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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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ÉLECTION DE HUGUES CAPET. 987.

Sur ces entrefaites, Charles, qui était frère de Lothaire et oncle paternel de Louis, alla à Reims trouver le métropolitain, et lui parla ainsi de ses droits au trône: «Tout le monde sait, vénérable père, que, par droit héréditaire, je dois succéder à mon frère et à mon neveu. Car bien que j'aie été écarté du trône par mon frère, cependant la nature ne m'a refusé rien de ce qui constitue l'homme; je suis né avec tous les membres sans lesquels on ne saurait être promu à une dignité quelconque. Il ne me manque rien de ce qu'on a coutume d'exiger avant tout de ceux qui doivent régner, la naissance et le courage qui fait oser. Pourquoi donc, puisque mon frère n'est plus, puisque mon neveu est mort et qu'ils n'ont laissé aucune descendance, pourquoi suis-je repoussé du territoire que tout le monde sait avoir été possédé par mes ancêtres? Mon frère et moi avons survécu à notre père; mon frère posséda tout le royaume et ne me laissa rien. Sujet de mon frère, je n'ai point combattu avec moins de fidélité que les autres; je n'ai rien eu, je puis le dire, de plus cher que son salut. Maintenant, repoussé et malheureux, à qui puis-je mieux m'adresser qu'à vous, lorsque tous les appuis de ma race sont éteints? A qui aurai-je recours, privé d'une protection honorable, si ce n'est à vous? Par qui, sinon par vous, serai-je réintégré dans les honneurs paternels? Plaise au ciel que les choses se passent d'une manière convenable pour moi et pour ma fortune! Repoussé, que pourrais-je être autre chose qu'un spectacle pour ceux qui me verraient? Laissez-vous toucher par un sentiment d'humanité, soyez compatissant pour un homme éprouvé par tant de revers.»

Lorsque Charles eut terminé ses plaintes, le métropolitain, ferme dans sa résolution, lui répondit ce peu de mots: «Tu t'es toujours associé à des parjures, à des sacriléges, à des méchants de toute espèce, et maintenant encore tu ne veux pas t'en séparer; comment peux-tu, avec de tels hommes et par de tels hommes, chercher à arriver au souverain pouvoir?» Et comme Charles répondait qu'il ne fallait pas abandonner ses amis, mais plutôt en acquérir d'autres, l'évêque se dit en lui-même: «Maintenant qu'il ne possède aucune dignité, il s'est lié avec des méchants dont il ne veut en aucune façon abandonner la société; quel malheur ce serait pour les bons s'il était élu au trône!» Enfin, il répondit à Charles qu'il ne ferait rien sans le consentement des princes, et il le quitta.

