L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
GRANDE FAMINE EN EUROPE. ANTHROPOPHAGES.
1027-1029.
La famine commença à désoler la terre, et le genre humain fut menacé d'une prochaine destruction [63]. Le temps devint si mauvais que l'on ne put trouver le moment pour faire les semailles ou pour faire la moisson, surtout à cause des eaux qui inondaient les champs. Il semblait que les éléments bouleversés se faisaient la guerre, et cependant ils ne faisaient qu'obéir à la vengeance de Dieu, qui punissait la méchanceté des hommes. Toute la terre fut inondée par des pluies continuelles, à ce point que pendant trois ans on ne trouva pas un sillon bon à ensemencer. Au moment de la moisson, les mauvaises herbes et l'ivraie couvraient les champs. Le boisseau de grains, dans les terres où il avait le mieux réussi, ne produisait que le sixième de cette mesure. Ce fléau vengeur commença d'abord en Orient, ravagea la Grèce, puis l'Italie, se répandit dans les Gaules, puis dans l'Angleterre. Tous les hommes en ressentirent également les atteintes. Les grands, les hommes de condition moyenne et les pauvres, tous avaient la bouche affamée et la pâleur sur le front. Car la violence des grands avait enfin cédé à la disette générale. Quiconque avait à vendre quelque chose pour manger pouvait en demander le prix le plus excessif et était toujours sûr de le recevoir sans difficulté. Presque partout on vendait le boisseau de grain 60 sous d'or; quelquefois le sixième de boisseau s'achetait 15 sous d'or. Quand on eut mangé les bêtes et les oiseaux et que cette ressource fut épuisée, la faim continua à se faire sentir, et pour l'apaiser, il fallut dévorer des cadavres ou toute autre nourriture aussi horrible; ou bien encore, pour échapper à la mort, on déracinait les arbres dans les bois, on arrachait l'herbe des ruisseaux; mais tout était inutile, car Dieu seul est le refuge contre la colère de Dieu. Hélas, le croira-t-on, les fureurs de la faim firent reparaître ces exemples de férocité, si rares dans l'histoire, et les hommes mangèrent la chair des hommes. Le voyageur, attaqué sur la route, tombait sous les coups des assaillants qui déchiraient ses membres, les rôtissaient et les dévoraient. D'autres, fuyant leur pays pour fuir aussi la famine, recevaient l'hospitalité, et leurs hôtes les égorgeaient la nuit pour les manger. Quelques-uns présentaient à des enfants un œuf, un fruit, et les attiraient à l'écart pour les dévorer. En beaucoup d'endroits on déterra les cadavres pour servir à ces tristes repas. Enfin ce délire, cette rage, alla au point que la bête était plus en sûreté que l'homme, car il semblait que ce fût une coutume désormais établie de manger de la chair humaine. Un scélérat osa même en étaler au marché de Tournus [64], pour la vendre cuite, comme celle des animaux. Il fut arrêté et ne nia point; on le garrotta et on le brûla. Un autre alla pendant la nuit voler cette même chair qu'on avait enterrée; il la mangea et fut brûlé de même.
Il y a, près de Mâcon dans la forêt de Châtenay, une église isolée, consacrée à saint Jean. Un misérable avait bâti près de là une chaumière où il égorgeait la nuit ceux qui lui demandaient l'hospitalité. Un homme y vint un jour avec sa femme et s'y reposa; mais en regardant dans les coins de la chaumière il vit des têtes d'hommes, de femmes et d'enfants. Troublé et pâle, il veut sortir, quoique son hôte cruel s'y oppose et s'efforce de le retenir; mais la crainte de mourir lui donnant des forces, le voyageur parvient à se sauver avec sa femme et court en toute hâte à la ville. Il fait connaître au comte Othon et à tous les autres habitants cette horrible découverte. Aussitôt on envoie un grand nombre d'hommes pour s'assurer du fait; ils s'y rendent en toute hâte et trouvent cette bête féroce dans son repaire avec quarante-huit têtes d'hommes qu'il avait égorgés et dévorés. Conduit à la ville, il fut jeté au feu. Nous avons assisté nous-même à son supplice.
On essaya, dans cette province, d'un moyen auquel nous ne croyons pas qu'on ait jamais pensé ailleurs. Bien des gens mélangeaient avec ce qu'ils avaient de farine ou de son une terre blanche semblable à l'argile, et en faisaient du pain pour calmer leur faim cruelle. C'était le seul espoir qu'ils eussent d'échapper à la mort, et le succès ne répondait pas à leurs vœux. Les visages étaient pâles et décharnés, la peau se tendait et s'enflait, la voix devenait faible et imitait le cri plaintif des oiseaux expirants. Il y avait tant de morts qu'on ne pouvait plus les enterrer, et les loups, alléchés depuis longtemps par l'odeur des cadavres, commencèrent à s'attaquer aux hommes. Comme on ne pouvait donner à chaque mort une fosse particulière, à cause de leur grand nombre, alors les gens craignant Dieu se mirent à ouvrir des fosses, appelées communément charniers, où l'on jetait cinq cents cadavres, et quelquefois plus quand la fosse était assez grande. Ils gisaient là, confondus et mêlés, demi-nus, souvent même sans aucun linceul. Les carrefours, les fossés dans les champs, servaient aussi de cimetières.
D'autres fois, des malheureux ayant entendu dire que certaines provinces étaient moins rigoureusement traitées, quittaient leur pays, mais ils mouraient sur les routes. Cette terrible famine sévit pendant trois ans, en punition des péchés des hommes. On sacrifia aux besoins des pauvres les ornements des églises et les trésors qui étaient destinés à cet emploi; mais la juste vengeance du ciel n'était pas encore satisfaite, et dans beaucoup d'endroits les trésors des églises furent insuffisants pour le secours des pauvres. Souvent aussi, quand ces malheureux, épuisés par la faim, trouvaient de quoi manger, ils enflaient aussitôt et mouraient.