L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
INSTRUCTIONS DE SAINT-LOUIS AU LIT DE MORT, ADRESSÉES
A SON FILS PHILIPPE LE HARDI [263].
1270.
Cher fils, pour ce que je désire de tout mon cœur que tu sois bien enseigné en toutes choses, j'ai pensé que tu recevrais plusieurs enseignements de cet écrit, car je t'ai ouï dire aucunes fois que tu retiendrais plus de moi que de tout autre.
Cher fils, je t'enseigne premièrement que tu aimes Dieu de tout ton cœur et de tout ton pouvoir, car sans cela nul ne peut rien valoir; tu te dois garder de toutes choses que tu penseras devoir lui déplaire, et qui sont en ton pouvoir, et spécialement tu dois avoir cette volonté que tu ne fasses péché mortel pour nulle chose qui puisse arriver, et qu'avant tu souffrirais tous tes membres être hachés et ta vie enlevée par le plus cruel martyre plutôt que tu ne fasses péché mortel avec connaissance.
Si Notre-Seigneur t'envoie aucune persécution ou maladie ou autre chose, tu la dois souffrir débonnairement, et l'en dois remercier et savoir bon gré; car tu dois penser qu'il l'a fait pour ton bien, et tu dois encore penser que tu l'as bien mérité, et plus encore s'il le veut, pour ce que tu l'as peu aimé et peu servi et pour ce que tu as fait maintes choses contre sa volonté.
Si Notre-Seigneur t'envoie aucune prospérité ou de santé de corps ou d'autre chose, tu l'en dois remercier humblement, et tu dois prendre garde que de ce tu ne te décries, ni par orgueil, ni par autre tort, car c'est grand péché que de guerroyer Notre-Seigneur de ses dons.
Cher fils, je t'enseigne que tu choisisses toujours confesseur de sainte vie et suffisante science, par quoi tu sois enseigné des choses que tu dois éviter et des choses que tu dois faire; et aies telle manière en toi par laquelle tes confesseurs et amis t'osent hardiment enseigner et reprendre.
Cher fils, je t'enseigne que tu entendes volontiers le service de sainte Église; et quand tu seras à la chapelle, garde-toi d'oser parler vaines paroles. Tes oraisons dis avec recueillement ou par bouche ou de pensée, et spécialement sois plus attentif à l'oraison quand le corps de Notre-Seigneur sera présent à la messe.
Cher fils, aie le cœur compatissant envers les pauvres et envers tous ceux que tu penseras qui ont souffrance de cœur ou de corps, et suivant ton pouvoir, soulage-les volontiers de consolations ou d'aumônes; si tu as malaise de cœur, dis-le à ton confesseur ou à tout autre que tu penses qui soit loyal ou qui te sache bien garder secret; pour ce que tu sois plus en paix, ne fais que choses que tu puisses dire.
Cher fils, aie volontiers la compagnie des bonnes gens avec toi, soit de religion, soit du siècle, et esquive la compagnie des mauvais; aie volontiers bons parlements avec les bons, et écoute volontiers parler de Notre-Seigneur en sermons; et en privé pourchasse volontiers les pardons. Aime le bien en autrui et hais le mal, et ne souffre pas que l'on dise devant toi paroles qui puissent attirer gens à péché. N'écoute pas volontiers médire d'autrui ni nulle parole qui tourne à mépris de Notre-Seigneur, ou de Notre-Dame, ou des saints. Telle parole ne souffre sans en prendre vengeance; que si elle venoit de clerc ou de si grande personne que tu ne puisses punir, fais-le dire à celui qui pourrait en faire justice.
Cher fils, prends garde que tu sois si bon en toutes choses, que par là il appert que tu reconnaisses les bontés et les honneurs que Notre-Seigneur t'a faits, en telle manière que s'il plaisoit à Notre-Seigneur que tu vinsses à l'honneur de gouverner le royaume, tu fusses digne de recevoir la sainte onction dont les rois de France sont sacrés.
Cher fils, s'il advient que tu parviennes au royaume, prends soin d'avoir les qualités qui appartiennent aux rois, c'est-à-dire que tu sois si juste que tu ne t'écartes de la justice, quelque chose qui puisse arriver. S'il advient qu'il y ait querelle entre un pauvre et un riche, soutiens de préférence le pauvre au riche, jusqu'à ce que tu saches vérité; et quand tu la connaîtras, fais justice. S'il advient que tu aies querelle contre autrui, soutiens la querelle de l'étranger devant ton conseil; ne fais pas semblant d'aimer trop ta querelle, jusqu'à ce que tu connaisses la vérité; car ceux de ton conseil pourraient craindre de parler contre toi, ce que tu ne dois pas vouloir.
Cher fils, si tu apprends que tu possèdes quelque chose à tort ou de ton temps ou de celui de tes ancêtres, aussitôt rends-le, toute grande que soit la chose, en terre, deniers ou autre chose. Si la chose est obscure, par quoi tu n'en puisses savoir la vérité, fais telle paix par conseil de prud'hommes par quoi ton âme et celle de tes ancêtres soient du tout délivrées; et si jamais tu entends dire que tes ancêtres aient restitué, mets toujours soin à savoir si rien ne reste encore à rendre, et si tu le trouves, fais-le rendre aussitôt pour la délivrance de ton âme et de celle de tes ancêtres.
Sois bien diligent de faire garder en ta terre toutes manières de gens, et spécialement les personnes de sainte Église; défends qu'on ne leur fasse tort ni violence en leurs personnes ou en leurs biens, et je veux te rappeler une parole que dit le roi Philippe, un de mes aïeux, comme un de son conseil m'a dit l'avoir entendu. Le roi était un jour avec son conseil privé, et disaient ceux de son conseil que les clers lui faisaient grand tort, et que l'on s'émerveillait comment il le souffrait. Il répondit: Je crois bien qu'ils me font grand tort; mais quand je pense aux honneurs que Notre-Seigneur me fait, je préfère de beaucoup souffrir mon dommage que faire chose par laquelle il arrive esclandre entre moi et sainte Église. Je te remémore ceci pour que tu ne sois pas léger à croire autrui contre les personnes de sainte Église. De telle façon les dois honorer et garder qu'ils puissent faire le service de Notre-Seigneur en paix; ainsi t'enseigné-je que tu aimes principalement les gens de religion, et les secoures volontiers dans leurs besoins; et ceux que tu penseras par lesquels Notre-Seigneur est le plus honoré et servi, ceux-là aime-les plus que les autres.
