L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
PRÉPARATIFS ET DÉPART DES PREMIERS CROISÉS.
Aussitôt que fut terminé le concile de Clermont, qui s'était tenu dans le mois de novembre, vers l'octave de la Saint-Martin, il s'éleva un grand mouvement par toute la France; quand quelqu'un avait connaissance des ordres du Pape, aussitôt il allait prier ses voisins et ses parents d'aller dans la voie de Dieu, car on désignait ainsi l'expédition projetée. Les comtes et les chevaliers étaient désireux de faire ce voyage, mais les pauvres eux-mêmes furent bientôt enflammés d'un zèle si ardent que, sans examiner leur pauvreté ou la convenance de quitter maison, vignes et champs, ils se mirent à vendre leurs biens à vil prix comme s'il se fût agi de se racheter de la plus dure captivité le plus vite possible. Il régnait à cette époque une disette générale, et les riches eux-mêmes manquaient de blé; quelques-uns d'entre eux ne pouvaient pas en acheter. Les pauvres gens essayaient de manger la racine des herbes sauvages, et le pain étant très-cher, tâchaient de trouver de nouveaux aliments pour le remplacer. Les hommes les plus puissants étaient menacés de la misère qui frappait tout le monde....; les avares, toujours insatiables, se réjouissaient de circonstances qui donnaient satisfaction à leur cruelle avidité, et en regardant leur blé conservé depuis longtemps, ils supputaient ce qu'ils allaient gagner à vendre ces grains... Chacun conservait précieusement ses provisions pendant cette famine; mais lorsque le Christ inspira à ces multitudes innombrables le désir de partir volontairement pour l'exil, l'argent du plus grand nombre reparut aussitôt, et ce qui se vendait très-cher quand tous restaient en repos, se vendit à vil prix quand tous voulurent entreprendre ce voyage. On se hâtait tellement pour achever ses préparatifs, que l'on vit vendre sept brebis pour cinq deniers, et cela peut servir d'exemple de la diminution subite et inattendue de toutes les marchandises. Le manque de grains se changea aussi en abondance, et chacun, tout occupé de rassembler de l'argent, vendait ce qu'il pouvait, non pas à sa valeur, mais au prix qu'en offrait l'acheteur, afin de n'être pas le dernier à aller dans la voie de Dieu. On vit alors ce fait extraordinaire que chacun achetait cher et vendait bon marché; en effet, dans cet empressement, on achetait cher ce qu'il fallait emporter pour les besoins du voyage, et on vendait à vil prix tout ce qui devait fournir l'argent nécessaire à ces dépenses. Ce qu'ils n'auraient pas livré malgré la prison et la torture, ils le donnaient maintenant pour quelques écus.
Mais voici une chose aussi étonnante. Quelques-uns de ceux qui n'avaient pas encore résolu de prendre part au voyage se moquaient d'abord de ceux qui vendaient ainsi leurs biens à vil prix, et disaient qu'ils seraient malheureux pendant le voyage et encore bien plus en revenant; puis le lendemain, saisis à leur tour par la même idée, ils vendaient pour quelques écus leurs biens, et s'en allaient avec ceux dont ils s'étaient moqués. Les enfants, les vieilles femmes se préparaient aussi pour partir, et les jeunes filles et les vieillards les plus cassés. Ils savaient bien qu'ils ne combattraient pas, mais ils espéraient être martyrs; et ils couraient avec joie au-devant de la mort. Ils disaient aux jeunes gens: Vous combattrez avec l'épée, nous gagnerons le Christ par nos souffrances. Ils étaient si ardents de posséder Dieu, que Dieu, qui favorise quelquefois les plus vaines entreprises, sauva beaucoup de ces simples d'esprit, à cause de leurs bonnes intentions.
On voyait alors des choses bien extraordinaires et fort risibles: des pauvres ferraient leurs bœufs comme des chevaux, les attelaient à des chariots sur lesquels ils mettaient quelques provisions et leurs enfants, qu'ils emmenaient ainsi avec eux; et ces petits, quand ils apercevaient un château ou une ville, de demander aussitôt si c'était Jérusalem......
Pendant que les grands, obligés d'employer beaucoup de monde pour préparer leur départ, perdaient ainsi beaucoup de temps, les pauvres suivaient en grand nombre Pierre l'ermite et lui obéissaient comme à un maître. J'ai su que cet homme, né à Amiens, je crois, avait d'abord été ermite; nous le vîmes plus tard parcourant les villes et les bourgs et prêchant partout, entouré par le peuple, accablé de présents et entendant célébrer sa sainteté par de si grandes louanges, que je ne crois pas que personne ait jamais reçu de pareils honneurs. Il était fort généreux et distribuait volontiers ce qu'on lui avait donné. Il rétablissait la paix dans les ménages désunis et entre tous ceux qui étaient brouillés. Il paraissait quelque chose de divin dans tous ses actes et dans toutes ses paroles, et il excitait une telle admiration qu'on allait jusqu'à arracher les poils de son mulet pour les conserver comme des reliques. Il était vêtu d'une tunique de laine qu'il recouvrait d'un long manteau de bure; il avait les bras et les pieds nus; il ne mangeait presque pas de pain; il se nourrissait de poisson et buvait du vin.
Guibert de Nogent, Histoire des Croisades, livre II.