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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR LES NORMANDS.
1066.

I. Édouard roi d'Angleterre désire léguer son royaume à son parent Guillaume duc de Normandie.

Le roi Édouard avait bien vécu, et son règne fut long; mais, et cela l'affligeait, il n'avait pas d'enfant, ni de proche parent, qui après lui pût avoir son royaume et le conserver. Il pensa à part lui, quand il mourrait qui de son royaume hériterait. Il pensa et dit souvent qu'au duc Guillaume, son parent, qui était le meilleur de sa famille, il voudrait donner son héritage. Robert son père l'avait nourri [65] et Guillaume l'a bien servi. Tout le bien qu'il a reçu, il le doit à cette famille. Quelque beau semblant qu'il fît aux autres, il n'aime nul homme autant. Pour l'honneur d'une bonne parenté, avec laquelle il a été élevé, et à cause de la valeur de Guillaume, il le veut faire héritier de son royaume. Il y avait en sa terre un sénéchal qui s'appelait Harold; c'était un noble vassal; pour sa valeur et sa bonté, il avait dans le royaume grande puissance; c'était l'homme le plus fort du pays. Il était puissant par ses vassaux et par ses amis; il avait l'Angleterre en sa garde, comme doit l'avoir un sénéchal. Par son père il était Anglais, et par sa mère, Danois. Githa, sa mère était Danoise; elle était très-noble dame; sa sœur fut la mère du roi Kanut; la mère de Harold était la femme de Godwin, et sa fille Édith fut reine. Harold était le favori de son roi qui avait sa sœur pour femme.

II. Harold va en Normandie.

Quand son père fut mort, il voulut passer en Normandie pour délivrer les otages [66], dont il avait très-grand pitié. Il prit congé du roi Édouard, et le roi Édouard le détourna bien et lui défendit et le conjura de ne pas aller en Normandie et de ne pas parler au duc Guillaume, parce qu'il pourrait être facilement pris au piége, car Guillaume était très-rusé. S'il voulait avoir ses otages, qu'il y envoyât d'autres messagers. J'ai trouvé cela écrit; mais un autre livre me dit que le Roi lui ordonna d'aller auprès du duc Guillaume, son cousin, pour lui assurer qu'il aura le royaume d'Angleterre après sa mort.

Je ne sais pas cette circonstance; mais nous trouvons l'une et l'autre écrite. Quelque besogne qu'il cherchât, quelque chose qu'il voulût faire, Harold se mit en chemin, quoi qu'il pût lui en arriver après. Aventure qui doit être, on ne peut empêcher qu'elle ne soit; et chose qui doit advenir ne peut manquer, quoi qu'on fasse. Harold fit préparer deux nefs, et à Bodeham [67] entra en mer. Je ne saurais vous dire qui se trompa, ou qui gouvernait sur la mer, ou si le vent tourna trop, mais je sais bien qu'il alla mal; jusqu'en Ponthieu il lui fallut cingler; il ne put retourner en arrière et il ne put pas se cacher là. Un pêcheur du pays qui avait été en Angleterre, et avait souvent vu Harold, l'a épié et reconnu au visage et à la parole. Au comte de Ponthieu Guy il alla dire en particulier qu'il le fera beaucoup gagner s'il le veut accompagner; qu'il lui donne vingt livres seulement, il lui en fera gagner cent; car tel prisonnier il lui livrera qui lui donnera pour rançon cent livres ou plus. Le comte l'a assuré qu'il fera à sa volonté; et celui qui a désiré le gain lui montre Harold. Ils le mènent à Abbeville. Harold, par un affidé manda au duc de Normandie comment il est arrivé en Ponthieu, lui qui venait d'Angleterre vers lui, mais qui n'a pu venir droit au port. Il devait venir auprès de lui en ambassade, mais il ne prit pas le bon chemin. Le comte de Ponthieu l'avait pris et sans raison l'a mis en prison; il le priait de le délivrer, s'il le pouvait, et lui promettait de faire tout ce qu'il voudrait. Guy garda Harold avec grand soin; à Beaurain [68] il l'envoya pour l'éloigner du duc Guillaume.

