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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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Discours de Nicétas sur les monuments détruits
ou mutilés par les croisés en 1204.

Les Latins ouvrirent les tombeaux des empereurs qui ornaient le grand temple; ils enlevèrent avec une avidité effrénée les richesses qui s'y trouvaient, les perles, les pierres précieuses, les diamants, trésors respectés depuis tant de siècles; il outragèrent le corps de l'empereur Justinien, que le temps avait épargné, et le dépouillèrent de ses vêtements funèbres. Ainsi, ils ne firent grâce ni aux vivants ni aux morts; ils déchirèrent en lambeaux le magnifique voile du grand temple, tissu d'or et d'argent pur, estimé plusieurs millions. A ce brigandage succédèrent bientôt de nouveaux désordres; l'avidité des Latins les fit recourir aux statues de bronze, qu'ils firent fondre pour les convertir en monnaies; la Junon d'airain, statue colossale qui ornait le forum de Constantin, fut brisée et fondue la première: un char attelé de quatre chevaux put à peine en transporter la tête jusqu'au palais de l'empereur. Le beau Pâris qui présentait à Vénus la pomme, source d'une fatale discorde, fut renversé de sa base. Ils n'épargnèrent pas davantage cette pyramide élevée qui dominait sur toutes les colonnes dispersées de la ville. Qui n'eût admiré les bas-reliefs dont cette pyramide était ornée! L'artiste y avait représenté tous les oiseaux qui saluent le printemps de leurs chants harmonieux. On y voyait tous les travaux du cultivateur, les instruments du labourage, les meubles simples de la ferme, les brebis bêlantes, les agneaux bondissants; une mer immense s'étendait au loin; elle était peuplée d'une foule innombrable de poissons, dont les uns tombaient dans les filets des pêcheurs; d'autres échappaient de leurs mains, et, se précipitant dans les flots, recouvraient leur liberté. Des Amours nus deux à deux, trois à trois, exprimaient la joie folâtre, en luttant ou en se jetant des pommes. Sur le sommet élevé de cette pyramide était une statue de femme que les vents faisaient tourner dans tous les sens, et qui pour cette raison, était appelée Anémodulion. On condamna aussi aux fourneaux la statue héroïque et colossale du Taurum, que quelques-uns croyaient être celle de Josué, parce que le cavalier, étendant la main vers le soleil à son couchant, semblait lui ordonner de s'arrêter. D'autres disent que c'était Bellérophon, car, libre comme Pégase, du cavalier qu'il portait, le cheval volait sans frein dans la plaine, battant l'air de ses ailes, en même temps qu'il frappait la terre de ses pieds. Une tradition fabuleuse rapportait que sous l'ongle du pied gauche était cachée la figure d'un homme de la faction verte, ou d'un habitant de l'Occident, ou d'un Bulgare. Du reste, il était impossible de voir l'objet qu'il cachait, tant ce pied était étroitement uni à la base; quand on eut mis le cheval en pièces pour le fondre, on ne trouva qu'un cachet enveloppé d'un drap de laine. Les Latins, sans chercher à connaître le sens des caractères qu'il portait, le jetèrent au feu avec les autres débris de la statue.

Les Latins, qui n'appréciaient pas ce qui était beau, n'épargnèrent pas davantage les autres statues de l'hippodrome; tous les autres monuments de l'antiquité furent détruits; les médailles, que leurs inscriptions rendaient précieuses, furent vendues; et ils se distribuèrent comme des pièces de monnaie les pièces rares qu'on avait recueillies à grands frais.

