L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LA PRISE DE BÉZIERS.
1209.
Le vicomte de Béziers ne cesse, nuit ni jour, de fortifier sa terre. Il était homme de grand cœur; aussi loin que s'étende le monde, il n'y avait point de meilleur chevalier, plus preux, plus libéral, plus courtois, ni plus avenant. Il était le neveu du comte Raymond [164], le fils de sa sœur, et bon catholique; je vous en donne pour garants maint clerc et maint chanoine mangeant en réfectoire, et beaucoup d'autres. Il était tout jeune, bien voulu de tous, et les hommes de sa terre, ceux dont il était le seigneur, n'avaient de lui défiance ni crainte; ils jouaient avec lui, comme s'il eût été leur égal; mais ses chevaliers et ses autres vassaux, qui en tour, qui en château, maintenaient les hérétiques. Ils furent pour cela exterminés et occis avec déshonneur, et le vicomte lui-même en mourut en grande douleur, et par cruelle méprise, dont ce fut grand dommage. Je ne le vis jamais qu'une seule fois, alors que le comte de Toulouse épousa dame Éléonore, la meilleure et la plus belle reine qu'il y ait en terre chrétienne ou païenne, et dans le monde entier, si loin qu'il s'étende, jusqu'à la grande mer. Je n'en dirais jamais tant de bien, ni tant de louange, qu'il n'y ait en elle encore plus de mérite et de valeur; et je reviens à mon sujet.
Lorsque le bruit arrive au vicomte de Béziers que l'host des croisés est en deçà de Montpellier, il monte sur son cheval de guerre, et il entre à Béziers, un matin, à l'aube, quand il n'était pas encore jour. Les bourgeois de la ville, les jeunes et les vieux, les petits et les grands, apprenant qu'il est arrivé, tôt et vite s'en viennent à lui. Il leur recommande de se défendre avec force et bravoure, et leur promet qu'ils seront bientôt secourus. «Je m'en irai, dit-il, par la route battue, là-haut à Carcassonne, où je suis attendu.» Sur ces paroles il est sorti en grande hâte; les juifs de la ville l'ont suivi de près; les autres demeurent marris et dolents. Là-dessus l'évêque de Béziers, ce grand prud'homme, entra dans la ville, et aussitôt qu'il fut descendu à l'église cathédrale, où sont maintes reliques, il fit assembler tous les habitants; et quand ils sont assis, il leur conte que l'host des croisés est en marche, et les exhorte à se soumettre avant qu'ils ne soient vaincus, pris ou tués, et qu'ils n'aient perdu leur bien et leur avoir. S'ils se soumettent, tout ce qu'ils ont pu perdre leur sera sur-le-champ rendu; s'ils ne veulent le faire, ils resteront dépouillés à nu, et de glaive d'acier émoulu taillés, sans autre demeure.
Quand l'évêque a expliqué sa raison, quand il leur a dit et expliqué sa mission, il les prie de nouveau de s'accorder avec le clergé et les croisés, avant d'être passés au fil de l'épée. Mais ce parti, sachez, n'agrée point à la majorité du peuple. Ils se laisseront, disent-ils, noyer dans la mer salée avant d'accepter cette proposition; et personne n'aura du leur un denier vaillant, pour qu'ils changent leur bonne seigneurie pour une autre. Ils ne s'imaginent pas que l'host des croisés puisse durer au siége, et qu'avant quinze jours il ne soit pas tout parti; car il occupe bien une grande lieue de long, et tient à peine dans les grands chemins et les sentiers. Et quant à leur ville, ils se la figurent si forte, si bien fermée et close tout à l'entour, qu'en un mois entier les assiégeants ne l'auraient pas forcée. Mais, comme dit Salomon à la sage reine d'Orient, de ce qu'a projeté un fou, il se fait trop en une fois. Quand l'évêque voit que la croisade est en mouvement, et que ceux de Béziers ne prisent pas plus son sermon qu'une pomme pelée, il est remonté sur la mule qu'il avait amenée, et s'en va à la rencontre de l'host qui est en marche. Ceux qui sortirent avec lui sauvèrent leur vie, et ceux qui restèrent dans la ville le payèrent cher. Aussi vite qu'il peut, sans demeure aucune, l'évêque rend compte de sa mission à l'abbé de Cîteaux et aux autres barons de l'armée, qui l'écoutent attentivement. Ils tiennent ceux de Béziers pour gent folle et forcenée, et voient bien que pour eux s'apprêtent les douleurs, les tourments et la mort.
C'était la fête que l'on nomme la Madeleine, quand l'abbé de Cîteaux amène le grand host des Croisés, qui tout entier campe à l'entour de Béziers, sur le sable. C'est alors que redoublent pour ceux de dedans le mal et le péril; car jamais l'host de Ménélas, à qui Pâris enleva Hélène, ne dressa tentes si nombreuses à Mycènes, devant le port, ni si riches pavillons, de nuit, par le serein, que celui des Français et du comte de Braine, là sous Béziers. Il n'y eut baron en France qui n'y fît sa quarantaine. Oh! la mauvaise étrenne qu'il fit aux habitants de la ville, celui qui leur donna le conseil de sortir en plein jour et d'escarmoucher fréquemment toute la semaine! Car sachez ce que faisait cette gent chétive, cette gent ignare et folle plus que baleine. Avec les bannières de grosse toile blanche qu'ils portaient, ils allaient courant devant les croisés, criant à toute haleine; ils pensaient leur faire épouvantail, comme on fait à des oiseaux en champ d'avoine, en huant, en braillant, en agitant leurs enseignes, le matin, dès qu'il fait clair.