Le duc pensa que s'il le tenait, il en ferait bien son affaire. Il promit et offrit tant au comte, il le menaça tant et tant le flatta, que Guy rendit Harold au duc et que le duc se saisit de Harold. Et le duc lui a fait avoir le long de la rivière d'Eaulne un beau manoir. Guillaume tint Harold plusieurs jours, comme il devait, à grand honneur, à maint beau tournois il le fit aller très-noblement; chevaux et armes lui donna, et en Bretagne le mena quand il dut combattre les Bretons. Pendant ce temps le duc lui a parlé si bien, que Harold lui a promis de lui livrer l'Angleterre quand le roi Édouard mourra; et, s'il veut, il prendra pour femme Adèle, une fille qu'il a, et il s'y engagera par serment si le duc le demande. Guillaume y consentit. Pour recevoir ce serment Guillaume fit assembler un parlement. A Bayeux, on a coutume de dire qu'il fit assembler un grand conseil; il fit demander toutes les reliques et les réunit en un endroit; il en remplit toute une cuve, puis d'un drap de soie les fit couvrir afin que Harold ne le sût et ne les vît pas; on ne les lui montra pas et on ne lui en parla pas. Dessus, on mit un reliquaire, le meilleur qu'il put choisir et le plus précieux qu'il put trouver; je l'ai entendu nommer œil de bœuf [69]. Quand Harold tendit la main dessus, la main trembla, la chair frémit, puis il jura et promit, comme un homme qui affirme, qu'il prendra Adèle, la fille du duc, et qu'il cédera l'Angleterre au duc. En cela il fera tout son pouvoir, selon sa force et son savoir, après la mort d'Édouard, s'il vit encore. Que vraiment Dieu lui aide, et les reliques qui sont là! Plusieurs disent: que Dieu lui octroie d'accomplir son serment! Quand Harold eut baisé le reliquaire, et qu'il se fut levé sur ses pieds, vers la cuve le duc le mène, et le fait rester le long de la cuve; on ôte le drap qui avait tout caché, et il montre à Harold sur quels corps saints il a juré. Harold s'épouvanta beaucoup des reliques qu'il lui montra.

Quand Harold eut préparé son voyage, il prit congé du duc Guillaume; et Guillaume l'a invité et prié de tenir sa parole. Puis au départ il l'a baisé au nom de la foi et de l'amitié qui les unit. Harold repassa la mer facilement, et vint sans encombre en Angleterre.