Dans ce grand désastre périt l'Hercule Trihespérus, ce colosse, chef-d'œuvre de sculpture, qu'on voyait dans le Cophius; il était couvert de la peau d'un lion; l'immobilité de l'airain n'empêchait pas qu'on ne vît ses yeux animés par la fureur; ses épaules n'étaient point chargées d'un carquois; il n'avait plus dans ses mains ni son arc ni sa massue; mais, fléchissant la jambe gauche jusqu'aux genoux, il appuyait sur son coude sa main gauche, qu'il tenait élevée pour soutenir sa tête, oppressée par la douleur; le fils de Jupiter déplorait sa destinée, il maudissait les travaux qu'Eurystée, abusant des dons de la fortune, lui imposait dans sa fureur jalouse; sa large poitrine, ses fortes épaules, sa chevelure épaisse, ses bras nerveux, les muscles qui dessinaient ses reins, sa haute stature, tout était fait, je le pense, d'après la vraie mesure attribuée à Hercule par Lysimaque. Cette statue de bronze fut son premier et son dernier ouvrage dans ce genre. Telle était l'immensité de cette statue, que le cordon qui mesurait un de ses pouces pouvait facilement ceindre un homme, et que la taille des hommes les plus grands égalait à peine la circonférence de la cuisse du colosse. Les Latins ne respectèrent pas ce symbole de la force humaine, eux qui cependant se l'attribuent par excellence et qui mettent la force au-dessus de tout.

Ils firent fondre encore l'âne chargé qui marchait en ruant, et le conducteur qui le suivait; ce groupe avait été placé par Auguste dans la ville d'Actium (que les Grecs appellent Nicopolis) en mémoire d'une aventure arrivée au monarque. On rapporte que ce prince allant reconnaître l'armée d'Antoine, rencontra un paysan avec son âne, qui lui indiqua le camp de son compétiteur; Auguste l'ayant interrogé sur son nom, le paysan répondit qu'il s'appelait Nicon (heureux), et son âne Nicandre (vainqueur), et qu'il portait des provisions à l'armée de César. Les Latins livrèrent encore aux flammes la truie ou la louve qui allaita Rémus et Romulus. Ainsi furent détruits les monuments les plus vénérables de l'antiquité et transformés en viles pièces de monnaie. Il en est de même de l'homme qui combattait un lion; de l'hippopotame dont le derrière se terminait en queue écailleuse; de l'éléphant qui agitait sa trompe; des sphinx dont la forme est tout à la fois celle d'une femme gracieuse et d'un monstre horrible; quelques-uns de ces monstres, déployant leurs ailes, semblaient défier les oiseaux au vol rapide. Je n'oublierai point le cheval indompté, dont l'oreille droite, la bouche frémissante et les bonds, signes de sa joie et de sa fierté, annonçaient l'indépendance; l'horrible Scylla, femme gigantesque, dont l'attitude menaçante exprimait la force et la férocité; de ses flancs entr'ouverts sortaient les monstres qui se précipitèrent sur le vaisseau d'Ulysse, pour dévorer ses compagnons infortunés. On voyait encore dans l'hippodrome un aigle d'airain, ouvrage d'Apollonius de Thyane, et le plus bel instrument de ses prestiges. Quand cet homme célèbre vint à Byzance, les Grecs, dont le territoire était infesté de serpents, le prièrent de les délivrer de ce fléau. Le philosophe, ayant invoqué les plus puissants démons dans une orgie, fit placer au haut d'une colonne, après la célébration de ses mystères sacriléges, un aigle dont l'aspect, semblable au chant des sirènes, enchaînait tous ceux qui jetaient les yeux sur lui. Un serpent que cet aigle tenait dans ses serres s'efforçait vainement d'arrêter son essor, en l'enveloppant des replis de son corps tortueux, et en s'élançant pour atteindre les ailes du roi des airs; serré dans les griffes de l'oiseau, le monstre, gonflé de venin, semblait moins lutter contre lui que s'assoupir de lassitude, tandis que l'aigle, avant de célébrer sa victoire par des cris de triomphe, faisait un dernier effort pour enlever son ennemi dans les airs; la joie qui brillait dans ses yeux et l'agonie du monstre annonçaient aux spectateurs étonnés quelle serait l'issue du combat; en voyant le serpent ainsi abattu, on espérait que l'aigle, dédaignant de se repaître de cette vile proie, laisserait tomber le cadavre du monstre, qu'il effrayerait ainsi ceux qui désolaient Byzance et les forcerait de fuir dans leurs antres secrets. Cet ouvrage offrait encore une merveille; on voyait sur les plumes de l'aigle un cadran qui, lorsque le ciel n'était pas couvert de nuages, indiquait les heures du jour à ceux qui connaissaient ces caractères.

