L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
AMAURY, FILS DE SIMON DE MONTFORT, EST NOMMÉ COMTE.
1218.
A Toulouse est entré un messager qui leur a raconté la nouvelle de la mort de Simon; et par toute la ville est alors telle allégresse, que tous courent aux églises, allument les cierges sur tous les candélabres, et s'écrient de joie que Dieu est miséricordieux; qu'il a remis parage en clarté et le fera désormais triompher; que le comte, qui était pervers et tueur d'hommes, est mort sans pénitence, parce qu'il frappait du glaive. Mais les cors, les trompettes, les cris de la joie commune, les carillons, les volées et le chant des cloches, les tambours, les tympans, les grêles clairons, font retentir la ville et les places. Dès lors par tous les sentiers est levé le siége qui avait été mis outre l'eau et qui occupait toute la grève; mais les assiégeants y laissèrent néanmoins sommiers et bagages, pavillons et tentes, harnais et deniers; et les hommes de la ville en eurent plusieurs de prisonniers.
A tous ceux de la ville, la mort de Simon fut une heureuse aventure, qui éclaira ce qui était obscur, qui fit renaître la lumière, restaura parage et mit orgueil en terre. Les trompettes, les clairons, les cors, le son des cloches, et la joie causée par cette pierre qui a frappé le comte, enhardissent les cœurs, les volontés et les forces. Chacun se rend avec ses armes sur la place, et tous vont faire de la gate un feu que rien n'éteignit. Toute la nuit et tout le jour la ville est en réjouissance; et dehors, ceux au siége frémirent et soupirèrent.
Mais dès que le jour devient clair et l'air riant, le cardinal de Rome et les autres puissants barons, l'évêque [179] et l'abbé [180] portant crucifix, délibérèrent ensemble dans la vieille salle. Le cardinal parle le premier, de manière que chacun l'entend: «Seigneurs barons de France, écoutez ce que j'ai à vous dire: grand mal et grand dommage, grand chagrin et grande détresse nous sont venus de cette ville et de nos ennemis. Nous voici par la mort du comte en tel embarras, que nous avons perdu toute vigueur; je m'émerveille fort que Dieu ait consenti à telle chose, et ne nous ait point laissé le vaillant comte, à l'Église et à nous. Mais, puisque le comte est mort, que personne ne perde le temps; faisons tout de suite comte son fils, don Amaury, qui est homme pieux et sage, portant bon et noble cœur. Donnons-lui la terre que son père a conquise. Que par tous pays aillent les prédicateurs et les sermons s'il le faut ici tous ensemble, comme le comte y est mort. Nous manderons aussi en France au bon roi notre ami de nous envoyer l'an prochain son fils Louis, afin de détruire la ville et qu'il n'y soit jamais plus bâti.»—«Seigneurs, dit l'évêque [181], je ne vous contredirai en rien. Que le seigneur pape, qui aimait notre comte et l'avait élu, le mette en la même sépulture où saint Paul est enseveli, et qu'il le proclame corps saint, car il a obéi à l'Église, car il est vraiment saint et martyr, j'en suis garant. Jamais, en ce monde, comte ne faillit moins que lui; et depuis que Dieu endura le martyre et fut mis en croix, il ne voulut et ne souffrit jamais une aussi grande mort que celle du comte; jamais Dieu ni sainte Église n'auront meilleur ami que lui.»—«Seigneur, dit le comte de Soissons, je vous reprends à bon droit, pour que la sainte Eglise n'ait pas de votre dire mauvais renom; ne le nommez pas sanctissime, car nul ne mentit jamais si fort que celui qui l'appelle saint, lui qui est mort sans confession. Mais s'il aima et servit bien la sainte Église, priez Dieu et Jésus-Christ de ne point châtier l'âme du défunt.» Chacun dans son cœur approuva le discours. Don Amaury est mis en possession de toute la terre, le cardinal la lui livra, et le bénit ensuite.
Histoire de la Croisade contre les Albigeois, traduite par Fauriel.