III. Mort d'Édouard; il choisit Harold pour successeur.

Le jour vint qui ne peut manquer où chacun doit finir par mourir; le roi Édouard mourut. Il eût été bien aise que Guillaume eût son royaume; mais Guillaume est trop loin et tarde trop à venir, et Édouard ne peut reculer son trépas. Édouard était malade du mal dont il devait mourir; il était près de mourir et déjà bien affaibli. Harold assembla ses parents, manda amis et autres gens, dans la chambre du roi entra et avec lui mena ceux qui lui convinrent. Un Anglais parla d'abord, comme Harold le lui avait commandé: «Sire, dit-il, nous avons grand deuil [70] de ce que nous allons vous perdre; de cela nous sommes effrayés, nous craignons fort d'en devenir fous. Nous ne pouvons prolonger votre vie ni échanger votre mort contre une autre, chacun doit mourir pour soi, un homme ne peut mourir pour un autre. Nous ne pouvons vous sauver de la mort; vous ne pouvez échapper à la mort; à la poussière doit la poussière revenir. Il ne nous reste après vous nul héritier de vous qui nous soutienne. Vieil homme êtes-vous déjà;..... vous avez vécu une pose [71], et vous n'avez pas eu d'enfant, fils ou fille, ni autre héritier qui puisse vous remplacer, qui nous garde et nous maintienne, et devienne roi par descendance. Partout le pays les Anglais pleurent et crient que si vous leur faites défaut, ils sont perdus; ils croient ne plus avoir jamais la paix et je crois qu'ils disent vrai; car certes sans roi nous n'aurons la paix, et nous n'aurons de roi que par vous. Donnez votre royaume de votre vivant à tel qui assurera la paix après vous. Que Dieu ne permette, et qu'il ne lui plaise jamais, que nous ayons un roi qui ne nous maintienne pas en paix. Un royaume est mauvais et vaut peu dès que justice et paix y manquent... Ceux-ci [72] sont les meilleurs de votre royaume, tous les meilleurs de vos amis; tous vous sont venus prier, et vous devez bien leur accorder leur demande. Nous vous voyons partir sitôt avec peine, sauf que vous allez posséder Dieu. Ici tous viennent aujourd'hui vous demander que Harold soit roi de ce pays. Nous ne savons mieux vous conseiller et vous ne pouvez mieux faire.» Dès qu'il eut nommé Harold, par la chambre les Anglais crient qu'il a bien parlé et bien dit, et que le roi le devait croire. «Sire, disent-ils, si tu ne le fais, plus de notre vie n'aurons la paix.» Alors le roi s'est assis sur son lit et a tourné vers les Anglais son visage: «Seigneurs, dit-il, vous savez bien que j'ai donné mon royaume après ma mort au duc de Normandie; et ce que je lui ai donné, l'ont aucuns de vous juré. Donc, dit Harold qui était debout, quoique vous ayez fait, sire, octroyez-moi que je sois roi et que votre terre soit mienne. Harold, dit le roi, tu l'auras, mais je sais bien que tu mourras; si j'ai jamais bien connu le duc et les barons qui sont avec lui et le grand nombre de guerriers qu'il peut lever, rien, fors Dieu, ne t'en pourra garder. Harold dit que, quoi qu'en dise le roi, il en fait son affaire et qu'il ne craint ni Normand ni autre.» Alors se tourna le Roi et dit (je ne sais s'il le fit de bon cœur): «Maintenant fassent les Anglais duc ou roi Harold ou un autre, je l'octroie.»

Robert Wace, Roman de Rou. (Traduit par L. Dussieux.)

IV. Expédition de Guillaume en Angleterre.

Tout à coup on apprit d'une manière certaine la nouvelle que l'Angleterre venait de perdre son roi Édouard et que Harold avait pris sa couronne. Avant que le peuple ait rien décidé par l'élection, et le jour même où l'on ensevelissait le roi, pendant que tout le peuple était plongé dans la douleur, ce cruel Anglais, ce traître s'empara du trône aux applaudissements de quelques amis, et Stigand [73], privé du saint ministère par les anathèmes du pape, lui donna un sacre illusoire. Guillaume tint conseil avec les siens et résolut de venger son injure par les armes; malgré l'avis de plusieurs qui lui objectaient que l'entreprise était trop difficile et au-dessus des forces de la Normandie, il voulut reprendre de force l'héritage dont on le dépouillait.

Il serait trop long de dire de quelle manière on s'y prit pour construire et armer les vaisseaux, pour les fournir de vivres et de tout ce qui est nécessaire à la guerre, et quel zèle les Normands déployèrent en faisant ces préparatifs. Guillaume apporta aussi tous ses soins à assurer le gouvernement et la sécurité de la Normandie pendant son absence. Un grand nombre de chevaliers étrangers vinrent grossir son armée, attirés par la réputation de générosité du duc et par la justice de sa cause. Il avait défendu le pillage et il nourrit à ses frais 50,000 soldats et chevaliers pendant un mois qu'il fut retenu par les vents à l'embouchure de la Dive; il satisfit à toutes les dépenses de son armée, mais il ne permit pas de prendre la plus petite chose. Les troupeaux des paysans continuèrent à paître dans les champs avec autant de sûreté que si ces champs eussent été sacrés; les blés attendaient la faucille du moissonneur, respectés par l'orgueilleux dédain du chevalier et par les fourrageurs. L'homme faible et désarmé voyageait librement en chantant sur son cheval, et voyait sans peur toutes ces bandes armées.

Alors siégeait sur la chaire de Saint-Pierre de Rome le pape Alexandre, le plus digne d'être obéi et consulté par l'Église catholique, car ses réponses étaient toujours justes et utiles. Le duc demanda au Pape sa protection; et lui ayant donné avis de l'expédition qu'il préparait, le Pape lui donna la bannière et l'approbation de Saint-Pierre, afin qu'il attaquât son ennemi avec toute confiance....