Que dirai-je de la statue d'Hélène, de la perfection de sa taille, de l'albâtre de ses bras et de son sein, de sa jambe parfaite, de cette Hélène qui conduisit toute la Grèce sous les murs de Troie? N'avait-elle pas adouci les féroces habitants de la Laconie? Tout était possible à celle dont les regards enchaînaient tous les cœurs; ses vêtements étaient sans apprêt, mais si ingénieusement arrangés qu'ils laissaient voir ses belles formes au travers d'une tunique légère, de son voile, de sa couronne et des tresses de ses cheveux. Sa chevelure, attachée seulement à la hauteur du cou, flottait au gré des vents, et retombait jusqu'aux pieds en tresses ondoyantes. Sa bouche, entr'ouverte comme le calice d'une jeune fleur, semblait offrir un passage aux tendres accents de sa voix, et le doux sourire de ses lèvres remplissait d'une émotion délicieuse l'âme du spectateur. Jamais il ne sera possible d'exprimer et la postérité cherchera vainement à sentir et à peindre la grâce répandue dans cette statue divine. Mais, ô fille de Tindare, chef-d'œuvre des amours, émule de Vénus, où est la toute-puissance de tes charmes? Pourquoi n'en fais-tu pas sur ces barbares l'aimable usage que tu en faisais autrefois? Les destins t'ont-ils condamnée «à brûler du feu dont tu consumas tant de cœurs?» Les descendants d'Énée ont-ils voulu te condamner aux flammes que tu allumas dans Ilion?.... On voyait sur le piédestal une jeune femme d'une taille admirable, dont la chevelure était relevée sur le front avec beaucoup de grâce; elle était placée de manière qu'on pouvait y atteindre avec la main; la sienne, d'une blancheur d'albâtre, soutenait un cheval par un de ses pieds avec autant d'aisance que si c'eût été un fuseau; le cavalier était robuste et dans une attitude guerrière; le cheval dressait ses oreilles comme s'il eût entendu le son de la trompette; il semblait se précipiter en avant avec fureur; ses pieds suspendus en l'air, ses yeux pleins de feu, son col élevé, annonçaient l'ardeur des combats.

Au delà de cette statue, proche de la borne orientale des courses, on voyait des statues, trophées des vainqueurs. D'un signe de la main, ils commandaient au conducteur de ne pas lâcher les rênes auprès de la borne, mais de faire tourner les chevaux et de les presser de l'éperon, afin que, se trouvant plus tôt au delà du terme, ils obligeassent leurs rivaux à prendre un plus grand détour; alors ceux-ci, malgré la rapidité de leurs coursiers, devaient rester en arrière et perdre la couronne.

Un spectacle plus intéressant, et le plus curieux de tous par sa perfection, car je n'ai pas l'intention de tout décrire, s'offrait encore dans l'hippodrome: c'était un animal en forme de bœuf placé sur un énorme piédestal; il était difficile d'assigner la race de cet immense animal; il en étouffait entre ses dents un autre, dont le corps était si couvert d'écailles, qu'on ne pouvait le toucher impunément. On croyait que l'un de ces monstres était un basilic et l'autre un aspic; quelques uns pensaient que l'un était un hippopotame et l'autre un crocodile; tous les deux, vaincu et vainqueur, se donnaient mutuellement la mort; celui qu'on prenait pour un basilic, infecté de la tête aux pieds du venin de son adversaire, était d'un vert livide, couleur que donnait à son sang la fermentation du poison qui s'y était mélangé; ses genoux ne pouvaient plus le supporter, et l'on voyait bien qu'il se serait étendu à terre si les jambes qui lui servaient d'appui ne l'eussent soutenu par leur masse. L'autre animal, brisé sous la dent de son ennemi, remuait à peine sa queue venimeuse; il ouvrait sa gueule et marquait les terribles efforts qu'il faisait pour échapper de cette horrible prison; mais c'était vainement, car ses pieds, son dos et la partie de son corps à laquelle tenait sa queue étaient absolument enfermés dans l'énorme mâchoire du vainqueur; l'avantage était donc égal de part et d'autre; ils combattaient avec autant de succès et périssaient ensemble.

Nicétas, Discours sur les monuments détruits ou mutilés par les croisés.—Trad. par Michaud dans la Bibliothèque des Croisades, 3e vol., p. 425.

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