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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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LA QUATRIÈME CROISADE.
Foulques de Neuilly prêche la croisade.
1198.

Sachez que 1198 ans après l'incarnation de Notre-Seigneur, au temps d'Innocent III, apostole de Rome, de Philippe roi de France et de Richard roi d'Angleterre, il y eut un saint homme en France qui avait nom Foulques de Neuilly. Ce Neuilly est situé entre Lagny-sur-Marne et Paris; et il était prêtre et tenait la paroisse de la ville. Et ce Foulques, dont je vous parle, commença à parler de Dieu par toute la France et les autres pays d'alentour, et Notre-Seigneur fit maints miracles en sa faveur. Sachez que la renommée de ce saint homme alla si loin qu'elle vint à l'apostole de Rome Innocent; et l'apostole envoya en France et ordonna à cet homme de bien qu'il prêchât la croisade sous son autorité; et après il envoya un de ses cardinaux, maître Pierre de Capoue croisé, et fit savoir par lui l'indulgence telle que je vous la dirai. Tous ceux qui se croiseraient et feraient le service de Dieu pendant un an à l'armée seraient quittes de tous les péchés qu'ils avaient faits et dont ils se seraient confessés. Parce que ces indulgences étaient aussi grandes, beaucoup s'en émut le cœur des gens, et beaucoup se croisèrent parce que l'indulgence était si grande [143].

Les croisés français envoient des députés à Venise.
1201.

Les barons tinrent un parlement à Soissons pour savoir quand ils voudraient partir et quel chemin ils devraient suivre. Pour cette fois ils ne purent s'accorder, parce qu'il leur sembla qu'il n'y avait pas encore assez de croisés. Mais dans le second mois de l'année ils tinrent une nouvelle assemblée à Compiègne, à laquelle furent tous les comtes et les barons qui avaient pris la croix. Maint conseil y fut pris et donné. Mais la résolution fut qu'ils enverraient les meilleurs messagers qu'ils pourraient trouver et auxquels ils donneraient plein pouvoir de faire toutes choses.

De ces messagers, Thibaut le comte de Champagne et de Brie en envoya deux; et Baudouin le comte de Flandre et Hainaut, deux; et Louis le comte de Blois, deux. Les messagers du comte Thibaut furent Geoffroy de Ville-Hardoin, le maréchal de Champagne, et Miles de Brabant; et les messagers du comte Baudouin furent Conon de Béthune et Alard Macquereau; et les messagers du comte Louis, Jean de Friaise et Gautier de Gandonville. A ces six les barons remirent entièrement leurs affaires; et on convint qu'ils leur donneraient bonnes chartes scellées de leurs sceaux, qu'ils tiendraient ferme toutes les conventions que les six feraient par tous les ports de mer ou autres lieux où ils iraient. Alors partirent les six messagers, comme vous avez entendu, et ils prirent conseil entre eux, et ils s'accordèrent qu'ils croyaient trouver à Venise plus grande quantité de vaisseaux que dans nul autre port. Et ils chevauchèrent à si grande journée qu'ils y arrivèrent la première semaine de carême.

Le duc de Venise, qui s'appelait Henri Dandole et était sage et preux, les reçut avec honneur, lui et les autres gens. Et quand ils baillèrent les lettres de leurs seigneurs, ils s'émerveillèrent beaucoup de l'affaire pour laquelle ils étaient venus en ce pays. Les lettres étaient de créance, et les comtes disaient qu'on crût leurs messagers comme eux-mêmes et qu'ils tiendraient ce qu'ils feraient. Et le duc leur répond: «Seigneurs, j'ai vu vos lettres. Nous avons bien reconnu que vos seigneurs sont les plus hauts princes qui soient sans couronne; et ils nous mandent que nous croyions ce que vous nous direz et que nous tenions pour ferme ce que vous ferez. Or, dites ce qui vous plaira.» Alors les messagers répondirent: «Sire, nous voulons que vous réunissiez votre conseil, et devant lui nous vous dirons ce que vous mandent nos seigneurs, demain, s'il vous plaît.» Et le duc leur répondit qu'il leur accordait répit jusqu'au quatrième jour, qu'alors il aurait assemblé son conseil et qu'ils pourraient dire ce qu'ils demandaient.

Ils attendirent que fût venu le quatrième jour qu'il leur avait dit. Ils entrèrent au palais, qui était très-riche et beau, et trouvèrent le duc et son conseil dans une chambre, et les messagers dirent de la manière qui suit: «Sire, nous sommes venus à toi de la part des hauts barons de France, qui ont pris le signe de la croix pour venger l'injure de Jésus-Christ et pour conquérir Jérusalem, si Dieu le veut permettre; et parce qu'ils savent qu'aucuns peuples n'ont autant de puissance que vous et votre nation, ils vous prient, pour Dieu, que vous ayez pitié de la terre d'outre-mer, et que pour venger l'injure de Jésus-Christ vous leur fournissiez des vaisseaux.—En quelle manière? fait le duc.—En toutes les manières, font les messagers, que vous leur voudrez proposer ou conseiller, pourvu qu'ils y puissent satisfaire.—Certes, fait le duc, ils nous ont demandé une grande chose, et il semble qu'ils entreprennent une grosse affaire; nous vous répondrons d'aujourd'hui en huit jours, et ne vous étonnez pas si le terme est long, car il est convenable de bien réfléchir à une si grande chose.»

