L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
PRISE DE SAINT-JEAN-D'ACRE PAR LES MUSULMANS.—DESTRUCTION
DES COLONIES CHRÉTIENNES.—FIN DES
CROISADES.
1291.
Le siége d'Acre, dit Aboulmahassen, commença un jeudi au commencement d'avril. On y vit combattre des guerriers de tous les pays. Tel était l'enthousiasme des musulmans que le nombre des volontaires surpassait de beaucoup celui des troupes réglées. Plusieurs machines furent dressées contre la ville; une partie provenait de celles qui avaient été prises auparavant sur les Francs; il y en avait de si grandes, qu'elles lançaient des pierres pesant un quintal et même davantage. Les musulmans firent des brèches en différents endroits. Pendant le siége, le roi de Chypre [320] vint au secours de la ville; la nuit de son arrivée, les assiégés allumèrent de grands feux en signe de joie; mais il ne resta dans la place que trois jours; ayant vu l'état désespéré des assiégés, il craignit de partager leurs périls, et se retira. Cependant l'attaque ne discontinuait pas. Bientôt les chrétiens perdirent toute espérance; vers le même temps, ils se divisèrent, et dès lors se trouvèrent faibles. Pendant ce temps le siége faisait toujours de nouveaux progrès; enfin, le vendredi 17 de gioumadi premier (milieu de mai), au point du jour, tout étant prêt pour un assaut général, le sultan [321] monta à cheval avec ses troupes; on entendit le bruit du tambour mêlé à des cris horribles. L'attaque commença dès avant le lever du soleil; bientôt les chrétiens prirent la fuite et les musulmans entrèrent l'épée à la main. On était alors vers la troisième heure du jour. Les chrétiens couraient vers le port; les musulmans les poursuivaient, tuant et faisant des prisonniers; bien peu se sauvèrent. La ville fut livrée au pillage; tous les habitants furent massacrés ou réduits en servitude.
Au milieu d'Acre s'élevaient quatre tours appartenant aux Templiers, aux Hospitaliers et aux Chevaliers Teutoniques; les guerriers chrétiens se disposèrent à s'y défendre. Cependant, le lendemain samedi, quelques soldats et volontaires musulmans s'étant portés contre la maison des Templiers et une de leurs tours, ceux-ci offrirent d'eux-mêmes de se rendre. Leur demande fut accueillie; le sultan leur promit sûreté; un drapeau leur fut donné comme sauvegarde, et ils l'arborèrent au haut de la tour; mais lorsque les portes furent ouvertes, les musulmans, s'y jetant en désordre, se disposèrent à piller la tour et à faire violence aux femmes qui s'y étaient réfugiées; alors les Templiers refermèrent les portes, et, tombant sur les musulmans qui étaient dans la tour, les massacrèrent. Le drapeau du sultan fut abattu, la guerre recommença. La tour fut assiégée en règle; on combattit tout le samedi. Le lendemain dimanche, les Templiers ayant de nouveau demandé à capituler, le sultan leur promit la vie et la faculté de se retirer où ils voudraient; ils descendirent donc, et furent égorgés, au nombre de plus de deux mille; un égal nombre fut retenu prisonnier; quant aux femmes et aux enfants qui étaient avec les Templiers, on les conduisit au pavillon du sultan. Ce qui porta le sultan à ne point exécuter sa parole, c'est que les Templiers, non contents d'avoir d'abord massacré les musulmans qui étaient entrés dans la tour, avaient tué un émir chargé d'aller apaiser le tumulte, et coupé les jarrets à toutes les bêtes de somme qui étaient dans la tour afin de les mettre hors de service; voilà ce qui avoit allumé la colère du sultan. Cependant, ceux d'entre les chrétiens qui tenaient encore, ayant appris le traitement fait à leurs frères, résolurent de mourir les armes à la main et ne voulurent plus entendre parler de capitulation. Leur acharnement fut tel, que cinq musulmans étant tombés entre leurs mains, ils les précipitèrent du haut d'une des tours; enfin, lorsque la tour fut entièrement minée et que les chrétiens eurent été admis à se rendre, avec promesse de la vie, les musulmans s'étant approchés pour en prendre possession, la tour s'écroula tout à coup, et ils furent tous ensevelis sous ses ruines.
Quand le combat eut cessé, le sultan fit mettre à part les hommes qui avaient échappé au massacre, et on les tua tous jusqu'au dernier; le nombre en était fort grand. Ce qu'il y eut de plus admirable, c'est que le Dieu très-haut voulut que la ville fût prise un vendredi, à la troisième heure, au même instant où les chrétiens y étaient entrés sous le sultan Saladin.
Aboulmahassen, traduit par M. Reinaud dans la Bibliothèque des Croisades, t. IV, p. 570.