Arnoul reposaient alourdis par le sommeil du matin. Lorsqu'en se réveillant ils aperçurent leurs ennemis réunis en troupe autour d'eux, ils sautent du lit et cherchent à se saisir de leurs armes, qu'ils ne trouvent pas. Ils se demandent ce que signifie cet événement matinal. Mais Adalbéron leur dit: «Vous m'avez récemment enlevé cette place, et m'avez forcé de m'en exiler; maintenant, nous vous chassons à votre tour, mais d'une autre manière, car je suis resté mon maître, mais vous, vous passerez au pouvoir d'autrui.» Charles répondit: «O évêque, je me demande avec étonnement si tu te souviens du souper d'hier! Est-ce que le respect de la divinité ne t'arrêtera pas? N'est-ce donc rien que la force du serment? n'est-ce rien que l'imprécation du souper d'hier?» Et disant cela, il se précipite sur l'évêque: mais les soldats armés enchaînent sa furie, le poussent sur son lit et l'y retiennent; ils s'emparent aussi d'Arnoul, et confinent les deux prisonniers dans la même tour, qu'ils ferment avec des clous, des serrures et des barres de bois, et où ils placent des gardes. Les cris des femmes et des enfants, les gémissements des serviteurs, frappent le ciel, épouvantent et réveillent les citoyens dans toute la ville. Tous les partisans de Charles se hâtent de s'enfuir, ce qu'à peine même ils peuvent exécuter; car tout au plus étaient-ils sortis, lorsque Adalbéron ordonna de s'assurer à l'instant de toute la ville, afin de saisir tous ceux qu'il regardait comme opposés à son parti. On les chercha, mais on ne put les trouver. Il fut fait une exception en faveur d'un fils de Charles, âgé de deux ans, de même nom que son père, lequel fut excepté de la captivité. Adalbéron envoya promptement des députés au roi, alors à Senlis, pour lui mander que la ville naguère perdue était reconquise, que Charles était pris avec sa femme et ses enfants, ainsi qu'Arnoul, qui s'était trouvé parmi les ennemis; il l'engage à venir à l'instant avec tous ceux qu'il pourra réunir; qu'il ne mette aucun retard à rassembler son armée; qu'il envoie des députés à tous ceux de ses voisins auxquels il a confiance, afin qu'ils viennent au plus tôt; qu'il se hâte d'arriver même avec peu de monde.

Richer, Histoire, liv. 4. (Traduction de M. Guadet.)

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