Enfin la flotte entière, rassemblée avec tant de soins, fut poussée par le vent, de l'embouchure de la Dive et des ports voisins, où elle avait si longtemps attendu un vent favorable, vers le port de Saint-Valery. Ni le retard occasionné par les vents, ni les naufrages, ni la retraite de beaucoup d'hommes timides qui lui avaient juré fidélité, ne purent abattre le duc; plein de confiance dans le succès, il s'abandonna à la protection divine, et lui adressa ses vœux, ses prières et ses offrandes. Voulant lutter contre l'adversité par la prudence, il cacha autant qu'il le put la mort de ceux qui avaient péri dans les tempêtes, et les fit enterrer secrètement, et il vint au secours de la misère des autres en augmentant les distributions de vivres. Il sut par ses discours ranimer ceux qui désespéraient ou qui avaient peur. Toujours retenu par des vents contraires, il supplia le ciel de lui en accorder de favorables, et il fit porter hors de l'église le corps du bienheureux Valery, très-aimé de Dieu. Toute son armée assista à cette pieuse cérémonie. Enfin, le vent si longtemps attendu souffla, et tous, de la voix et du geste remercièrent le ciel, et tous, s'excitant à l'envi et en tumulte, quittent la terre avec hâte et se préparent avec ardeur à commencer leur voyage dangereux. Il y a une si grande précipitation, que l'un appelle un soldat, l'autre son compagnon, et que la plupart, oubliant vassaux, compagnons et tout ce qui peut leur être nécessaire, ne songent qu'à partir au plus vite pour ne pas rester sur le rivage. Le duc, plus empressé que les autres encourage et blâme ceux qui se hâtent le moins. Craignant qu'ils n'abordent avant le jour au rivage et dans un port ennemi ou peu connu, Guillaume ordonna par la voix du héraut que quand les vaisseaux seront en pleine mer, ils s'arrêtent pendant la nuit et jettent l'ancre jusqu'à ce que l'on voie un fanal au haut de son mât; alors le son de la trompette donnera le signal du départ... Dans la nuit, après cette halte, les vaisseaux levèrent l'ancre. Le navire que montait le duc, courant avec plus d'ardeur à la victoire, eut bientôt, par sa rapidité, dépassé le reste de la flotte, répondant par la vitesse de sa marche à l'impatience de son chef. Au lever du soleil, un rameur reçut l'ordre de regarder du haut du mât s'il voyait venir les autres vaisseaux; il répondit qu'il ne voyait rien autre chose que le ciel et la mer. Le duc fit alors jeter l'ancre, et pour empêcher que ses gens ne s'abandonnassent à la crainte et à la tristesse, plein de courage et de gaîté, comme dans une salle de son palais, il prit un repas abondant où le vin ne manquait pas, et assura que bientôt le reste de la flotte rejoindrait, conduit par la main de Dieu, sous la protection de qui il s'était placé... Le rameur ayant regardé une seconde fois dit qu'il voyait venir quatre vaisseaux; et la troisième fois, il annonça qu'il en voyait un si grand nombre, que les mâts innombrables et pressés les uns contre les autres, semblaient une forêt. Nous laissons à deviner en quelle joie se changea l'espérance du duc, et combien il remercia du fond du cœur la bonté de Dieu. Poussée par un bon vent, la flotte entra sans rencontrer d'obstacle dans le port de Pevensey.

Guillaume de Poitiers, Vie de Guillaume le Conquérant. (Traduit par L. Dussieux.)

Guillaume de Poitiers, chapelain de Guillaume le Conquérant et l'un des hommes les plus instruits de son temps, est aussi l'un des meilleurs historiens du moyen âge; il a écrit en latin la vie de Guillaume le Conquérant, qui se trouve traduite dans la collection Guizot.