Cher fils, je t'enseigne que tu aimes et honores ta mère, et que tu retiennes volontiers et observes ses bons enseignements, et sois enclin à croire ses bons conseils; aime tes frères et veuille toujours leur bien et avancement, et leur tiens lieu de père pour les enseigner à tous biens; et prends garde que par amour pour qui que ce soit tu ne déclines de bien faire ni ne fasses chose que tu ne doives.
Cher fils, je t'enseigne que tous les bénéfices de sainte Église que tu auras à donner, tu les donnes à bonnes personnes par grand conseil de prud'hommes, et il me semble qu'il vaut mieux que tu donnes à ceux qui n'ont rien et qui en feront bon emploi; si les cherche bien.
Cher fils, je t'enseigne que tu te défendes, autant que cela te sera possible, d'avoir guerre avec nul chrétien, et si l'on te fait tort, essaye plusieurs voies pour savoir si tu ne pourras trouver moyen de recouvrer ton droit avant de faire guerre, et aie attention que ce soit pour éviter les péchés qui se font en guerre. Et s'il advient qu'il te la convienne faire, commande diligemment que les pauvres gens qui n'ont fautes ou forfaits soient gardés, que dommage ne leur vienne ni par incendie ni par autre chose; car il te vaudrait encore mieux que tu aies à craindre le malfaiteur, pour prendre ses villes ou ses châteaux par force de siége; et garde que tu sois bien conseillé avant que tu meuves nulle guerre, que la cause soit beaucoup raisonnable et que tu aies bien sommé le malfaiteur et autant attendu comme tu le devras.
Cher fils, je t'enseigne que les guerres et débats qui seront en ta terre ou entre tes hommes, tu te mettes en peine, autant que tu le pourras, de les apaiser; car c'est une chose qui plaît beaucoup à Notre-Seigneur; et messire saint Martin nous a donné très-grand exemple, car il alla pour mettre concorde entre les clercs qui étaient en l'archevêché, au temps qu'il savait par Notre-Seigneur qu'il devait mourir; et il lui sembla que par là il mettait bonne fin à sa vie.
Cher fils, prends garde qu'il y ait bons baillis et bons prévôts en ta terre, et fais souvent prendre garde qu'ils fassent bien justice et qu'ils ne fassent à autrui tort ni chose qu'ils ne doivent; de même ceux qui sont en ton hôtel, fais prendre garde qu'ils ne fassent aucune injustice; car combien que tu dois haïr tout mal fait à autrui, tu dois plus haïr le mal qui viendrait de ceux qui de toi reçoivent le pouvoir, que tu ne dois des autres; et plus dois garder et défendre que cela n'advienne.
Cher fils, je t'enseigne que tu sois toujours dévoué à l'Église de Rome et à notre saint père le Pape, et lui portes respect et honneur, comme tu le dois à ton père spirituel.
Cher fils, donne volontiers pouvoir à gens de bonne volonté qui en sachent bien user, et mets grande peine à ce que les péchés soient ôtés en ta terre, c'est-à-dire le vilain serment [264] en toutes choses qui se fait ou dit à mépris de Dieu ou de Notre-Dame et des saints, péchés de corps, jeux de dés, taverniers et autres péchés. Fais abattre en ta terre, sagement et en bonne manière, les traîtres à ton pouvoir; fais-les chasser de ta terre et les autres mauvaises gens, tant qu'elle en soit bien purgée. Lorsque, par sage conseil de bonnes gens, tu entendras quelque chose à bien faire, avance-les par tout ton pouvoir; mets grand soin à ce que tu fasses reconnaître les bontés que Notre-Seigneur t'aura faites et que tu l'en saches remercier.
Cher fils, je t'enseigne que tu mettes grande entente à ce que les deniers que tu dépenseras soient en bon usage dépensés, et qu'ils soient levés justement; c'est un sens que je voudrais que tu eusses beaucoup, c'est-à-dire que tu te gardasses de folles dépenses et de mauvaises prises, et que tous les deniers fussent bien pris et bien employés; et ce sens t'enseigne Notre-Seigneur, avec les autres sens qui te sont profitables et convenables.
Cher fils, je te prie que, s'il plaît à Notre-Seigneur que je trépasse de cette vie avant toi, que tu me fasses aider par messes et oraisons, et que tu envoies par les congrégations du royaume de France pour leur faire demander prière pour mon âme, et que tu entendes à tous les biens que tu feras, que Notre-Seigneur m'y donne part.
Cher fils, je te donne toute la bénédiction que le père peut et doit donner à son fils, et prie Notre-Seigneur Dieu Jésus-Christ que par sa grande miséricorde et par les prières et par les mérites de sa bienheureuse mère la vierge Marie, et des anges et des archanges, et de tous saints et de toutes saintes, qu'il te garde et défende que tu ne fasses chose qui soit contre sa volonté, et qu'il te donne grâce de faire sa volonté, et qu'il soit servi et honoré par toi; et puisse-t-il accorder à toi et à moi, par sa grande générosité, qu'après cette mortelle vie nous puissions venir à lui pour la vie éternelle, là où nous puissions le voir, aimer et louer sans fin. Amen.
A lui soit gloire, honneur et louange, qui est un Dieu avec le Père et le Saint-Esprit, sans commencement et sans fin. Amen.
SAINT LOUIS.
Ses saintes paroles et ses bons enseignements.