Au terme que le duc leur avait donné, ils revinrent au palais. Je ne puis vous raconter toutes les paroles qui furent dites alors, mais la fin de cette discussion fut telle: «Seigneurs, fit le duc, nous vous dirons ce que nous avons décidé, si nous pouvons le faire accepter par notre conseil et le peuple du pays, et vous examinerez si vous pouvez l'accepter. Nous vous fournirons de bateaux plats pour passer quatre mille cinq cents chevaux et neuf mille écuyers, et de navires pour quatre mille cinq cents chevaliers et vingt mille sergents à pied; et pour tous ces chevaux et ces hommes, il sera convenu que la flotte portera des vivres pour neuf mois, à la condition que l'on donnera pour le cheval quatre marcs d'argent, et pour l'homme deux. Et toutes les conventions que nous devisons, nous les tiendrons pendant un an à compter du jour que nous partirons du port de Venise pour faire le service de Dieu et de la chrétienté, en quelque lieu que ce soit. La somme totale que vous aurez à payer se monte à 85,000 marcs. Et nous vous promettons que nous mettrons en mer cinquante galères pour l'amour de Dieu, en convenant que, tant que durera notre association, de toutes les conquêtes que nous ferons par mer ou par terre, nous en aurons la moitié et vous l'autre. Or, consultez-vous, et voyez si vous pouvez accepter ces propositions.»

Les messagers s'en vont, et disent qu'ils parleraient ensemble et qu'ils feront réponse le lendemain. Ils se consultèrent et parlèrent entre eux pendant la nuit; ils s'accordèrent pour accepter les propositions, et le lendemain ils vinrent devant le duc, et dirent: «Sire, nous sommes prêts à accepter votre convention.» Et le duc dit qu'il en parlerait à son peuple, et que ce qui serait décidé il le leur ferait savoir. Le lendemain, qui était le troisième jour, le duc, qui était très-sage et preux, manda son grand conseil, et le conseil était de quarante hommes des plus sages du pays. Par son bon sens et son esprit, qui était net et bon, il les amena à louer et à vouloir l'arrangement. Puis il en fit venir cent, puis deux cents, puis mille, tant que tous l'approuvèrent et consentirent; puis il en assembla au moins dix mille dans la chapelle de Saint-Marc, la plus belle qui soit, et il leur dit d'entendre la messe du Saint-Esprit et qu'ils prient Dieu pour qu'ils les conseillât sur la demande que les messagers venaient faire; et ils le firent bien volontiers.

Quand la messe fut dite, le duc fit dire aux messagers qu'ils demandassent humblement à tout le peuple s'il voulait faire cette convention. Les messagers vinrent à l'église; ils y furent beaucoup regardés par maintes gens qui ne les avaient pas encore vus. Geoffroy de Ville-Hardouin, le maréchal de Champagne, prit la parole, du consentement et de la volonté des autres messagers; il leur dit: «Seigneurs, les barons de France les plus hauts et les plus puissants nous ont envoyés auprès de vous; ils vous crient miséricorde: prenez pitié de Jérusalem, qui est en servage de Turcs; et pour Dieu veuillez les accompagner pour venger l'injure de Jésus-Christ; ils vous ont choisis parce qu'ils savent que nulle nation n'a autant de puissance sur mer que vous; ils nous ont commandé de nous jeter à vos pieds et de ne nous relever que quand vous aurez promis d'avoir pitié de la terre sainte d'outre-mer.»

Alors les six messagers s'agenouillent à leurs pieds, pleurant beaucoup; et le duc et tous les autres s'écrièrent tous à une voix, levant leurs mains en l'air, et dirent: «Nous l'octroyons, nous l'octroyons!» Il y eut alors si grand bruit et si grande noise qu'il semblait que la terre s'écroulait. Et quand cette grande noise fut apaisée, le bon duc de Venise, qui était très-sage et preux, monta au pupitre, parla au peuple, et leur dit: «Seigneurs, voyez l'honneur que Dieu vous a fait, qui est que la meilleure nation du monde a laissé toutes les autres pour venir requérir votre compagnie et accomplir cette importante entreprise d'aller au secours de Notre-Seigneur.» Des paroles bonnes et belles que dit le duc, je ne puis tout raconter. Ainsi finit la chose, et les chartes furent dressées le lendemain.

Les croisés arrivent à Venise.
1202.

Une grande partie des pèlerins était déjà arrivée à Venise. Le comte de Flandre Baudouin y était déjà arrivé et beaucoup d'autres; mais la nouvelle leur vint que beaucoup de pèlerins s'en allaient par d'autres chemins vers d'autres ports; ils en furent très-contrariés, parce qu'ils ne pourraient plus exécuter la convention ni payer la somme qu'ils devaient aux Vénitiens. Après avoir tenu conseil entre eux, ils envoyèrent de bons messagers au-devant des pèlerins et de Louis comte de Blois et de Chartres, qui n'étaient pas encore arrivés, pour les exhorter, leur crier miséricorde et leur dire qu'ils eussent pitié de la terre sainte d'outre-mer, et que nul preux ne pouvait prendre un autre passage que celui de Venise.