Quand le roi des ribauds les vit ainsi escarmoucher, braire et crier contre l'host de France, et mettre en pièces et à mort un croisé français, après l'avoir de force précipité d'un pont, il appelle tous ses truands, il les rassemble en criant à haute voix: «Allons les assaillir!» Aussitôt qu'il a parlé, les ribauds courent s'armer chacun d'une masse, sans autre armure. Ils sont plus de quinze mille, tous sans chaussure; tous, en chemise et en braies, ils se mettent en marche, tout autour de la ville, pour abattre les murs; ils se jettent dans les fossés, et se prennent les uns à travailler du pic, les autres à briser, à fracasser les portes. Voyant cela, les bourgeois commencent à s'effrayer; et de leur côté, ceux de l'host crient: «Aux armes, tous!» Vous les auriez vus alors s'avancer en foule contre la ville, et de force repousser des remparts les habitants, qui, emportant leurs enfants et leurs femmes, se retirent à l'église et font sonner les cloches, n'ayant plus d'autre refuge.
Les bourgeois de Béziers voient contre eux venir, et en grande hâte s'armer les Français de l'host, tandis que le roi des ribauds les assaille, et que ses truands de toutes parts remplissent les fossés, brisent les murs et forcent les portes; ils sentent bien en eux-mêmes qu'ils ne peuvent résister, et se réfugient au plus vite dans la cathédrale. Les prêtres et les clercs vont se vêtir de leurs ornements, font sonner les cloches comme s'ils allaient chanter la messe des morts, pour ensevelir corps de trépassés; mais ils ne pourront empêcher qu'avant la messe dite les truands n'entrent dans l'église; ils sont déjà entrés dans les maisons; ils forcent celles qu'ils veulent; ils en ont large choix, et chacun d'eux s'empare librement de ce qui lui plaît. Les ribauds sont ardents au pillage; ils n'ont point peur de la mort; ils tuent, ils égorgent tout ce qu'ils rencontrent. Ils amassent et font de tous côtés grand butin; ils en seraient riches à jamais, s'ils pouvaient le garder; mais il leur faut bientôt l'abandonner; les barons de France s'en emparent sur eux, qui l'ont fait.
Les barons de France, ceux de vers Paris, clercs et laïques, marquis et princes, entre eux sont convenus qu'en tout château devant lequel l'host se présenterait, et qui ne voudrait point se rendre avant d'être pris, les habitants fussent livrés à l'épée et tués, se figurant qu'après cela ils ne trouveraient plus personne qui tînt contre eux, à cause de la peur que l'on aurait pour avoir vu ce qui en advint à Montréal, à Fanjeaux et aux environs. Et si ce n'eût été cette peur, jamais, je vous en donne ma parole, les hérétiques n'auraient été soumis par la force des croisés. C'est pour cela que ceux de Béziers furent si cruellement traités. On ne pouvait leur faire pis, on les égorgea tous; on égorgea jusqu'à ceux qui s'étaient réfugiés dans la cathédrale; rien ne put les sauver, ni croix, ni crucifix, ni autel. Les ribauds, ces fous, ces misérables, tuèrent les clercs, les femmes, les enfants; il n'en échappa, je crois, pas un seul. Que Dieu reçoive leurs âmes, s'il lui plaît, en paradis, car jamais, depuis le temps des Sarrasins, si fier carnage ne fut, je pense, résolu ni exécuté. Après cela, les goujats se répandent par les maisons, qu'ils trouvent pleines et regorgeant de richesses. Mais peu s'en faut que, voyant cela, les Français n'étouffent de rage; ils chassent les ribauds à coups de bâton, comme mâtins, et chargent le butin sur les chevaux et les roussins qui sont là, dehors, à paître l'herbe.
Le roi des ribauds et les siens, qui se tenaient pour fortunés et riches à jamais de l'avoir qu'ils avaient pillé, se mettent à vociférer quand les Français les en dépouillent. «A feu! à feu!» s'écrient-ils, les sales bandits. Et voilà qu'ils apportent de grandes torches allumées; ils mettent le feu à la ville, et le fléau se répand. La ville brûle tout entière en long et en travers. Sitôt que l'on s'aperçoit du feu, chacun fuit à l'écart; tout brûle alors, les maisons et les palais; et dans les palais, les armures, mainte cotte, maint heaume et maint jambard, qui avaient été faits à Chartres, à Blaye, à Édesse. Il y périt force riche bagage qu'il fallut abandonner. Brûlée aussi fut la cathédrale, bâtie par maître Gervais; de l'ardeur de la flamme elle éclata et se fendit par le milieu, et il en tomba deux pans.
Grand et merveilleux eût été, seigneurs, le butin qu'auraient eu de Béziers les Français et les Normands; et ils en auraient été pour toute leur vie enrichis, si ce n'eût été le roi des ribauds et les chétifs vagabonds qui brûlèrent la ville et y massacrèrent les femmes, les enfants, les vieux, les jeunes, et les prêtres messe chantants, vêtus de leurs ornements, là haut, dans la cathédrale. Les croisés sont restés trois jours dans les prés verdoyants, et le quatrième ils partent tous, sergents et chevaliers, par la plaine, où rien ne les arrête, et les enseignes levées qui flottent au vent.
Histoire de la Croisade contre les Albigeois, traduite par Fauriel.