Au nom de Dieu le Tout-puissant, moi Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne, fais écrire la vie de notre saint Louis, ce que je vis et entendis par l'espace de six ans que je fus en sa compagnie au pèlerinage d'outre-mer et depuis que nous revînmes. Et avant que je vous conte de ses grands faits et de sa chevalerie, je vous conterai d'abord ce que je vis et entendis de ses saintes paroles et de ses bons enseignements, pour qu'ils soient placés dans un ordre convenable et pour édifier ceux qui les entendront.
Ce saint homme aima Dieu de tout son cœur, et agit en conséquence. Il y parut bien en ce que, de même que Dieu mourut pour l'amour qu'il avait pour son peuple, il mit son corps en aventure de mort par plusieurs fois pour l'amour qu'il avait pour son peuple, ce qu'il pouvait bien éviter s'il eût voulu, comme vous l'entendrez ci-après. L'amour qu'il avait pour son peuple parut à ce qu'il dit à son fils aîné pendant une grave maladie qu'il eut à Fontainebleau: «Beau fils, fit-il, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume; car vraiment j'aimerais mieux qu'un Écossais vînt d'Écosse et gouvernât bien et loyalement le royaume, que tu le gouvernasses mal et au su de tout le monde.» Le saint aima tant la vérité, que même aux Sarrasins ne voulut-il pas mentir de ce qu'il était convenu, ainsi que vous l'entendrez ci-après. De la bouche il fut si sobre, que nul jour de ma vie je ne l'ai entendu parler d'aucunes nourritures, comme font maintes personnes riches; au contraire, il mangeait patiemment ce que ses cuisiniers servaient devant lui. Il était modéré dans ses paroles; car nul jour de ma vie je ne lui ai entendu mal dire de quelqu'un, ni jamais nommer le diable, dont le nom est bien répandu dans le royaume, ce qui, je crois, ne plaît pas à Dieu. Il trempait son vin par modération, selon ce qu'il voyait que le vin le pouvait supporter. Il me demanda en Chypre pourquoi je ne mettais pas de l'eau dans mon vin; et je lui dis que les physiciens [265] me le faisaient faire, parce que j'avais une grosse tête et un estomac froid et que je ne pouvais pas m'enivrer. Et il me dit qu'ils me trompaient; car si je ne le trempais dans ma jeunesse et si je le voulais faire dans ma vieillesse, les gouttes et les maladies d'estomac me prendraient, et que jamais je n'aurais santé; et si je buvais le vin tout pur en ma vieillesse, je m'enivrerais tous les soirs, et que c'était trop laide chose pour un vaillant homme de s'enivrer.
Il me demanda si je voulais être honoré en ce monde et avoir paradis à la mort, et je lui dis oui, et il me dit: Donc, gardez-vous de ne faire ni de dire à votre escient quelque chose que si tout le monde le savait vous ne puissiez avouer et dire: J'ai fait cela, j'ai dit cela.
Il me dit que je me gardasse de démentir ni de dédire quelqu'un de ce qu'il dirait devant moi, à moins que je n'eusse péché ou dommage à en souffrir; parce que des dures paroles naissent les mêlées dont mille hommes peuvent mourir.
Il disait que l'on devait vêtir et armer son corps de telle manière que les prud'hommes de ce siècle ne pussent dire qu'on en fît trop et les jeunes gens qu'on n'en fît pas assez. Il m'appela une fois, et me dit: Je n'ose vous parler, à cause de l'esprit subtil que vous avez, de chose qui touche à Dieu; et pour cela j'ai appelé ces frères qui sont ici, car je vous veux faire une demande. La demande fut telle. Sénéchal, fit-il, quelle chose est Dieu? Et je lui dis: Sire, c'est si bonne chose que meilleure ne peut être. Vraiment, fit-il, c'est bien répondu; cette réponse que vous avez faite est écrite dans ce livre que je tiens en ma main. Or, vous demandé-je, fit-il, lequel vous aimeriez mieux, ou que vous fussiez lépreux ou que vous eussiez fait un péché mortel? Et moi, qui jamais ne lui mentis, lui répondis que j'en aimerais mieux avoir fait trente qu'être lépreux. Et quand les frères s'en furent partis, il m'appela tout seul et me fit asseoir à ses pieds, et me dit: Comment m'avez-vous dit hier? Et je lui dis que je lui disais encore, et il me dit: Vous parlez comme un étourdi emporté; car il n'y a si vilaine lèpre comme d'être en péché mortel, parce que l'âme qui est en péché mortel est semblable au diable; par quoi nulle lèpre aussi laide ne peut être. Et bien est vrai que quand l'homme meurt, il est guéri de la lèpre du corps; mais, quand l'homme qui a fait le péché mortel meurt, il ne sait pas et n'est pas certain qu'il ait eu assez de repentir pour que Dieu lui ait pardonné; c'est pourquoi il doit avoir grand'peur que cette lèpre lui dure autant que Dieu sera en paradis. Aussi, je vous prie, fit-il, autant que je puis, que vous ayez à cœur, pour l'amour de Dieu et de moi, d'aimer mieux que tout malheur arrive au corps, lèpre ou toute autre maladie, que le péché mortel vienne à votre âme.
Il me demanda si je lavais les pieds aux pauvres le jour du grand jeudi [266]. Sire, dis-je, en malheur, les pieds de ces vilains ne laverai-je jamais. Vraiment, fit-il, ce fut mal dit; car vous ne devez pas avoir en dédain ce que Dieu fit pour notre enseignement. Aussi, je vous prie, pour l'amour de Dieu d'abord et pour l'amour de moi, que vous vous accoutumiez à les laver.
Il aima tant toutes sortes de gens qui croyaient en Dieu et qui l'aimaient, qu'il donna la connétable de France à monseigneur Gilles le Brun, qui n'était pas du royaume de France, parce qu'il avait grande renommée de croire en Dieu et de l'aimer. Et je crois vraiment que tel il était.