V. Bataille d'Hastings.

Des deux côtés on se dispose à la bataille. Les Anglais avaient passé toute la nuit à chanter et à boire. Encore ivres le matin, ils marchent cependant à l'ennemi sans hésiter; tous, à pied, armés de leur hache à deux tranchants, défendus par un rempart de boucliers, serrés les uns contre les autres, ils forment un mur impénétrable. Dans cette journée, cet ordre de bataille les aurait sauvés, si les Normands, selon leur coutume, n'avaient par une fuite simulée disjoint ces masses compactes. Le roi Harold, aussi à pied, se tenait avec ses frères auprès de son étendard, afin que dans ce péril commun et égal pour tous, personne ne pût penser à fuir.

Au contraire, les Normands avaient consacré toute la nuit à se confesser de leurs fautes; le matin ils s'étaient fortifiés en recevant le corps et le sang du Sauveur. Ils attendirent de pied ferme le choc des ennemis. Guillaume avait armé d'arcs et de traits le premier corps de bataille composé de fantassins; les cavaliers venaient après, disposés en ailes séparées. Le duc, avec un visage serein, s'écria d'une voix haute que Dieu favoriserait sa cause comme la plus juste. Comme il demandait ses armes, ses serviteurs, dans leur empressement, lui mirent sa cuirasse de travers; il la replaça en riant: «Ainsi, dit-il, votre valeur redressera mon duché en royaume.» Puis, il entonna la chanson de Roland pour enflammer les cœurs des guerriers, et la mêlée commença aux cris de: Dieu aide [74]; on se battait avec acharnement, nul ne cédait des deux côtés, et la journée s'avançait. Guillaume s'en aperçut, et fit signe aux siens de lâcher pied par une fuite simulée. A la vue de cette feinte déroute, les Anglais rompirent leurs rangs; ils crurent qu'ils égorgeraient aisément ces fuyards, et coururent à leur perte. Les Normands font volte-face, chargent les Anglais, et les mettent en fuite à leur tour. Ceux-ci réussissent à s'emparer d'une hauteur, et tandis que les Normands, accablés de chaleur, gravissent opiniâtrément la colline, ils les rejettent dans le terrain creux, leur relancent sans se fatiguer leurs propres traits, les accablent de pierres, et en font un grand carnage. Un retranchement, poste favorable et vivement souhaité, est emporté par eux, et là ils massacrent tant de Normands, que le fossé, comblé par les cadavres, était de niveau avec la plaine. La victoire hésita à se décider pour l'un ou l'autre parti, tant que l'âme et le corps d'Harold ne furent point séparés. Celui-ci, non content d'animer les siens, faisait bravement l'office de chevalier; il frappait les ennemis qui venaient à sa portée: nul ne l'approchait impunément; fantassin ou cavalier, il l'abattait d'un seul coup. Quant à Guillaume, il encourageait ses soldats par ses cris, courait au premier rang et ne cessait de se jeter au plus épais de la mêlée. Dans cette journée, pendant qu'il se portait partout, furieux et les dents serrées, il eut trois chevaux de choix tués sous lui. Ceux qui veillaient sur sa personne avaient beau l'engager tout bas à se ménager, son courage magnanime fut infatigable, jusqu'à ce que Harold, percé à la tête d'un coup de flèche, eut succombé et eut livré par sa mort la victoire aux Normands. Il gisait étendu à terre, quand un Normand lui mutila la cuisse avec son épée; acte de lâcheté pour lequel Guillaume nota cet homme d'infamie, et le dégrada du rang de chevalier. La déroute des Anglais dura jusqu'à la nuit. La nuit venue, les Normands, comme nous l'avons montré, purent se dire complétement vainqueurs. Dans ce combat, sans aucun doute, la main de Dieu protégea le duc Guillaume; exposé ce jour-là à tant de périls, il ne perdit pas une goutte de sang. Après cet heureux succès, Guillaume eut soin de faire ensevelir ses morts avec honneur, et permit aux ennemis de rendre aux leurs les mêmes devoirs, sans être inquiétés. La mère d'Harold ayant redemandé le corps de son fils, il le rendit sans rançon, quoiqu'elle lui eût fait offrir une forte somme. Le cadavre fut enseveli dans l'abbaye de Waltham, qu'Harold avait construite sur ses propres biens, en l'honneur de la sainte croix, et où il avait des chanoines séculiers. Cette journée, qui changea la face de l'Angleterre et où tant de sang fut versé, avait été annoncée par une grande comète d'un rouge sanglant et à longue queue, qui apparut au commencement de cette année-là.