Charles perdant l'espoir de régner, s'en retourna en Belgique, en proie au découragement. Au temps fixé, les grands de la Gaule, qui s'étaient liés par serment, se réunirent à Senlis. Lorsqu'ils se furent formés en assemblée, l'archevêque, de l'assentiment du duc, leur parla ainsi: «Louis, de divine mémoire, ayant été enlevé au monde sans laisser d'enfants, il a fallu s'occuper sérieusement de chercher qui pourrait le remplacer sur le trône, pour que la chose publique ne restât pas en péril, abandonnée et sans chef. Voilà pourquoi dernièrement nous avons cru utile de différer cette affaire, afin que chacun de vous pût venir ici soumettre à l'assemblée l'avis que Dieu lui aurait inspiré, et que de tous ces sentiments divers on pût induire quelle est la volonté générale. Nous voici réunis; sachons éviter par notre prudence, par notre bonne foi, que la haine n'étouffe la raison, que l'affection n'altère la vérité. Nous n'ignorons pas que Charles a ses partisans, lesquels soutiennent qu'il doit arriver au trône que lui transmettent ses parents. Mais si l'on examine cette question, le trône ne s'acquiert point par droit héréditaire, et l'on ne doit mettre à la tête du royaume que celui qui se distingue non-seulement par la noblesse corporelle, mais encore par les qualités de l'esprit, celui que l'honneur recommande, qu'appuie la magnanimité. Nous lisons dans les annales, qu'à des empereurs de race illustre que leur lâcheté précipita du pouvoir, il en succéda d'autres tantôt semblables, tantôt différents; mais quelle dignité pouvons-nous conférer à Charles, que ne guide point l'honneur, que l'engourdissement énerve, enfin qui a perdu la tête au point de servir un roi étranger, et de se mésallier à une femme prise dans l'ordre des vassaux? Comment le puissant duc souffrirait-il qu'une femme sortie d'une famille de ses vassaux devînt reine et dominât sur lui? Comment marcherait-il après celle dont les pères et même les supérieurs baissent le genou devant lui et posent les mains sous ses pieds? Examinez soigneusement la chose et considérez que Charles a été rejeté plus par sa faute que par celle des autres. Décidez-vous plutôt pour le bonheur que pour le malheur de la république. Si vous voulez son malheur, créez Charles souverain; si vous tenez à sa prospérité, couronnez Hugues, l'illustre duc. Que l'attachement pour Charles ne séduise personne; que la haine pour le duc ne détourne personne de l'utilité commune; car si vous avez des blâmes pour le bon, comment louerez-vous le méchant? Si vous louez le méchant, comment mépriserez-vous le bon? Eh! quels sont ceux que menace la Divinité elle-même, par ces paroles: Malheur à vous qui dites que le mal est bien; qui donnez aux ténèbres le nom de lumière et à la lumière le nom de ténèbres.—Donnez-vous donc pour chef le duc, recommandable par ses actions, par sa noblesse et par ses troupes, le duc en qui vous trouverez un défenseur non-seulement de la chose publique, mais de vos intérêts privés. Grâce à sa bienveillance, vous aurez en lui un père. Qui en effet a mis en lui son recours et n'y a point trouvé protection? Qui, enlevé aux soins des siens, ne leur a pas été rendu par lui?»

Cette opinion proclamée et accueillie, le duc fut, d'un consentement unanime, porté au trône, couronné à Noyon le 1er juin par le métropolitain et les autres évêques, et reconnu pour roi par les Gaulois, les Bretons, les Normands, les Aquitains, les Goths, les Espagnols et les Gascons. Entouré des grands du royaume, il fit des décrets et porta des lois selon la coutume royale, réglant avec succès et disposant toutes choses. Pour mériter tant de bonheur, et excité par tant d'événements prospères, il se livra à une grande piété. Voulant laisser avec certitude après sa mort un héritier au trône, il voulut se concerter avec les princes, et lorsqu'il eut tenu conseil avec eux, il envoya d'abord des députés au métropolitain de Reims, alors à Orléans, et lui-même alla le trouver ensuite pour faire associer au trône son fils Robert. L'archevêque lui ayant dit qu'on ne pouvait régulièrement créer deux rois dans la même année, il montra aussitôt une lettre envoyée par Borel, duc de l'Espagne citérieure, prouvant que ce duc demandait du secours contre les Barbares. Il assurait que déjà une partie de l'Espagne était ravagée par l'ennemi, et que si dans l'espace de dix mois elle ne recevait des troupes de la Gaule, elle passerait tout entière sous la domination des Barbares. Il demandait donc qu'on créât un second roi, afin que si l'un des deux périssait en combattant, l'armée pût toujours compter sur un chef. Il disait encore que si le roi était tué et le pays ravagé, la division pourrait se mettre parmi les grands, les méchants opprimer les bons, et par suite la nation entière tomber en captivité.

Richer, Histoire, liv. 4. (Trad. de M. Guadet, dans la collection des documents publiés par la Société de l'histoire de France.)

Richer, moine de Reims, écrivit son histoire de 995 à 998; elle comprend la période de temps qui s'écoule de 888 à 998. Richer avait étudié aux écoles de Reims, les plus importantes de la France à cette époque; il y fit de fortes études et devint un homme très-savant. Son histoire est un des ouvrages les plus remarquables parmi ceux de nos anciens annalistes. Le manuscrit autographe de Richer a été découvert en 1833, dans la bibliothèque de Bamberg, par M. Pertz, qui en a donné une très-bonne édition. M. Guadet l'a reproduite dans l'édition qu'il a publiée pour le compte de la Société de l'histoire de France; mais il y a ajouté une excellente traduction et de très-précieuses notes et dissertations.

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