Il faisait manger à sa table maître Robert de Sorbonne pour la grande renommée qu'il avait d'être prud'homme. Il arriva un jour qu'il mangeait à côté de moi, et que nous parlions l'un à l'autre. Parlez haut, fit-il; car vos compagnons croient que vous médisez d'eux. Si vous parlez, en mangeant, de choses qui doivent plaire, alors dites haut; sinon, taisez-vous. Un jour que le roi était en joie, il me dit: Sénéchal, or dites-moi les raisons pourquoi prud'homme [267] vaut mieux que béguin [268]? Alors commença la discussion de moi et de maître Robert. Quand nous eûmes longtemps disputé, il rendit sa sentence, et dit ainsi: Maître Robert, je voudrais avoir le nom de prud'homme et que je le fusse, et que tout le reste vous demeurât; car prud'homme est si grande et si bonne chose, que même au nommer il emplit la bouche. Au contraire; disait-il, c'était mauvaise chose de prendre le bien d'autrui; car le mot rendre est si rude, que rien que le nom écorche la gorge par les R qui y sont, lesquels signifient les rentes du diable, qui tire toujours en arrière vers lui ceux qui veulent rendre le bien d'autrui. Et le diable le fait subtilement, car il séduit tellement les grands usuriers et les grands voleurs, qu'il leur fait donner à Dieu ce qu'ils devraient rendre. Il me dit ensuite, que je disse au roi Thibaut, de sa part, qu'il prît garde à ce qu'il faisait et qu'il n'encombrât son âme pour les grandes sommes qu'il donnait à la maison des frères prêcheurs de Provins. Car les hommes sages, tandis qu'ils vivent, doivent faire comme les bons exécuteurs de testament, qui d'abord réparent les torts faits par le défunt et rendent le bien d'autrui, et du reste du bien du mort font des aumônes.
Le saint roi fut à Corbeil à une Pentecôte, et il y eut bien quatre-vingts chevaliers. Le roi descendit après manger au pré qui est au bas de la chapelle, et parlait à l'entrée de la porte au comte de Bretagne, le père du duc d'aujourd'hui, que Dieu garde. Là me vint querir maître Robert de Sorbonne, et me prit par le corps de mon manteau et me mena au roi, et tous les autres chevaliers vinrent après nous. Alors je demandai à maître Robert: Maître Robert, que me voulez-vous? Et il me dit: Je vous veux demander si le roi s'asseyait en ce pré, et que vous alliez vous asseoir sur son banc plus haut que lui, si on devrait vous en bien blâmer? Et je lui dis que oui. Et il me dit: Alors, vous êtes donc à blâmer quand vous êtes plus noblement vêtu que le roi, car vous vous vêtez de riches étoffes, ce que le roi ne fait pas. Et je lui dis: Maître Robert, sauf votre grâce, je ne suis pas à blâmer si je me vêtis de riches étoffes; car cet habit m'ont laissé mon père et ma mère; mais vous faites à blâmer vous, car vous êtes fils de vilain et de vilaine, et vous avez laissé l'habit de votre père et de votre mère, et vous êtes vêtu de plus riche camelin que le roi ne l'est. Et alors je pris le pan de son surtout et celui du roi, et je lui dis: Or, regardez si je dis vrai. Et alors le roi, entreprit de défendre maître Robert de paroles, de tout son pouvoir.
Après ces choses, mon seigneur le roi appela monseigneur Philippe son fils [269], le père du roi d'aujourd'hui [270], et le roi Thibaut, et s'assit à la porte de son oratoire, et mit la main à terre, et dit: Asseyez-vous ici bien près de moi, pour que l'on ne nous entende pas. Ah! Sire, firent-ils, nous n'oserions nous asseoir si près, de vous, et il me dit: Sénéchal, asseyez-vous ici. Et ainsi je fis, si près de lui, que ma robe touchait à la sienne; et il les fit asseoir après moi, et leur dit: Évidemment vous avez fait grand mal quand vous, qui êtes mes fils, n'avez fait du premier coup tout ce que je vous ai commandé; et gardez-vous que cela vous arrive jamais. Et ils dirent que plus ils ne le feraient. Et alors il me dit qu'il nous avait appelés pour se confesser à moi de ce qu'à tort il avait défendu Maître Robert contre moi. Mais, fit-il, je le vis si ébahi qu'il avait bien besoin que je l'aidasse; et toutefois ne vous en tenez pas à ce que j'ai dit pour défendre maître Robert; car, comme dit le sénéchal, vous devez vous bien vêtir et proprement, parce que vos femmes vous en aimeront mieux et vos gens vous en priseront plus. Car, dit le sage, on doit se parer en robes et en armes de telle manière que les prud'hommes de ce siècle ne disent pas qu'on en fait trop, ni les jeunes gens de ce siècle ne disent qu'on en fait peu.
Vous entendrez ci-après un enseignement qu'il me fit en mer, quand nous revenions d'Outre-mer. Il advint que notre nef heurta devant l'île de Chypre par un vent qui a nom guerbin, qui n'est pas un des quatre maîtres vents [271]; et de ce coup que notre nef prit, les nautoniers furent si désespérés, qu'ils arrachaient leurs robes et leur barbe. Le roi sortit de son lit tout déchaussé, car c'était la nuit; sans autre vêtement qu'une tunique, il alla se mettre en croix devant le corps de Notre-Seigneur, comme quelqu'un qui n'attendait que la mort. Le lendemain que cela nous arriva, le roi m'appela tout seul, et me dit: Sénéchal, maintenant Dieu nous a montré une partie de son pouvoir; car un de ses petits vents, dont on connaît à peine le nom, a failli noyer le roi de France, ses enfants, et sa femme et ses gens. Or, saint Anselme dit que «ce sont des menaces de Notre Seigneur, comme si Dieu voulait dire: Je vous aurais bien fait mourir, si je l'avais voulu. Sire Dieu, fait le saint, pourquoi nous menaces-tu? car les menaces que tu nous fais, ce n'est pas pour ton profit ni pour ton avantage; car si tu nous avais tous perdus, tu ne serais ni plus pauvre ni plus riche. Donc ce n'est pas pour ton profit que tu nous as fait cette menace, mais pour le nôtre si nous savons en tirer avantage.» Nous devons donc, dit le roi, mettre à profit cette menace que Dieu nous a faite, de telle manière que si nous sentons dans nos cœurs et dans nos corps quelque chose qui déplaise à Dieu, nous devons nous hâter de l'ôter, et nous devons nous efforcer de même de faire tout ce que nous croirons qui lui plaise; et si nous agissons ainsi, Notre-Seigneur nous donnera plus de bien en ce siècle et en l'autre que nous ne saurions dire. Et si nous ne le faisons ainsi, il fera aussi comme le bon maître doit faire à son mauvais serviteur; car, après la menace, quand le mauvais serviteur ne se veut amender, le maître le frappe ou de mort ou d'autres peines graves qui sont pires que la mort.—Ainsi y prenne garde le roi d'aujourd'hui [272], car il a échappé à un danger aussi grand ou plus grand [273] que celui où nous étions; qu'il s'amende de ses méfaits de telle sorte que Dieu ne le frappe cruellement en sa personne ou en ses choses.