Matthieu Paris, Grande Chronique. (Trad. par Huillard-Bréholles.)

La célèbre chronique appelée Historia Major Anglorum, est l'œuvre de plusieurs moines de Saint-Albans, en Angleterre. Roger de Wendover est l'auteur présumé de la chronique jusqu'en 1234; Matthieu Paris, moine de Saint-Albans, homme fort instruit et jouissant d'une grande considération, rédigea la chronique de 1235 à 1259. Il est aussi l'auteur d'un grand nombre d'autres ouvrages. M. Huillard-Bréholles a publié, en 1840, une excellente traduction de la grande chronique, en 9 vol. in-8o, précédées d'une introduction de M. le duc de Luynes.

VI. Couronnement de Guillaume; conquête de l'Angleterre.

L'an du Seigneur 1067, le duc de Normandie, Guillaume, entra à Londres au milieu de l'enthousiasme du clergé et du peuple et des acclamations de la foule qui le saluait roi. Il fut couronné le jour de la Nativité de N. S. per Eldred, archevêque d'York; car il ne voulut pas être consacré par l'archevêque de Cantorbéry Stigand, qui ne tenait pas légitimement cette haute dignité. Puis les seigneurs lui prêtèrent hommage, lui jurèrent fidélité; et après avoir reçu des otages, il se vit bien assuré sur son trône et redouté de tous ceux qui avaient eu des prétentions au souverain pouvoir. Il réduisit villes et châteaux, leur imposa des gouverneurs de sa main, et fit voile vers la Normandie avec les otages et d'immenses trésors. Otages et trésors furent renfermés dans des forteresses et sous bonne garde. Puis, il revint promptement en Angleterre pour récompenser ses compagnons normands, ceux qui l'avaient aidé dans la plaine d'Hastings à conquérir le territoire, et pour leur distribuer largement les terres et les possessions des Anglais dépouillés; le peu qui resterait à ceux-ci devait être frappé d'un servage éternel. Ce partage irrita les nobles du pays. Les uns se réfugièrent auprès du roi d'Écosse Malcolm; les autres gagnèrent les lieux déserts et les forêts, et dans la vie farouche qu'ils y menaient troublèrent maintes fois la sécurité des Normands.... Dans ce même temps, le roi Guillaume mit le siége devant la ville d'Oxford, qui lui résistait. Ce fut là que du haut des murs, un des assiégés mettant à l'air la partie inférieure de son corps, fit entendre en dérision des Normands un sale bruit. Cet affront transporta de colère Guillaume, qui s'empara facilement de la ville. De là il marcha sur York, qu'il détruisit presque entièrement, après en avoir fait périr les habitants par le fer ou dans les flammes. Ceux qui purent échapper à ce désastre se réfugièrent en Écosse auprès du roi Malcolm, qui accueillait volontiers tous les Anglais proscrits, à cause de Marguerite, sœur d'Edgar [75], qu'il avait épousée. Il s'autorisait de cette union pour dévaster par le pillage et l'incendie les provinces qui bornent l'Angleterre. C'est pourquoi Guillaume rassembla un corps nombreux de gens de guerre et de fantassins, se dirigea vers les comtés du Nord, fit raser champs, villes, bourgades, lieux fortifiés, livra au feu toute plantation, et cela surtout dans les provinces maritimes, tant à cause de sa colère, que parce que le bruit courait que le roi danois Knut allait arriver; il voulait que sur le bord de la mer ce brigand et ce pirate ne pût trouver aucune subsistance. Le roi Malcolm vint alors se mettre sous la main de Guillaume et faire sa soumission. Ensuite Guillaume, ayant réduit les villes et les châteaux, et leur ayant donné des gouverneurs à lui, passa en Normandie, emmenant les otages anglais et un immense butin; mais revenu peu de temps après en Angleterre, il distribua largement les possessions et les terres des Anglais à ses compagnons d'armes, et à ceux qui avaient combattu avec lui à la bataille d'Hastings. Le peu qui resta aux nationaux fut soumis à un éternel servage. Alors Edgar, neveu d'Édouard et légitime héritier du trône, quitta l'Angleterre; il serait trop long d'énumérer par leur nom les évêques, les clercs et tous les autres gens illustres qui partagèrent cette fuite.

