L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
PRISE D'ÉDESSE PAR ZENGUI, SULTAN DE MOSSOUL.
1145.
Zengui parut devant Édesse [109] un mardi 28 de novembre. Son camp fut dressé près de la porte des Heures, vers l'église des Confesseurs. Sept machines furent élevées contre la ville. Dans ce danger, les habitants, grands et petits, sans excepter les moines, accoururent sur les remparts, et combattirent avec courage; les femmes mêmes s'y rendirent, apportant aux guerriers des pierres, de l'eau et des vivres. Cependant l'ennemi avait creusé sous terre jusqu'à la ville; les assiégés creusèrent aussi de leur côté, et pénétrant dans la mine opposée, y tuèrent les travailleurs. Mais déjà deux tours étaient entièrement minées. Comme elles étaient près de s'écrouler, Zengui le fit savoir aux assiégés en disant: «Prenez deux hommes d'entre nous en otage; vous enverrez deux des vôtres, et ils se convaincront par eux-mêmes de l'état des choses. Il vaut mieux vous rendre, et ne pas attendre d'être soumis de force et d'être exterminés.» Cet avis fut méprisé. Celui qui commandait dans Édesse pour les Francs, attendant d'un moment à l'autre l'arrivée de Josselin et du roi de Jérusalem, rejeta avec dédain la proposition de Zengui. Alors l'ennemi mit le feu aux poutres qui soutenaient les tours, et elles s'écroulèrent. Au bruit qui en retentit, les habitants et les évêques accoururent sur la brèche pour arrêter l'ennemi. Mais pendant qu'ils défendaient cet endroit, les Turcs trouvèrent les remparts dégarnis et forcèrent la ville. Alors les habitants quittèrent la brèche et coururent à la citadelle. A partir de ce moment, quelle bouche ne se fermerait, quelle main ne reculerait d'effroi, si elle voulait raconter ou décrire les malheurs qui durant trois heures accablèrent Édesse. On était au samedi 3 de janvier. Le glaive des Turcs s'abreuva du sang des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des prêtres, des diacres, des religieux, des religieuses, des vierges, des époux, des épouses. Hélas! chose horrible à dire, la ville d'Abgare, ami du Messie [110], fut foulée aux pieds pour nos péchés! O déplorable condition humaine! Les pères restèrent sans pitié pour leurs enfants, les enfants pour leurs pères; les mères furent insensibles pour le fruit de leurs entrailles; tous couraient au haut de la montagne vers la citadelle. Quand les prêtres en cheveux blancs, qui portaient les châsses des saints martyrs, virent luire les signes du jour de colère, du jour dont un prophète a dit: J'éprouverai le courroux céleste parce que j'ai péché, ils s'arrêtèrent tout court, et ne cessèrent d'adresser leurs voix à Dieu jusqu'à ce que le glaive des Turcs leur eût ôté la parole. Plus tard, on retrouva leurs corps en habits sacerdotaux teints de sang. Il y eut cependant quelques mères qui rassemblèrent leurs enfants autour d'elles, comme la poule appelle ses petits, et qui attendirent de périr tous ensemble par l'épée, ou d'être à la fois menés en servitude. Ceux qui avaient couru vers la citadelle n'y purent entrer. Les Francs qui la gardaient refusèrent d'ouvrir les portes, et attendirent que leur chef, qui était à la brèche, fût revenu. Il arriva enfin, mais trop tard, et lorsque des milliers de personnes avaient été étouffées aux portes. En vain voulut-il s'ouvrir un chemin; il ne put passer outre, à cause des cadavres entassés sur son passage, et fut tué à la porte même d'un coup de flèche. Enfin Zengui, touché des maux qui accablaient Édesse, ordonna de remettre l'épée dans le fourreau. L'évêque Basile avait été garrotté par les Turcs, traîné nu et sans chaussure. Zengui le vit, et se sentit du respect pour lui; il lui demanda qui il était. Quand il sut que c'était le métropolitain, il lui fit donner des habits, et le conduisit à sa tente. Ensuite, il lui fit des reproches de ce qu'on n'avait point, par une prompte soumission, sauvé ce peuple infortuné. L'évêque répondit: «C'est la divine Providence qui te réservait une si grande conquête, afin de rendre ton nom grand et illustre parmi les rois, et pour que nous autres misérables nous pussions contempler la face de notre maître, sans crainte, car nous n'avons point violé de parole, nous n'avons point enfreint de serment.» Zengui fut touché de ces paroles, et reprit: «C'est bien répondu, ô métropolite! oui, Dieu et les hommes honorent ceux qui gardent leurs serments et qui sont fidèles à leur foi jusqu'à la mort.» La garnison de la citadelle se rendit deux jours après, et se retira la vie sauve. Les Turcs massacrèrent tous les Francs qu'ils purent atteindre, mais ils respectèrent les Syriens et les Arméniens.