Le saint roi s'efforça de tout son pouvoir, par ses paroles, de me faire croire fermement en la loi chrétienne que Dieu nous a donnée, ainsi que vous l'entendrez ci-après. Il disait que nous devions croire si fermement les articles de la foi, que pour mort ou pour mal qui arrivât au corps, nous n'ayons nulle volonté d'aller à l'encontre par parole ou par action. Et il disoit que l'ennemi [274] est si subtil que quand les gens se meurent, il se travaille tant comme il peut pour les faire mourir en quelque doute des points de la foi; car il voit qu'il ne peut enlever à l'homme les bonnes œuvres qu'il a faites, et que s'il meurt dans la vraie foi, c'est une âme perdue pour lui. Et pour cela on doit se garder et se défendre de ce piége et dire à l'ennemi, quand il envoie telle tentation: Va-t'en, tu ne me tenteras pas au point que je ne croie fermement tous les articles de la foi; et quand tu me ferais trancher tous les membres, je voudrais vivre et mourir dans cette croyance. Et celui qui fait ainsi triomphe de l'ennemi avec le bâton et les épées dont l'ennemi le voulait occire.
Il disait que foi et croyance étaient choses auxquelles nous devions être fermement attachés, encore que nous n'en fussions certains que par ouï-dire. Là-dessus il me demanda comment mon père s'appelait; et je lui dis qu'il avait nom Simon. Et il me demanda comment je le savais; et je lui répondis que je croyais en être certain et que je le croyais fermement, parce que ma mère me l'avait témoigné. Donc, reprit-il, vous devez croire fermement tous les articles de la foi, desquels nous témoignent les apôtres, ainsi que vous l'entendez chanter le dimanche au Credo.....
Le gouvernement du roi fut tel que tous les jours il entendait ses heures chantées et une messe basse de requiem, et puis la messe du jour ou des saints chantée, s'il y avait lieu.
Tous les jours, après manger, il se reposait sur son lit, et quand il avait dormi et reposé, il priait dans sa chambre pour les morts avec un de ses chapelains, avant d'entendre les vêpres. Le soir il entendait complies.
Un cordelier vint à lui au château d'Hyères, là où nous abordâmes [275]; et pour enseigner le roi, il dit en son sermon qu'il avait lu la Bible et les livres qui parlent des princes mécréants [276], et qu'il n'avait jamais trouvé, soit chez les chrétiens, soit chez les infidèles, qu'aucun royaume se fût perdu ou ait changé de maître autrement que par défaut de justice. «Or, fit-il, que le roi qui s'en va en France y prenne garde, qu'il rende bonne et prompte justice à son peuple; et que pour cela Notre Seigneur lui permette de conserver son royaume en paix tout le cours de sa vie.» On dit que celui qui enseignait ainsi le roi est enterré à Marseille, où Notre-Seigneur fait pour lui maint beau miracle. Il ne voulut demeurer avec le roi, quelque prière qu'il lui fît, qu'une seule journée.
Le roi n'oublia pas cet enseignement; il gouverna sa terre bien et loyalement et selon Dieu, ainsi que vous l'entendrez ci-après. Il avait réglé sa besogne de telle sorte que monseigneur de Nesle et le bon comte de Soissons et nous autres qui étions autour de lui, quand nous avions entendu nos messes, nous allions entendre les plaids [277] de la porte, que l'on appelle maintenant les requêtes. Et quand il revenait de l'église, il nous envoyait querir et s'asseyait au pied de son lit, et nous faisait tous asseoir autour de lui, et nous demandait s'il y avait quelqu'un à juger qu'on ne pût juger sans lui; nous les lui nommions, et il les envoyait querir, et il leur demandait: Pourquoi ne prenez-vous pas ce que nos gens vous offrent? Et ils disoient: Sire, parce qu'ils nous offrent peu. Et le roi leur répondait: Vous devriez bien vous contenter de ce que l'on voudra faire pour vous. Ainsi travaillait le saint homme de tout son pouvoir comment il les mettrait en voie droite et raisonnable.
Maintes fois il advint qu'en été il allait s'asseoir au bois de Vincennes, après sa messe, et s'accotait à un chêne et nous faisait asseoir autour de lui. Et tous ceux qui avaient affaire venaient à lui, sans empêchement d'huissier ni d'autres. Alors il leur demandait de sa bouche: Y a-t-il ici quelqu'un qui ait procès? Et ceux qui avaient procès se levaient, et alors il disait: Taisez-vous tous, et on vous jugera l'un après l'autre. Alors il appelait monseigneur Pierre de Fontaines [278] et monseigneur Geoffroy de Villette [279], et disait à l'un d'eux: Jugez-moi cette partie. Et quand il voyait quelque chose à reprendre dans le discours de ceux qui parlaient pour autrui, il le reprenait lui-même. Je le vis plusieurs fois en été, pour juger ses gens, venir au jardin de Paris, vêtu d'une tunique de camelot, d'un surtout de tirtaine [280] sans manches, un manteau de cendal [281] noir autour du cou, très bien peigné, sans bonnet, et un chapeau orné de plumes de paon blanc sur sa tête; et il faisait étendre un tapis pour nous faire asseoir autour de lui. Et tout le peuple qui avait affaire par devant lui se tenait debout autour de lui, et alors il les faisait juger de la manière que je vous ai dit qu'il faisait au bois de Vincennes.