A ce message furent élus le comte Hugues de Saint-Pol et Geoffroy de Ville-Hardouin, le maréchal de Champagne, qui chevauchèrent jusqu'à Pavie. Ils y trouvèrent le comte Louis en grande compagnie de bons chevaliers et de braves gens. Par leurs remontrances et leurs prières, ils décidèrent assez de gens de venir à Venise qui s'en allaient à d'autres ports par d'autres chemins. Pourtant beaucoup de bonnes gens partirent de Plaisance qui s'en allèrent en Pouille par d'autres chemins. De ceux-là furent Villain de Neuilly, qui était un des bons chevaliers du monde, Henri d'Ardillières, Renard de Dampierre, Henri de Longchamp, Gilles de Trasegnies, homme-lige de Baudouin comte de Flandre, qui lui avait donné cinq cents livres du sien pour aller avec lui au voyage. Avec eux s'en allèrent grande compagnie [144] de chevaliers et de sergents, dont les noms ne sont pas écrits. Grand fut le décroissement de ceux de l'armée qui allaient à Venise, et il advint grande mésaventure, ainsi que vous pourrez le voir plus loin.

Mais le comte Louis et d'autres barons s'en allèrent à Venise, et furent reçus à grand'fête et à grand'joie; ils se logèrent dans l'île Saint-Nicolas avec les autres croisés. L'armée était bien belle et de braves gens; jamais nul homme n'en vit une plus belle et plus nombreuse. Les Vénitiens leur donnèrent abondamment, comme on était convenu, tout ce qui était nécessaire aux chevaux et aux hommes; et les navires qu'ils appareillèrent étaient si beaux et si riches, que jamais nul chrétien n'en vit de plus beaux et de plus riches; et il y avait de vaisseaux, de galères et de vissiers (bateaux plats) trois fois plus qu'il n'en fallait pour ce qu'il y avait d'hommes en l'armée. Ha! quel grand dommage ce fut quand les autres qui allèrent aux autres ports ne vinrent pas ici! La chrétienté eût été bien rehaussée et la terre des Turcs abaissée! Les Vénitiens accomplirent très-bien toutes leurs conventions et firent mieux encore; et ils sommèrent les comtes et les barons de tenir leurs engagements et de payer l'argent convenu, étant prêts de faire voile.

On chercha dans l'armée le prix du transport, et il y avait assez de gens qui disaient qu'ils ne pouvaient pas payer leur passage, et les barons en recevaient ce qu'ils pouvaient donner. Quand ils eurent demandé et quêté, il se trouva qu'on était bien loin de la somme nécessaire; alors les barons les réunirent, et leur dirent: «Seigneurs, les Vénitiens ont fort bien accompli leurs engagements, et même au delà; mais nous ne sommes pas assez de monde pour pouvoir payer le passage, et cela par l'absence de ceux qui sont allés aux autres ports. Pour Dieu! que chacun donne de son bien autant qu'il faudra pour que nous puissions payer le prix convenu; en tout il vaut mieux que nous donnions tout notre avoir que de faire manquer l'entreprise et de perdre ce que nous y avons déjà dépensé et de manquer à nos conventions; et si cette armée retourne en arrière, le secours d'outre-mer est perdu.» Alors il y eut grande discorde parmi la plupart des barons et des autres pèlerins, qui disaient: «Nous avons payé notre passage; s'ils veulent nous mener, nous nous en irons volontiers; et s'ils ne le veulent pas, nous nous disperserons et nous irons à d'autres ports.» Ils parlaient ainsi parce qu'ils auraient voulu que l'armée se dispersât. Les autres disaient: «Mieux aimons-nous y dépenser tout notre avoir et aller pauvres à l'armée que de la laisser rompre, car Dieu nous le rendra bien quand il lui plaira.»

Alors le comte de Flandre commença à bailler tout ce qu'il avait et tout ce qu'il put emprunter, et le comte Louis, et le marquis de Montferrat, et le comte Hugues de Saint-Pol, et ceux qui se tenaient de leur parti; alors vous eussiez vu porter beaucoup de belle vaisselle d'or et d'argent à l'hôtel du duc pour faire le payement. Et quand ils eurent payé, il manqua du prix convenu 34,000 marcs d'argent. Et de cela furent très-joyeux ceux qui les avaient mis en défaut, en ne voulant rien donner; ils croyaient bien alors que l'armée allait se rompre et se dépecer. Mais Dieu, qui conseille ceux qui sont privés de conseils, ne le veut pas permettre.

