L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
FRAGMENT DU POÈME D'ABBON, LE SIÉGE DE PARIS
PAR LES NORTHMANS.
(Siége de la tour du Châtelet).
885.
Établie sur le milieu du cours de la Seine et au centre du riche royaume des Franks, Lutèce, tu t'es proclamée toi-même la grande ville, en disant: Je suis la cité qui, comme une reine, brille au-dessus de toutes les autres. Tu frappes, en effet, les regards par un port plus beau qu'aucun autre. Quiconque porte un œil d'envie sur les richesses des Franks te redoute; une île charmante te possède; le fleuve entoure tes murailles, il t'enveloppe de ses deux bras, et ses douces ondes coulent sous les ponts qui te terminent à droite et à gauche; des deux côtés de ces ponts, et au delà du fleuve, des tours protectrices te gardent. Dis-le donc toi-même, superbe cité, de quelles funérailles ne t'ont pas remplie les Danois, cette race amie de Pluton, dans le temps où le pontife du Seigneur, le grand et cher Gozlin, ton bienfaisant pasteur, gouvernait ton église!......
Des libations de ton sang furent répandues par ces barbares montés sur sept cents vaisseaux à voiles et d'autres plus petits navires, tellement nombreux qu'on ne pouvait les compter; ceux-ci le vulgaire les nomme barques. Le gouffre profond de la Seine en était tellement rempli, que ses ondes disparaissaient sous ces bâtiments dans un espace de plus de deux lieues; on cherchait avec étonnement dans quel antre se cachait le fleuve; il ne paraissait plus; le sapin, le chêne, l'orme et l'aune humide couvraient entièrement sa surface.
Le lendemain du jour où ces vaisseaux touchèrent le pied de la ville, l'illustre pasteur de Paris voit arriver dans son palais Sigefroi, roi, mais de nom seulement; celui-ci cependant commandait à ses compagnons. Fléchissant la tête devant le pontife, il lui parla en ces termes: «Gozlin, prends pitié de toi-même et de ton troupeau; si tu ne veux périr, prête, nous t'en conjurons, une oreille favorable à nos paroles. Permets que nous puissions seulement traverser cette cité; nous ne toucherons nullement à ta ville; nous nous efforcerons de conserver à toi et à Eudes tous vos biens.» A cet Eudes, comte respecté, roi futur, et qui bientôt allait devenir le père du royaume, était remise la garde de Paris. Cependant le pontife du Seigneur répond à Sigefroi par ces paroles, où respire la plus entière fidélité: «Cette cité nous a été confiée par l'empereur Charles, qui, après Dieu, le roi et le dominateur des puissances de la terre, tient sous ses lois le monde presque tout entier. Il nous l'a confiée, non pour qu'elle causât la perte du royaume, mais pour qu'elle le sauvât et lui assurât une inaltérable tranquillité; que si par hasard la défense de ces murs eût été commise à ta foi, comme ils l'ont été à la mienne, ferais-tu ce que tu prétends juste de t'accorder, et qu'ordonnerais-tu de faire?—Si je le fais, que ma tête, répliqua Sigefroi, soit condamnée à périr sous le glaive et à servir enfin de pâture aux chiens! Cependant si tu ne cèdes à nos prières, nos camps lanceront sur toi leurs traits et leurs dards empoisonnés dès que le soleil commencera son cours; quand cet astre le finira, ils te livreront à toutes les horreurs de la faim; et cela, ils le feront chaque année.»
Il dit, part, et presse la marche de ses compagnons. A peine l'aurore se dissipe que ce chef les entraîne au combat. Tous se jettent hors de leurs navires, courent vers la tour [29], l'ébranlent violemment par leurs coups jusque dans ses fondements, et font pleuvoir sur elle une grêle de traits. La ville retentit de cris; les citoyens se précipitent; les ponts tremblent sous leurs pas; tous volent et s'empressent de porter secours à la tour. Ici brillent par leur valeur le comte Eudes, son frère Robert, et le comte Ragenaire; là se fait remarquer le vaillant abbé Ebble, neveu de l'évêque. Le prélat est légèrement atteint d'une flèche aiguë; Frédéric, guerrier à son service, dans la fleur de l'âge, est frappé du glaive; le jeune soldat périt; le vieillard, au contraire, guéri de la main de Dieu, revient à la santé. Beaucoup des nôtres voient alors leur dernier jour; mais eux, de leur côté, font aux ennemis de cruelles blessures. Ils se retirent enfin, emportant une foule de Danois à qui reste à peine un souffle de vie....... La tour ne présentait plus rien de sa forme primitive et complète; il ne lui restait que des fondements bien construits et des créneaux assez bas; mais, pendant la nuit même qui suivit le combat, cette tour, revêtue dans toute sa circonférence de fortes planches, s'éleva beaucoup plus haut, et une nouvelle citadelle en bois, d'une fois et demie plus grande, fut pour ainsi dire posée sur l'ancienne. Le soleil donc et les Danois saluent en même temps et de nouveau la tour. Ceux-ci livrent aux fidèles d'horribles et cruels combats. De toutes parts les traits volent, le sang ruisselle; du haut des airs, les frondes et les pierriers déchirants mêlent leurs coups aux javelots. On ne voit rien autre chose que des traits et des pierres voler entre le ciel et la terre. Les dards percent et font gémir la tour, enfant de la nuit, car, comme je l'ai dit plus haut, c'est la nuit qui lui donna naissance. La ville s'épouvante; les citoyens poussent de grands cris; les clairons les appellent à venir tous sans retard secourir la tour tremblante. Les Chrétiens combattent et s'efforcent de résister par la force des armes. Parmi nos guerriers, deux, plus courageux que les autres, se font remarquer: l'un est comte, l'autre abbé. Le premier, le victorieux Eudes, qui jamais ne fut vaincu dans aucun combat, ranime l'ardeur des siens et rappelle leurs forces épuisées; sans cesse il parcourt la tour et écrase les ennemis. Ceux-ci tâchent de couper le mur à l'aide de la sape; mais lui les inonde d'huile, de cire, de poix mêlées ensemble; elles coulent en torrents d'un feu liquide, dévorent, brûlent et enlèvent les cheveux de la tête des Danois, en tuent plusieurs et en forcent d'autres à chercher un secours dans les ondes du fleuve. Les nôtres alors s'écrient tout d'une voix: «Malheureux brûlés, courez vers les flots de la Seine; tâchez qu'ils vous fassent repousser une autre chevelure mieux peignée.» Le vaillant Eudes extermina un grand nombre de ces barbares.
Mais le second de ces braves, quel était-il? C'était l'abbé Ebble, le compagnon et le rival en courage de Eudes. D'un seul javelot il perce sept Danois à la fois, et ordonne, par raillerie, de les porter à la cuisine. Nul ne devance ces guerriers au combat, nul n'ose se placer au milieu d'eux, nul même ne les approche et n'est à leur côté; tous les autres cependant méprisent la mort et se conduisent vaillamment. Mais que peut une seule goutte d'eau contre des milliers de feux? Les braves fidèles étaient à peine forts de deux cents hommes, et les ennemis, au nombre de quarante mille, car il est constant qu'on en comptait quarante mille, renouvelant les uns après les autres leurs attaques sur la tour.....