Je le revis une autre fois à Paris, là où tous les prélats de France lui mandèrent qu'ils voulaient lui parler, et le roi alla au palais pour les entendre. Là était l'évêque Gui d'Auxerre, fils de monseigneur Guillaume de Mello; il parla au roi pour tous les prélats en ces termes: Sire, ces seigneurs qui sont ici, archevêques et évêques, m'ont dit que je vous dise que la chrétienté se périt entre vos mains. Le roi se signa, et dit: Or, dites-moi comment cela est? Sire, fit-il, c'est parce qu'on prise si peu les excommunications aujourd'hui, que les gens se laissent mourir excommuniés et sans absolution, et ne veulent pas faire satisfaction à l'Église. Ils vous requièrent, Sire, pour Dieu et parce que vous le devez faire, de commander à vos prévôts et à vos baillis que tous ceux qui demeureront excommuniés un an et un jour soient contraints par la confiscation de leurs biens à se faire absoudre. A cela le roi répondit qu'il l'ordonnerait volontiers contre tous ceux dont on le ferait certain qu'ils avaient tort. L'évêque dit qu'il ne lui appartenait pas de connaître de leurs causes. Et le roi lui répondit qu'il ne les ferait pas autrement, car ce serait contre Dieu et contre raison de contraindre les gens à se faire absoudre quand les clercs leur feraient tort. Et de cela, fit le roi, je vous en donne en exemple le comte de Bretagne, qui étant excommunié a plaidé sept ans contre les prélats de Bretagne, et a tant fait que le pape les a condamnés tous. Donc, si j'avais contraint la première année le comté de Bretagne, à se faire absoudre, j'aurais méfait envers Dieu et envers lui. Alors se résignèrent les prélats; et oncques depuis n'ai entendu dire que demande ait été faite des choses dessus dites.
La paix qu'il fit avec le roi d'Angleterre [282], il la fit contre la volonté de son conseil, lequel lui disait: Sire, il nous semble que vous perdez la terre que vous donnez au roi d'Angleterre [283], parce qu'il n'y a pas droit, car son père l'a perdue par jugement. Et à cela le roi répondit qu'il savait bien que le roi d'Angleterre n'y avait pas droit, mais qu'il avait raison pour la lui donner: «car nos femmes sont sœurs et nos enfants cousins germains; c'est pourquoi il convient que la paix existe. Il y a grand honneur pour moi dans la paix que je fais avec le roi d'Angleterre, parce qu'il est mon vassal, ce qu'il n'était pas auparavant.»
La loyauté du roi put être vue au fait de monseigneur de Trie, qui remit au saint roi des lettres, lesquelles disaient que le roi avait donné aux héritiers de la comtesse de Boulogne, qui était morte récemment, le comté de Dammartin. Le sceau de la lettre était brisé, si bien qu'il ne restait plus que la moitié des jambes de la figure du sceau du roi et le marche-pied sur lequel le roi tenoit ses pieds. Il nous le montra à tous qui étions de son conseil, pour que nous l'aidassions de nos avis. Nous dîmes tous, sans nul débat, qu'il n'était pas tenu de mettre la lettre à exécution. Alors il dit à Jean Sarrasin, son chambellan, qu'il lui donnât la lettre qu'il lui avait commandée. Quand il tint là lettre, il nous dit: Seigneurs, voici le sceau dont je me servais avant que j'allasse outre-mer, et voit-on clair par ce sceau que l'empreinte du sceau brisée est semblable au sceau entier; pour quoi je n'oserais en bonne conscience retenir la dite comté. Alors il appela monseigneur de Trie, et lui dit: Je vous rends la comté.
Joinville, Histoire de saint Louis (Traduite par L. Dussieux).
SAINT LOUIS.
De la grant sapience le roy de France.
Quant les barons de France entendirent le grant sens et la droicte justice qui estoit au bon roy, si le doubtèrent moult forment et luy portèrent honneur et révérence, pour ce qu'il estoit de moult saincte vie. Si ne fu puis nul homme qui osast aler contre luy en son royaume; et sé aucun estoit rebelle, tantost estoit humilié son orgueil. En ceste manière tint le roy son royaume en pais tout le cours de sa vie, puis qu'il fu repairié de la terre d'Oultre-mer. Quant le roy savoit aucun haut prince qui eust aucune indignation ou aucune male volenté contre luy, laquelle il n'osoit appertement monstrer, luy par son bon sens le traioit à paix charitablement pour débonnaireté, et faisoit amis de ses anemis en concorde et en paix. Et si comme l'escripture dit: Miséricorde et pitié gardent le roy, et débonnaireté ferme son trône, tout ainsi le royaume de France fu gardé fermement et en pitié au temps du bon roy; car miséricorde et vérité qu'il avoit tousjours amies le gardèrent. Es causes qui estoient tournées contre luy de ses hommes et de ses subgiés, le bon roy aleguoit tousjours contre luy. Pour ce le faisoit que tous ceux qui estoient de son conseil et qui devoient faire droit jugement pour luy ou contre luy, ès causes menées contre ses subgiés, ne se declinassent de faire droit jugement, pour la paour de luy. Il envoioit souvent enquesteurs sus ses prevosts et sus ses baillis parmi le royaume, et quant l'en trouvoit chose qui faisoit à amender, il faisoit tantost restablir le deffaut qui faisoit à amender. Icel meisme faisoit-il souvent faire sus la mesnie de son hostel, et faisoit punir ceux que l'en trouvoit coupables, selon ce qu'il avoient desservi. Il se gardoit moult de dire vilaines paroles, meismement de détractions et de mençonges. Pou ou néant maudissoit, né jà ne déist villenie à homme, tant fust de petit estat. Especiaulment le roy se tenoit de jurer du tout en tout, en quelque manière que ce fust: et quant il juroit, si disoit-il: Au nom de moy; mais un frère meneur l'en reprist, si s'en garda du tout en tout, et ne jura autrement fors tant qu'il disoit: si est, ou non est. L'en ne povoit trouver homme, tant fust sage né lettré, qui si bien jugeast une cause comme il faisoit, né qui donnast meilleure sentence né plus vraie.