Alors le duc parla à son peuple, et leur dit: «Seigneurs, ces gens ne nous peuvent plus payer, et tout ce qu'ils nous ont payé, nous l'avons gagné en vertu des conventions qu'ils ne peuvent plus tenir; mais notre droit ne saurait aller jusque là: nous et notre pays en recevrions grand blâme. Demandons-leur plutôt un service. Le roi de Hongrie nous a pris Zara en Dalmatie, qui est une des plus fortes villes du monde; jamais elle ne sera reprise par les forces que nous avons, si ces gens ne nous aident. Demandons leur qu'ils aient à la conquérir, et nous leur donnerons pour les 30,000 marcs d'argent qu'ils nous doivent un répit jusqu'à ce que Dieu nous permette de les conquérir ensemble eux et nous.» Ainsi fut ce service demandé aux barons, et très-contrariés furent ceux qui auraient voulu que l'armée se rompît; cependant on accorda ce que demandaient les Vénitiens.

Alors on tint une assemblée, un dimanche, dans l'église Saint-Marc. C'était une grande fête; y fut le peuple du pays, et la plupart des barons et des pèlerins. Avant que la grand'messe commençât, le duc de Venise, qui s'appelait Henri Dandole, monta au pupitre, parla au peuple, et leur dit: «Seigneurs, vous êtes associés avec la plus brave nation du monde et pour la plus grande affaire que jamais on entreprit: Je suis vieux et faible, j'aurais besoin de repos et je suis embarrassé de mon corps; mais je vois que nul ne vous saurait gouverner et conduire comme moi, qui suis votre seigneur. Si vous vouliez permettre que je prisse le signe de la croix pour aller avec vous et vous conduire, et que mon fils demeurât à ma place pour conserver l'État, j'irais vivre ou mourir avec vous et avec les pèlerins.» Quand ceux-ci entendirent ces paroles, ils s'écrièrent tout d'une voix: «Nous vous prions pour Dieu que vous l'accordiez et que vous le fassiez et que vous vous en veniez avec nous.»

Il y eut alors grande compassion dans le peuple du pays et chez les pèlerins, et mainte larme pleurée, de ce que cet homme de bien, qui avait si belle occasion de rester à Venise, montrait tant de courage; car il était vieux, et quoiqu'il eût les yeux encore beaux, il n'y voyait goutte, parce qu'il avait perdu la vue par une plaie qu'il reçut à la tête. Ah! combien lui ressemblaient peu ceux qui étaient allés dans d'autres ports pour esquiver le péril. Alors le duc descendit du pupitre, alla devant l'autel, et se mit à genoux en pleurant, et ils lui cousirent la croix sur un grand chapeau de coton, parce qu'il voulait que le peuple la vît. Et les Vénitiens commencèrent à se croiser à foison en ce jour. Nos pèlerins eurent bien grande joie et bien grande compassion de cette croix, à cause du bon sens et de la prouesse que le duc avait en lui. Ainsi fut croisé le duc, comme vous l'avez entendu. Alors il commença à livrer les navires, les galères et les vissiers aux barons pour s'embarquer.

Alexis demande du secours aux Vénitiens.

Maintenant écoutez une des plus grandes merveilles et des plus grandes aventures que vous ayez jamais entendues. A ce temps, il y eut un empereur à Constantinople qui s'appelait Isaac, et qui avait un frère appelé Alexis, qu'il avait racheté de prison des Turcs. Icelui Alexis s'empara de son frère l'empereur, et lui arracha les yeux de la tête, et se fit empereur par la trahison que vous venez d'entendre. Il le tint longtemps en prison et un sien fils qui s'appelait Alexis. Ce fils s'échappa de prison et s'enfuit sur un vaisseau jusque dans une ville sur la mer qui s'appelle Ancône. De là il alla auprès de Philippe d'Allemagne, qui avait épousé sa sœur. De là il vint à Vérone en Lombardie, et hébergea dans la ville, et trouva assez de pèlerins qui s'en venaient à l'armée. Ceux qui l'avaient aidé à s'échapper et qui étaient avec lui lui dirent: «Sire, voici une armée à Venise près de nous, composée de la plus brave nation et des meilleurs chevaliers du monde qui vont outre-mer. Va leur crier miséricorde; qu'ils aient pitié de toi, de ton père, qui êtes déshérités si injustement; et s'ils te voulaient aider, tu feras tout ce qu'ils demanderont. J'ai espoir qu'il leur en prendra pitié.» Et il dit qu'il le fera bien volontiers et que ce conseil est bon.

Il envoya donc ses messagers; il en envoya au marquis Boniface de Montferrat, qui était le sire de l'armée, et aux autres barons. Et quand les barons les virent, ils en furent très-étonnés, et leur répondirent: «Nous entendons bien ce que vous dites. Nous enverrons quelques-uns de nous au roi Philippe avec votre maître, qui va vers lui. S'il nous veut aider à recouvrer la terre d'outre-mer, nous l'aiderons à conquérir son royaume, que nous savons avoir été enlevé à tort à lui et à son père.»

Les croisés à Zara.
1202.

On répartit les navires et les bateaux entre les barons. Ha Dieu! que de bons destriers on y mit! et quand les navires furent chargés d'armes et de viandes, et de chevaliers et de sergents, les écus furent rangés le long des bords des navires et sur les poupes, ainsi que les bannières, dont il y en avait tant de belles. Et sachez qu'ils portèrent sur les vaisseaux plus de trois cents pierriers, et mangonneaux, et quantité d'engins qui sont nécessaires pour prendre villes. Jamais plus belle flotte ne partit d'aucun port.

