L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LE COMTE DE FLANDRE EST ASSASSINÉ. LOUIS LE GROS
PUNIT LES MEURTRIERS.
1127-1128.
Je me propose de raconter ici l'acte le plus noble que le seigneur Louis ait fait depuis sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie; mais, pour ne pas fatiguer le lecteur, j'en ferai un court récit, bien qu'il fût nécessaire d'entrer dans de longs détails, et je dirai ce qu'il a fait, sinon comment il l'a fait. Le fameux et très-puissant comte Charles, fils du roi de Danemark [93] et de la sœur de la grand'mère du roi Louis [94], avait succédé, par suite de sa parenté, au brave comte Baudouin [95]; il gouvernait le comté populeux de Flandre avec fermeté et habileté, et se montrait le protecteur de l'église de Dieu, libéral, charitable et ami de la justice. Quelques hommes puissants par leurs richesses, quoique d'une naissance obscure et même servile, voulaient lui ravir la dignité qu'il possédait selon le droit, et chasser la branche de la maison de Flandre, à laquelle il appartenait. Il les avait cités en jugement devant sa cour, comme il devait le faire; mais ces hommes, c'est-à-dire le prévôt de l'église de Bruges et les siens, orgueilleux et traîtres, avaient ourdi de noirs complots contre lui. Un jour que le comte était à Bruges, il alla le matin à l'église de Dieu, et, prosterné sur le pavé, il priait tenant un livre de prières. Soudain, Bouchard, neveu du prévôt et vrai assassin, entre avec des scélérats de son espèce et d'autres complices de son crime détestable, et vient traîtreusement se placer derrière le comte, qui priait et adressait à Dieu toutes ses pensées. Le misérable tire sans bruit son épée du fourreau et en touche légèrement le cou du comte, qui était alors prosterné, afin de le faire redresser, et qu'ainsi il s'offrît sans défense à l'épée de l'assassin; puis, l'impie frappe l'homme pieux, et ce serf criminel tranche d'un seul coup la tête de son seigneur. Tous les complices de ce crime exécrable, altérés du sang du comte, se jettent sur son corps comme des chiens enragés, et déchirent avec une joie atroce le cadavre de cette victime innocente; ils se vantent audacieusement d'avoir pris part au crime; puis, ajoutant encore à leur scélératesse, et aveuglés par leur méchanceté, ils assassinèrent tous ceux des châtelains et des plus nobles barons du comte qu'ils purent surprendre, soit dans l'église, soit dans le château, les tuant sans qu'ils fussent prêts à mourir, ni confessés. Je crois toutefois qu'il a été utile à ces malheureux d'avoir été ainsi tués, à cause de leur fidélité à leur seigneur et pendant qu'ils priaient dans l'église, parce qu'il est écrit: «Où je te trouverai, je te jugerai.» Cependant les cruels assassins du comte l'enterrèrent dans l'église même, de peur qu'on ne le pleurât et qu'on ne l'ensevelît au dehors avec honneur, et que sa vie glorieuse et sa mort, plus glorieuse encore, ne portassent ses peuples fidèles à le venger. Puis, transformant la maison de Dieu en une caverne de voleurs, ces misérables s'y retranchèrent, ainsi que dans le palais du comte, qui touchait l'église; ils y rassemblèrent des vivres et s'y préparèrent à se défendre et à dominer de là tout le pays.
En apprenant un crime si odieux, les barons flamands, qui n'y avaient pas pris part, furent saisis d'horreur; ils firent à leur seigneur des obsèques où leurs larmes écartèrent tout soupçon de trahison, et dénoncèrent le crime au roi Louis, et non pas seulement au roi, mais à tout l'univers, où ils en répandirent la nouvelle. Conduit par son amour pour la justice et par son amitié pour un prince de son sang, à punir cette horrible perfidie, Louis, sans se laisser arrêter par la guerre que lui faisaient le roi d'Angleterre et le comte Thibaut, entra furieux dans la Flandre, et fit les plus grands efforts de courage et d'activité pour détruire avec la dernière rigueur les exécrables auteurs du meurtre.
Il établit d'abord Guillaume le Normand, fils du comte Robert de Normandie, comte de Flandre, parce que ce pays lui revenait par les droits du sang; puis, arrivé à Bruges, sans se laisser arrêter par la crainte de s'avancer dans ce pays si plein de cruautés, ni par celle d'avoir à combattre contre la branche de la maison de Flandre qui s'était souillée par une telle félonie, il enferma et assiégea les assassins dans l'église et la tour; il empêcha qu'ils ne reçussent des vivres, il les réduisit à ceux qu'ils avaient rassemblés, mais que déjà la main de Dieu frappait de corruption et dont ils n'osaient se servir. Après avoir souffert pendant quelque temps de la faim, des maladies et du fer des assiégeants, ces misérables abandonnèrent l'église et ne conservèrent que la tour, espérant qu'elle les sauverait; mais bientôt ils désespérèrent de sauver leur vie, et leurs chants de victoire se changèrent en cris de douleur, et leurs voix, d'abord si hautes, ne firent plus entendre que des soupirs. Alors le plus coupable de la bande, Bouchard, se sauva, du consentement de ses compagnons; il espérait quitter le pays, mais il ne réussit pas, à cause de l'énormité de son crime; arrivé dans le château de l'un de ses amis, il y fut arrêté sur l'ordre du roi. On lui infligea un supplice rigoureux; lié sur une roue élevée, il fut livré à la voracité des corbeaux et des oiseaux de proie; ses yeux furent arrachés; on le perça d'un millier de flèches et de javelots, et après sa mort on le jeta dans un égout.
Berthold, le chef du crime commis sur le comte, essaya aussi de s'enfuir; il erra quelque temps sans être trop poursuivi; puis il revint poussé par son orgueil, et dit: «Qui suis-je donc et qu'ai-je donc fait?» Pris et livré au roi, il fut condamné à une mort horrible; on le pendit à une fourche avec un chien; quand on frappait le chien, l'animal furieux lui mordait la figure, et quelquefois même, ce qui fait horreur à dire, le couvrait de ses ordures. Ainsi termina sa honteuse vie, ce Berthold, le plus misérable des misérables. Tous les autres, que le seigneur Louis bloquait dans la tour, furent contraints de se rendre après avoir beaucoup souffert, et furent jetés les uns après les autres du haut de la tour, et devant leurs parents, se brisèrent la tête. Un d'eux, Isaac, s'était caché dans un monastère et s'était fait tondre pour éviter la mort: on le dégrada de sa qualité de moine, et on le pendit.
Après son triomphe à Bourges, le roi se porta rapidement sur Ypres, château très-fort, pour punir aussi Guillaume le Bâtard, fauteur de ce perfide complot. Guillaume le Bâtard envoya des messagers aux gens de Bruges, et les gagna à son parti par ses menaces et ses caresses; mais pendant qu'il marchait contre le seigneur Louis avec trois cents hommes d'armes, une partie de l'armée du roi l'attaqua, et l'autre partie, se dirigeant par un chemin de traverse, entra dans le château par une autre porte, et s'en empara. Maître de ce château fort, le roi enleva ses biens à Guillaume, l'exila de Flandre, et condamna justement à ne rien posséder en Flandre l'homme qui avait cherché à devenir le maître de la Flandre par un crime. Ce pays ainsi lavé et en quelque sorte rebaptisé par ces divers châtiments et par une copieuse effusion de sang, et le comte Guillaume le Normand bien établi, le roi revint en France, victorieux par l'aide de Dieu.
Suger, Vie de Louis le Gros.