Coment le roy servoit les povres.
Chascun samedi avoit le roy acoustumé de laver les piés aux povres en secret lieu. Et estoit par nombre quatre les plus anciens et les plus desfais que on peust trouver; si les servoit dévotement à genoux, et leur essuyoit les piés d'une touaille, et puis les baisoit et leur donnoit l'eaue pour laver leurs mains, et les faisoit asseoir au mengier, et en propre personne il les servoit de boire et de mengier, et souvent s'agenouilloit devant eux.
Après ce qu'il avoient mengié, il donnoit à chascun quatre sous. Et s'il avenoit que aucune essoigne [284] le presist, qu'il ne peust faire le service aux povres, il vouloit que son confesseur le fist ainsi comme il le faisoit. Grant honneur portoit le roy à ses confesseurs, dont il avenoit souvent que quant le roy se séoit devant son confesseur, et fenestre ou huis se débatoient ou ouvroient pour la force du vent, hastivement se levoit et l'aloit fermer, ou mettre en tel point qu'elle ne fist noise à son confesseur. Si luy dist son confesseur que il se souffrist de ce faire. Et il luy dist: «Vous estes mon chier père, et je suy votre fils; par quoy je le doy faire.»
Coment le roy faisoit abstinence de son corps.
Le roy, du consentement la royne sa femme, se tenoit par tout l'avent et par tout caresme, et par toutes les hautes vigiles, de couchier en son lit. Et, après ce qu'il avoit receu le précieux corps de Nostre-Seigneur Jhésucrist, il s'en tenoit par trois jours. Il vouloit que ses enfans qui estoient parcreus et en aage oïssent chacune journée matines, la messe et vespres, et compile hautement à note, et vouloit qu'il fussent au sermon pour entendre la parole de Dieu, et que il déissent chascun jour le service Notre-Dame, et qu'il scéussent lettre pour entendre les escriptures.
Quant il avoit souppé, il faisoit chanter complie, et puis retornoit en sa chambre et faisoit ses enfans séoir devant luy, et leur monstroit bonnes exemples des princes anciens qui par convoitise avoient esté décéus, et les autres qui par luxure et par orgueil et par tels vices avoient perdu les royaumes et leur seigneuries. Il faisoit porter à ses enfans chapeaux de roses ou d'autres fleurs au vendredi, en remembrance de la saincte couronne d'espines dont Jhésucrist fu couronné le jour de sa saincte passion.
Coment le roy se confessoit.
A coustume avoit le roy de soy confesser tous les vendredis de l'an dévotement et secretement. Tousjours après sa confession recevoit discipline par la main de son confesseur de cinq petites chaiennes de fer jointes ensemble que il portoit en une petite boiste d'ivoire en une aumonière de soie. Telles boistes atout telles chaiennes donnoit-il aucunes fois à ses privés amis pour recevoir autelle discipline comme il faisoit. S'il avenoit que son confesseur luy donnast trop petis cous, il luy faisoit signe qu'il ferist plus asprement. Pour une haute feste il ne laissoit à prendre sa discipline dessus dicte [285].
Longtemps porta le roy la haire à sa char toute nue; mais il la laissa par le commandement de son confesseur, et pour ce qu'elle luy étoit trop griève: et portoit une couroie de haire: et pour ce qu'il la laissa à porter, il commanda que son confesseur donnast chascun jour aux povres quarante sous. A coustume avoit le roy de jeuner tous les vendredis de l'an, né ne mangeoit char né sain [286] au mercredi. Et toutes les vigiles de Nostre-Dame il jeunoit en pain et en eaue, et aussi faisoit-il le vendredi benoist. Il ne goustoit de poisson né de fruit les vendredis de caresme, et metoit tant d'eaue en son vin qu'il ne sentoit que pou ou néant de vin.
Coment le roy fist plusieurs religions en France.
Dès le temps de s'enfance fu le roy piteux des povres et des souffraiteux: il avoit acoustumé par tout là où il estoit que six-vins povres fussent péus [287] en son hostel; chascun jour en caresme croissoit le nombre, et souvent estoit que le roy les servoit, et metoit la viande devant eux, meismement [288] aux hautes vigiles des festes sollempnels. Avec tout ce, il donna moult grans aumosnes et larges aux povres hospitaux, aux povres maladeries et aux autres povres collièges et aux povres qui plus ne povoient labourer par viellesce ou par maladie: si que à paine povoit estre raconté le nombre des povres qu'il soustenoit. Dont nous poons bien dire que il fu plus beneuré que Titus l'empereur de Rome, dont l'istoire raconte qu'il estoit tout forment couroucié, le jour qu'il n'avoit largement donné aux povres.