La veille de la Saint-Martin ils arrivèrent devant Zara en Dalmatie, et virent la cité fermée de hauts murs et de hautes tours; malaisément on demanderait ville plus belle, plus forte et plus riche. Quand les pèlerins la virent, ils s'émerveillèrent beaucoup, et se dirent les uns aux autres: Comment pourrait être prise de force pareille ville, si Dieu lui-même ne le fait? Les premiers vaisseaux vinrent devant la ville, y jetèrent l'ancre, et attendirent les autres. Le lendemain matin, par un jour beau et très-clair, arrivèrent toutes les galères, et les bateaux et les autres navires qui étaient arriérés. Ils prirent le port par force, rompirent la chaîne, qui était très-forte, et descendirent à terre, si bien que le port fut entre eux et la ville. Alors vous eussiez vu sortir des vaisseaux maints chevaliers et maints sergents, tirer des bateaux maints bons destriers, et mainte riche tente, et maint pavillon. Ainsi se logea l'armée, et Zara fut assiégé le jour de la Saint-Martin. A ce moment n'étaient pas encore arrivés tous les barons, car encore n'était pas venu le marquis de Montferrat, qui était resté en arrière pour affaire qu'il avait. Étienne du Perche demeura malade à Venise, ainsi que Matthieu de Montmorency. Quand ils furent guéris, Matthieu de Montmorency s'en vint auprès de l'armée à Zara; mais Étienne du Perche ne fit pas si bien, car il déguerpit de l'armée, et s'en alla séjourner en Pouille. Avec lui s'en alla Rotrou de Montfort, et Ives de la Valle, et maints autres qui en furent beaucoup blâmés et qui passèrent au printemps en Syrie.

Le lendemain de la Saint-Martin, ceux de Zara sortirent, et vinrent parler au duc de Venise, qui était en sa tente; ils lui dirent qu'ils rendraient la ville et tous leurs biens à discrétion, leur vie restant sauve. Le duc leur dit qu'il ne ferait ce traité, ni un autre, sans se consulter avec les comtes et les barons, et qu'il irait leur en parler. Pendant que le duc conférait avec eux, ceux dont on vous a parlé précédemment, qui voulaient rompre l'armée, dirent aux messagers: «Pourquoi voulez-vous rendre votre ville? Les pèlerins ne vous attaqueront pas, vous n'avez rien à craindre d'eux; si vous pouvez vous défendre des Vénitiens, vous êtes sauvés.» Là-dessus ils envoyèrent l'un d'entre eux, qui s'appelait Robert de Boves, qui alla aux murs de la ville et leur parla de la même manière. Alors rentrèrent les messagers dans la ville, et le traité en demeura là.

Pendant ce temps le duc de Venise était venu vers les comtes et les barons, et leur avait dit: «Seigneur, les habitants veulent rendre leur ville à discrétion, en conservant la vie sauve; je ne veux faire ce traité ni un autre, sinon par votre avis.» Les barons lui répondirent: «Sire, nous vous approuvons, et même nous vous prions de faire ce traité.» Et il dit qu'il le ferait. Puis ils s'en retournèrent tous ensemble au pavillon du duc pour faire le traité, et ils trouvèrent que les messagers s'en étaient allés par les conseils de ceux qui voulaient rompre l'armée. Et alors se leva un abbé des Vaux de Cernay, de l'ordre de Citeaux, qui leur dit: «Seigneurs, je vous défends, de par l'apostole de Rome, d'attaquer cette ville, car elle est peuplée de chrétiens, et vous êtes pèlerins.» Et quand le duc entendit cela il en fut très-irrité, et dit aux comtes et aux barons: «Seigneurs, je tenais cette ville à ma discrétion, et vos gens me l'ont enlevée, et vous étiez convenu que vous m'aideriez à la prendre, et je vous somme de le faire.»

Alors les comtes et les barons et ceux qui étaient de leur parti se réunirent, et dirent: «Ceux qui ont empêché de conclure le traité ont fait un grand outrage, et il ne se passe pas jour qu'ils ne se donnent beaucoup de peine pour dissoudre l'armée. Or, nous serons honnis si nous n'aidons pas à la prendre.» Ils vinrent vers le duc, et lui dirent: «Sire, nous vous aiderons à prendre la ville en dépit de ceux qui vous ont empêché de l'avoir.» Ainsi fut prise la résolution. Et au matin ils allèrent s'établir devant les portes de la ville, et y dressèrent leurs pierriers, leurs mangonneaux et les autres engins, dont ils avaient grand nombre; du côté de la mer, ils dressèrent les échelles sur les vaisseaux. Alors ils commencèrent à lancer des pierres contre les murs et les tours de là ville. Cette attaque dura bien cinq jours, après quoi ils mirent leurs trancheurs à une tour, et ceux-ci commencèrent à trancher le mur. Quand ceux de dedans virent cela, ils demandèrent un traité, tout semblable à celui qu'ils avaient refusé par le conseil de ceux qui voulaient rompre l'armée.