Matthieu Paris, Grande Chronique. (Trad. par Huillard-Bréholles.)

VII. Violences des Normands en Angleterre.

Guillaume donna de grandes richesses et de grands honneurs à Eustache de Boulogne, Robert de Mortain, Guillaume d'Évreux, Robert d'Eu, Geoffroy fils de Rotrou comte de Mortagne, et à bien d'autres seigneurs que je ne puis nommer individuellement. Ce fut ainsi que les étrangers devenaient les maîtres des biens des Anglais, dont on tuait cruellement les fils, ou qui étaient obligés de s'enfuir pour toujours dans les pays voisins. On dit que le roi recevait chaque jour, des seuls revenus qu'il tirait de l'Angleterre, la somme de 1060 livres sterling, 30 sous et 3 oboles, sans compter ce qu'il recevait en présent ou pour le rachat des crimes, et les nombreuses taxes qui grossissaient sans cesse son trésor. Guillaume fit faire des recherches exactes dans son royaume, pour savoir au juste de quoi se composait le fisc au temps du roi Édouard. Il donna des terres à ses chevaliers, et s'arrangea de telle sorte qu'il devait y en avoir toujours 60,000 dans le royaume prêts à exécuter rapidement les ordres du roi. Les Normands, devenus les maîtres d'immenses richesses rassemblées par d'autres, perdaient toute mesure, et devenus prodigieusement orgueilleux, tuaient sans pitié les gens du pays que la justice de Dieu avait punis de leurs crimes. Les filles les plus nobles devenaient le jouet des écuyers les plus méprisables. Les femmes de la plus haute naissance étaient plongées dans l'affliction, et, privées des consolations de leurs maris ou de leurs amies, aimaient mieux mourir que de supporter une pareille existence. De misérables parasites, gonflés d'orgueil, s'étonnaient de leur nouvelle puissance et croyaient avoir le droit de faire tout ce qu'ils pouvaient vouloir.

Orderic Vital, Histoire de Normandie, liv. IV.

Orderic Vital, né en 1075 en Angleterre, mourut vers 1150 à l'abbaye de Saint-Evroul en Ouche, en Normandie. Son histoire commence à l'ère chrétienne et finit en 1141. Cette chronique a été traduite en entier par M. Dubois dans la collection Guizot.

VIII. Même sujet.

L'an du Seigneur 1085, alors que les Normands avaient accompli sur la nation des Anglais les terribles décrets de Dieu, alors qu'on aurait eu peine à trouver dans tout le royaume un seul homme puissant qui fût de race anglaise; que tous étaient plongés dans l'effroi et courbés sous l'esclavage, et que le nom d'Anglais était devenu un titre humiliant, le royaume d'Angleterre eut à souffrir une foule d'impôts injustes et de coutumes exécrables. Plus les principaux indigènes s'efforçaient de faire triompher le bon droit, plus la violence s'appesantissait. Ceux qu'on appelait les justiciers étaient les premiers auteurs de toutes les injustices. Celui qui s'emparait d'un cerf ou d'un chevreuil avait les yeux crevés, et on ne trouvait personne qui s'opposât à de pareilles lois; car ce roi farouche aimait les bêtes sauvages comme un père aime ses enfants. Enfin, par un caprice tyrannique, il exigea qu'on rasât des bourgades où vivaient des familles, des églises où l'on se livrait à la prière, afin de donner libre carrière aux cerfs et au gibier. La tradition raconte que trente milles et plus de terrain labourable furent réduits en forêt pour servir d'asile aux bêtes fauves [76].

Matthieu Paris, la Grande-Chronique, traduction de M. Huillard-Bréholles, t. I, p. 46.

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