Dès le commencement que il vint à son royaume tenir, et il le sot appercevoir, commença-il à édifier plusieurs moustiers et maisons de religions, entre lesquelles Royaumont fu l'une des belles et des nobles. Il fist édifier pluseurs maisons de frères Prescheurs et Meneurs en pluseurs cités et chastiaux de son royaume; il fist parfaire la maison Dieu de Paris [289], et celle de Pontoise, et celle de Compiègne et de Vernon, et leur donna grans rentes. Il fonda l'abbaye Saint-Mahieu de Rouen, et fonda l'abbaye de Longchamp, où il mist femmes de l'ordre des frères Meneurs. Il donna plain povoir à la royne Blanche, sa mère, de fonder l'abbaye du Lis delès Meleun sur Seine, et celle delès Pontoise que on nomme Maubuisson. Il fist faire la maison des avugles delès Paris, pour mettre tous les povres avugles de la ville, et leur fist faire une chapelle où il oient le service Nostre-Seigneur. Il fist faire la maison de Chartreuse delès Paris, et donna aux frères qui servoient ilec le souverain Créateur, rentes souffisans. Et si fist faire une maison au chemin de Saint-Denys en France qui fut nommée la maison des Filles Dieu. En celle maison fist mettre une grant quantité de femmes qui par povreté s'estoient mises et abandonnées au péchié de luxure; et donna à la maison Dieu quatre cens livres de rente pour la maison soustenir. Avec ce, il fist faire pluseurs maisons de Beguines parmi son royaume, et leur fist moult de graces pour leur vivre, et commanda que nulle n'en fust esconduite qui vouldroit vivre chastement. Aucunes gens de son hostel murmurèrent que il faisoit si grans aumosnes, et luy distrent, car il ne s'en porent tenir. Et il respondi: «Je aime mieux que grans despens soient fais en aumosnes pour l'amour de Dieu, que ès vaines gloires de ce monde.» Né jà pour les grans despens que le roy faisoit en aumosmes, ne laissoit-il à faire grans despens en son hostel chascun jour. Largement et liement se contenoit le roy au parlement, et estoit sa cour aussi largement servie comme elle fu oncques au temps de ses devanciers.
Le roy amoit toutes gens qui entendoient à Dieu servir et qui portaient habit de religion. Il fit grace aux frères Nostre-Dame du Carme, et leur fist faire une maison sus Saine [290], et acheta la place d'entour pour eux eslargir, et leur donna revestemens et galices [291] et toutes choses qui sont convenables à Dieu servir et à faire son office.
Après, il acheta la granche à un bourgeois de Paris et toutes les appartenances et leur en fist faire un moustier dehors la porte de Montmartre. Les frères des Sacs furent hébergiés en une place sus Saine par devers Saint-Germain-des-Prés qu'il leur donna; mais pou y demourèrent, car il furent quassés et abatus. Après qu'il furent abatus, les frères de Saint-Augustin vindrent demourer en icelle place pour ce qu'il estoient trop estroitement hébergiés. Une autre manière de frères vindrent au roy qui disoient qu'il estoient de l'ordre des Blans Mantiaux, et luy requistrent qu'il leur aidast à ce qu'il peussent avoir une place où il peussent demourer à Paris: et le roy leur acheta une maison et la place entour delès la vielle porte du Temple, assez près des Tisserans, mais il furent abattus au concille de Lyon, que Grégoire dizième fist.
Après revint une autre manière de frères qui se faisoient nommer les Frères Saincte-Croix, et requistrent au roy qu'il leur aidast, et le roy le fist moult volentiers; en une rue les hébergea qui estoit appelée le Quarrefour du Temple, et qui ores est nommée la rue Saincte-Croix.
En ceste manière comme nous avons dit avironna le roy tout Paris de gent de religion. Les congrégations de religieux visita souvent, et leur requeroit en chapitre humblement à genoux que il priassent pour luy et pour ses amis. Lesquelles humbles prières esmouvoient souvent les gens qui entour luy estoient à faire bonnes œuvres et de vivre sainctement.
Coment le roy donnoit ses prouvendes [292].
Quant le roy donnoit aucuns bénéfices qui appartenoient à sa collacion, il faisoit enquerre s'il estoient bonnes personnes et de dévote vie, sans luxure et sans orgueil et sans arrogance; espéciaulment quant évesque ou archevesque mouroit, là où il avoit sa régale, par le chancelier de Paris et par autres bonnes gens; et ceux qui avoient bon renom avoient les prouvendes. Il ne donnoit nul bénéfice à clerc nul, tant fust lettré, qui eust autre bénéfice et autre prouvende, s'il ne résignoit avant ceux que il tenoit; né ne voult oncques donner né octroier bénéfices né prouvendes, sé il ne eust certains tesmoins que il fust vague, et que celuy qui le possédoit estoit mort. Tous les jours disoit le roy les Heures de Nostre-Dame entre luy et son chapelain, et tout le service des Mors. Et quand il disoit ses heures, si se gardoit de parler, se ne fust aucun pour qui il ne le peust bien refuser [293].
Coment le roy envoioit ses lettres privéement.
Une chose de mémoire digne devons bien raconter: il avint que le roy estoit à Poissy secrètement avec ses amis; si dist que le greigneur bien et la plus haulte honneur qu'il eust oncques en ce monde luy estoit avenue à Poissy. Quant la gent l'oïrent ainsi parler, si se merveillèrent moult de quelle honneur il disoit, car il cuidoient qu'il deust mieux dire que telle honneur luy fust avenue en la cité de Rains, là où il fu couronné du royaume de France.
Lors commença le roy à sousrire, et leur dist que à Poissy lui estoit avenue celle grant honneur; car il y avoit receu baptesme, qui est la plus haulte honneur sus toutes autres. Quant le roy envoioit ses lettres à ses amis secrètement, il metoit: Loys de Poissy à son chier ami, salut. Né ne se nommoit point roy de France. Si l'en reprist un sien ami, et il respondi: «Biaus ami, je suis ainsi comme le roy de la fève, qui au soir fait feste de sa royauté, et l'endemain, par matin, si n'a plus de royauté.»
Le roy avoit une coustume que quant il estoit près des malades, il s'agenouilloit et leur donnoit sa bénéiçon, et prioit Notre-Seigneur que il leur en voulsist donner garison; et puis si les touchoit de ses dois là où la maladie estoit, et faisoit le signe de la croix, en disant les paroles de la puissance Nostre-Seigneur et de sa digne vertu, après ce qu'il les avoit tenu et baisié. Selonc ce qu'il appartient à la dignité royal, il les faisoit mengier à sa court et leur faisoit à chascun donner de l'argent pour râler en leur contrée.
Les Grandes Chroniques de saint-Denis, éditées et annotées par M. Paulin Pâris.