Ainsi la ville se rendit à discrétion au duc de Venise, la vie sauve assurée aux habitants. Alors vint le duc auprès des comtes et des barons, et leur dit: «Seigneurs, nous avons conquis cette ville par la grâce de Dieu et par la vôtre. L'hiver est venu, et nous ne pouvons partir d'ici avant Pâques, car nous ne trouverions pas à vivre autre part, tandis que cette ville est riche et garnie de tous biens. Partageons-la entre nous; nous en prendrons la moitié, et vous l'autre.» Ainsi comme il fut dit, il fut fait. Les Vénitiens eurent la partie vers le port où étaient les navires, et les Français eurent l'autre.

Le prince de Constantinople envoie des députés à Zara.

Des messagers du roi Philippe et du prince de Constantinople étant arrivés d'Allemagne, les barons et le duc s'assemblèrent dans un palais où le duc était logé. Alors les messagers dirent: «Seigneurs, le roi Philippe et le fils de l'empereur de Constantinople, qui est le frère de sa femme, nous envoient vers vous. Le roi vous dit: Je vous enverrai le frère de ma femme, et je le mets en la main de Dieu, qui le garde de la mort, et en la vôtre. Puisque vous vous êtes consacrés au service de Dieu, du droit et de la justice, vous devez rendre leur héritage, si vous le pouvez, à ceux qui en sont privés injustement. Le prince vous fera le traité le plus avantageux qui fut jamais, et vous donnera la plus grande aide pour conquérir la terre d'outre-mer. Tout d'abord, si Dieu permet que vous le remettiez en son héritage, il mettra tout l'empire de Romanie [145] sous l'obédience de Rome, dont il faisait partie jadis. Après, il sait que vous avez mis votre bien dans cette guerre et que vous êtes pauvres; aussi il vous donnera 200,000 marcs d'argent, et la nourriture à tous ceux de l'armée, petits et grands. Il ira en personne avec vous en Égypte, ou enverra, si vous croyez que cela sera mieux, dix mille hommes à sa solde. Et il vous fera ce service pendant un an; et pendant toute sa vie il tiendra cinq cents chevaliers en terre d'outre-mer qui la garderont, et ceux-ci seront encore à sa solde. Seigneurs, font les messagers, nous avons plein pouvoir pour traiter sur ces conditions, si vous voulez garantir celles qu'on vous demande. Et sachez que jamais on n'offrit à personne traité si avantageux. Hé! n'aurait pas grande envie de conquêter qui refuserait cela.» Les barons répondirent qu'ils en parleraient entre eux, et une assemblée fut convoquée pour le lendemain. Quand ils furent ensemble, on s'occupa de ces propositions.

Là on parla de part et d'autre. L'abbé des Vaux de Cernay, qui était de l'ordre de Cîteaux, et ceux qui voulaient rompre l'armée dirent qu'ils n'accepteraient pas la proposition; que ce serait faire la guerre à des chrétiens, et qu'ils n'étaient pas disposés à cela; mais qu'ils voulaient aller en Syrie. L'autre partie leur répondit: «Beaux Seigneurs, en Syrie vous ne pouvez rien faire, et vous le voyez bien par ceux mêmes qui nous ont déguerpis et se sont en allés par d'autres ports. Sachez que ce sera par l'Egypte ou par la Grèce que la terre sainte sera recouvrée, si jamais elle l'est. Et si nous refusons ce traité, nous serons honnis à toujours.»

Ainsi était en discorde l'armée; et ne vous étonnez pas si les laïques étaient en querelle, puisque les moines blancs de Cîteaux étaient aussi en discorde. L'abbé de Los, qui était un saint homme et fort sage, et les autres abbés qui étaient de son avis, priaient et suppliaient pour que, par l'amour de Dieu, l'armée ne se rompît pas et qu'on acceptât la proposition, car c'était le meilleur moyen pour recouvrer la terre d'outre-mer. L'abbé des Vaux, au contraire, et ceux de son parti prêchaient aussi souvent, et disaient que c'était mauvais, qu'il fallait aller en Syrie et y faire ce qu'on pourrait.

Alors Boniface, le marquis de Montferrat, et Baudouin le comte de Flandres, et le comte Louis, et le comte Hugues de Saint-Pol, et ceux de leur parti, vinrent, et dirent qu'ils feraient cette convention, parce qu'ils seraient honnis s'ils ne la faisaient pas. Ils s'en allèrent à l'hôtel du duc, et furent alors mandés les messagers, et jurèrent le traité tel que vous l'avez vu précédemment, et par serment et par chartes scellées...... et on fixa l'époque de l'arrivée du prince de Constantinople, et ce fut à la quinzaine après Pâques.

Les croisés envoient des députés au Pape.

Les barons consultèrent ensemble, et décidèrent qu'ils enverraient à Rome des messagers auprès de l'apostole, parce qu'il leur savait mauvais gré de la prise de Zara. Ils choisirent pour messagers deux chevaliers et deux clercs, qu'ils savaient être bons pour ce message. Des deux clercs, l'un fut Nivelon l'évêque de Soissons, et maître Jean de Noyon, qui était chancelier du comte de Flandre; les deux chevaliers furent Jean de Friaise et Robert de Boves. Les messagers jurèrent sur les saints livres qu'ils feraient le message loyalement et en bonne foi et qu'ils reviendraient à l'armée.

Trois d'entre eux tinrent bien leur serment, et le quatrième mal, et ce fut Robert de Boves; car il fit le message du plus mal qu'il put, se parjura et s'en alla en Syrie auprès des autres de son parti. Mais les autres firent bien, dirent leur message comme l'avaient ordonné les barons, et dirent à l'apostole: «Les barons vous demandent pardon de la prise de Zara, l'ayant fait comme ce qu'ils pouvaient faire de mieux par la faute de ceux qui étaient allés à d'autres ports, et sans quoi ils n'auraient pu rester réunis; et sur cela, ils vous demandent comme à leur bon père que vous leur donniez vos commandements, qu'ils sont prêts à exécuter.» L'apostole répondit aux messagers qu'il savait bien que par la faute des autres ils avaient été obligés de mal faire, qu'il en avait compassion; après, il donna aux barons et aux pèlerins la bénédiction et l'absolution comme à ses enfants, et leur commanda et les pria de conserver l'armée réunie, car il savait bien que sans cette armée ne pouvait être fait le service de Dieu. Il donna plein pouvoir à Nivelon, l'évêque de Soissons, et à maître Jean de Noyon de lier et délier les pèlerins jusqu'à ce qu'un cardinal fût venu joindre l'armée.

Les croisés vont à Corfou.

Le carême étant venu, les pèlerins préparèrent leurs vaisseaux pour partir à la Pâque. Quand les nefs furent chargées, le lendemain de la Pâque, les pèlerins se logèrent hors de la ville sur le port, et les Vénitiens firent abattre la ville, et les tours et les murs........ Alors commencèrent à partir les vaisseaux et les bateaux, et il fut convenu qu'ils iraient prendre port à Corfou, qui est une île de Romanie, et que les premiers attendraient les derniers jusqu'à ce qu'ils fussent tous réunis; et ainsi firent-ils. Mais avant que le duc et le marquis partissent du port de Zara, arriva Alexis, le fils de l'empereur Isaac de Constantinople, que Philippe, roi d'Allemagne, leur avait envoyé, et il fut reçu avec grande joie et beaucoup d'honneurs. Le duc lui donna galères et vaisseaux, tant qu'il en voulut; puis ils partirent du port de Zara, eurent bon vent, et arrivèrent à Durazzo, dont les habitants rendirent volontiers la ville à leur seigneur, quand ils le virent, et lui firent serment de fidélité. Partis de là, ils vinrent à Corfou, et trouvèrent l'armée qui était campée devant la ville et qui avait tendu tentes et pavillons, et qui avait sorti les chevaux des bateaux pour les reposer. Après qu'ils eurent appris que le fils de l'empereur de Constantinople était arrivé, vous eussiez vu maint brave chevalier et maint bon sergent aller à sa rencontre et conduire maint beau destrier. Ils l'accueillirent avec beaucoup de joie et d'honneurs, puis il fit tendre sa tente au milieu de l'armée, à côté de celle du marquis de Montferrat, à la garde de qui le roi Philippe l'avait confié. Ils séjournèrent pendant trois semaines en cette île, qui est très-riche et plantureuse.

Les croisés arrivent à Constantinople.
Après avoir relâché à Andros et à Abydos, les croisés se dirigent sur Constantinople.

Ils partirent tous ensemble du port d'Abydos. Vous eussiez pu voir alors le bras de Saint-Georges [146] couvert et comme fleuri de nefs et de galères, et c'était merveille de regarder ce beau spectacle. Ils remontèrent le bras de Saint-Georges jusqu'à Saint-Étienne, abbaye qui est à trois lieues de Constantinople, et alors ils virent cette ville dans tout son ensemble. Les matelots jetèrent l'ancre. Vous pouvez savoir que beaucoup admirèrent Constantinople, qui ne l'avaient jamais vue et qui ne pouvaient pas croire qu'une si grande ville pût se trouver dans tout le monde. Quand ils virent ces murs élevés, et ces belles tours dont la ville était enclose tout autour à la ronde, et ces riches palais, et ces hautes églises dont le nombre était tel qu'on ne pourrait le croire si on ne les voyait pas de ses yeux, et la longueur et la largeur de la ville, on vit bien que de toutes les autres elle était la souveraine. Et sachez qu'il n'y avait homme si hardi à qui le cœur ne frémit, et ce ne fut pas sans raison, car jamais si grande affaire n'avait été entreprise depuis que le monde était créé.

Alors descendirent à terre les comtes et les barons et le duc de Venise, et ils tinrent leur assemblée à l'abbaye de Saint-Étienne. Là fut donné et pris maint avis. Toutes les paroles qui furent dites alors, ce livre ne vous les contera pas, mais à la fin du conseil le duc de Venise se leva, et dit: «Seigneurs, je connais mieux que vous l'état de ce pays, car j'y ai été autrefois. Vous avez entrepris l'affaire la plus difficile et la plus périlleuse qu'on ait jamais entreprise; aussi convient-il que l'on aille sagement. Sachez que si nous débarquons, le pays est grand et étendu, et que nos gens sont pauvres et privés de vivres; alors ils se répandront par le pays pour chercher de la nourriture; or, le pays est très-peuplé; quoi que nous fassions, nous perdrions de nos hommes, et nous n'avons pas besoin d'en perdre, car nous avons bien peu de soldats pour ce que nous voulons faire. Il y a ici près des îles [147] que vous pouvez voir d'ici, qui sont habitées, cultivées en blé et remplies de vivres. Allons y prendre port, et recueillons les blés et les vivres du pays. Et quand nous les aurons recueillis, allons devant la ville, et nous ferons ce que Dieu nous inspirera. Car plus sûrement guerroie celui qui a vivres que celui qui n'en a pas.»

Les comtes et les barons s'accordèrent à cet avis, et tous s'en allèrent à leurs vaisseaux et s'y reposèrent cette nuit. Et au matin, qui était le jour de la fête de monseigneur saint Jean-Baptiste en juin, on hissa les bannières et les gonfanons sur les châteaux de poupe des vaisseaux, et les écus furent disposés sur le bord des navires; chacun regardait ses armes, dont il allait avoir bientôt besoin pour se défendre.

Les mariniers lèvent les ancres et laissent les voiles au vent aller, et Dieu leur donna bon vent, tel qu'il leur convenait; aussi passèrent-ils devant Constantinople et si près des murs et des tours qu'on tira sur plus d'un vaisseau. Il y avait tant de gens sur les murs et sur les tours, qu'il semblait qu'il n'y eût rien autre chose. Ainsi Dieu empêcha de suivre la résolution qui avait été prise le soir précédent d'aller aux îles, comme si chacun n'en avait jamais entendu parler. Et maintenant ils filent sur la terre ferme aussi droit qu'ils peuvent, et ils prirent terre devant un palais de l'empereur Alexis [148], dans un lieu appelé Chalcédoine, vis-à-vis Constantinople, sur l'autre rive du bras, du côté de la Turquie. Ce palais était un des plus beaux et des plus agréables que les yeux puissent regarder, à cause de toutes les délices qui conviennent à un homme et qu'il doit y avoir en maison de prince.

Les comtes et les barons descendirent à terre, et s'hébergèrent dans le palais et autour de la ville, et plusieurs dressèrent leurs tentes. Alors on sortit les chevaux hors des bateaux, et les chevaliers et les sergents furent mis à terre avec toutes les armes, si bien qu'il ne resta sur les vaisseaux que les mariniers. La contrée était belle et riche et plantureuse en tous biens, et couverte de meules de blé qui avaient été moissonnées dans les champs; tant que chacun en voulut prendre, il en prit. Ils séjournèrent encore le lendemain en ce palais; et le troisième jour Dieu leur donna bon vent, et les mariniers levèrent l'ancre et dressèrent les voiles au vent. Ils allèrent ainsi à une lieue au-dessus de Constantinople, à un autre palais de l'empereur Alexis, qui était appelé le Scutaire [149]; là on ancra tous les bâtiments de la flotte. La chevalerie qui était hébergée au palais de Chalcédoine marcha par terre, côtoyant Constantinople, et alla aussi camper à Scutari.

Quand l'empereur Alexis vit cela, il fit aussi sortir son armée de Constantinople et la campa sur l'autre rive du bras, en face des croisés; il fit dresser les tentes, afin qu'ils ne puissent débarquer malgré lui. L'armée des Français séjourna là pendant neuf jours, durant lesquels ceux qui avaient besoin de vivres en firent provision, et c'étaient tous ceux de l'armée. Pendant ce séjour, une compagnie de braves gens sortit du camp pour garder l'armée et empêcher qu'on ne vînt la surprendre, et les fourriers explorèrent le pays. De cette compagnie fut Eudes le Champenois de Champlite, Guillaume son frère, Ogier de Saint-Chéron, Manassès de Lille, et un comte de Lombardie qui était de la maison du marquis de Montferrat; ils avaient bien avec eux quatre-vingts braves chevaliers. Ils aperçurent des tentes au pied d'une montagne, au moins à trois lieues du camp; c'était le grand-duc de l'empereur de Constantinople, qui avait avec lui au moins cinq cents chevaliers grecs. Quand les nôtres les virent, ils se partagèrent en quatre batailles et décidèrent qu'ils les iraient attaquer. Quand les Grecs les aperçurent, ils disposèrent leurs gens et leurs batailles, se rangèrent devant les tentes, et nous attendirent; mais les nôtres les chargèrent vigoureusement. Grâce à Dieu, notre Seigneur, cette mêlée ne dura qu'un peu; les Grecs tournèrent le dos, et furent ainsi déconfits à la première rencontre. Les nôtres leur donnèrent la chasse pendant une grande lieue. Ils gagnèrent là assez de chevaux, roussins, palefrois et mulets, tentes et pavillons et bien d'autres objets; puis ils revinrent au camp, où ils furent bien accueillis, et partagèrent le butin comme ils devaient.

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