L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LA FÉODALITÉ.
La justice et le fief.—Exposé historique de la justice
seigneuriale.
L'origine de la justice seigneuriale [30] remonte aux institutions romaines.—Les feudistes sont fort divisés d'opinion sur l'origine des institutions seigneuriales; les uns les rattachent à la législation romaine, les autres les font découler des usages introduits par les peuples de race germanique. Les premiers n'ont considéré que les droits de justice; les seconds se sont préoccupés du régime des fiefs; le plus grand nombre a perdu de vue la distinction qui sépare ces deux espèces d'institutions. On reconnaîtra par ce qui va suivre que si l'organisation féodale doit la naissance à des événements et à des besoins nés de la conquête et postérieurs à l'établissement de la domination des peuples germains, d'un autre côté l'origine des justices seigneuriales et de leurs attributions est toute romaine.
Assujettissements du territoire des Gaules; divisions des produits: census, reditus. Après une résistance longue et opiniâtre à la puissance et à l'habileté des généraux de Rome, la Gaule avait été subjuguée, réduite à l'état de pays conquis et soumise à l'organisation provinciale, qui n'était elle-même que la conquête exploitée, réglée et systématisée. Cet état de choses a duré près de cinq siècles, et, pendant cette époque d'oppression et de spoliation régulière, le peuple vaincu n'a pas cessé de manifester, par ses révoltes, ses plaintes et sa haine contre ses maîtres, l'existence d'un joug étranger pesant sur sa tête. Vainement honoré du nom de citoyen romain, l'habitant des Gaules fut toujours asservi; les théories légales qui concernaient la propriété provinciale sont profondément empreintes du caractère de sujétion et d'infériorité.
Le système auquel la propriété du sol fut soumise n'est pas nettement déterminé dans les lois qui le régissaient. Nous savons cependant que le territoire de la Gaule était divisé en deux portions, dont les éléments étaient épars et dont nous ne connaissons pas exactement la topographie. L'une de ces portions était plus particulièrement appropriée au peuple romain, et portait le nom de terres fiscales; l'autre était laissée à la propriété privée; les terres de cette dernière espèce se nommaient agri, prædia (champs), et leurs propriétaires possessores (possesseurs).
Quel que fût le principe du droit attribué à ces derniers, soit qu'on les considérât comme de simples fermiers de la République, soit que l'énormité des redevances ait fait supposer ce caractère à la propriété qui leur était laissée, toujours est-il certain que les produits de la terre étaient divisés en deux parts: l'une dévolue au trésor public, sous le nom de tributum ou census (tribut ou cens), l'autre appartenant au possesseur et nommée reditus (revenu, rente).
La double redevance imposée aux produits de la culture était naturellement exigée du cultivateur, qui en était le premier détenteur; celui-ci, sous le nom général de colon, avait aussi sur le sol un droit mal défini et qu'il nous est difficile d'apprécier; ce n'était pas précisément la propriété, mais assurément c'était un des éléments de ce droit; dont la plus grande part appartenait au possesseur. Les conditions des colons étaient d'ailleurs variées, et leurs espèces fort diverses.
Des judices (juges) et de leur administration.—La perception des redevances était confiée à une foule d'officiers publics nommés comites (comtes), vicarii (vicaires), exactores (exacteurs), procuratores (procureurs), tous ayant en même temps quelque part à l'administration générale de la province, et même à celle de la justice; ces officiers étaient désignés sous la dénomination générique de judices (justiciers ou juges); leur pouvoir s'appelait judiciaria potestas (pouvoir justicier); l'ensemble des redevances qu'ils faisaient acquitter s'appela plus tard justiciæ (justices).
Les judices percevaient la redevance fiscale et en rendaient compte au trésor; cependant les obligations des cultivateurs étaient telles qu'elles ne pouvaient pas toutes être versées dans une caisse. De ce nombre étaient une multitude de services corporels, ou de fournitures de travaux, d'entretien, de réparations, de transports et autres de cette nature, qui ne devaient être employés que pour le service public, mais que le judex (justicier) exploitait à son usage, et dont il n'avait point de compte à rendre.
L'administration des officiers chargés du recouvrement des contributions était, en conséquence, une source de déplorables abus; les lois sont remplies de dispositions dont l'objet est de les réprimer, et qui servent aujourd'hui à nous en révéler l'existence. Dans tous les temps, le gouvernement des proconsuls n'avait été qu'une odieuse déprédation. Depuis Cicéron jusqu'aux Pères de l'Église, tous les écrivains tiennent à cet égard le même langage. La perception des redevances provinciales n'est pour la plupart des exacteurs qu'une occasion de fortune; aux charges publiques ils ajoutent une multitude d'obligations dans leur intérêt privé. C'est dans le tableau de leur administration qu'on reconnaît clairement le caractère de la domination romaine; il est impossible d'y voir autre chose que l'exploitation de la conquête et la spoliation successive des peuples vaincus.
Aussi l'histoire de ces temps désastreux, qui pendant tant d'années ont pesé sur le malheureux sol de la Gaule, n'est qu'un long récit de luttes et d'intrigues dans lesquelles les plus puissants mettent leur force au service de leur avidité, pour arracher au pouvoir des fonctions qui leur permettront le pillage à l'aide des lois et de l'autorité. La cause de toutes les guerres intestines, le moyen des ambitieux, c'est la convoitise et la distribution des places auxquelles toujours une part des recouvrements de l'impôt se trouve attachée.
Premiers effets de la conquête barbare; continuation des judices (justiciers); de la part royale.—Avant l'avénement des rois de race germaine, l'administration romaine était depuis longtemps livrée aux mains des barbares; l'Italie n'était plus seule à fournir les exacteurs des provinces, la plupart d'entre eux étaient possesseurs dans les lieux mêmes qu'ils exploitaient; pour ceux-ci l'action fiscale était bien plus profitable et les abus bien plus faciles. Ce sont encore les lois qui nous l'apprennent en s'efforçant d'empêcher les judices (justiciers) d'appliquer à la culture de leurs terres, à la construction de leurs édifices, au transport et à la vente de leurs denrées, les redevances et les obligations établies dans l'intérêt public.
Aussi, lorsque le pouvoir suprême tomba aux mains des rois franks, ce fut à peine si les populations s'en aperçurent. Les excès des gouverneurs étaient portés aux dernières limites de la tyrannie. Les supplices les plus atroces étaient devenus les moyens légaux et accoutumés de leurs perceptions. L'esclavage et la fuite chez les Barbares étaient les dernières ressources auxquelles les possesseurs s'efforçaient d'avoir recours, et les lois non moins que les préposés du fisc employaient toute leur puissance pour y mettre obstacle.
Au surplus, rien ne fut changé dans l'administration publique; les officiers reçurent les mêmes noms et les mêmes fonctions; les comites, les vicarii, les judices (comtes, vicaires, justiciers) continuèrent à se répandre sur le territoire et à poursuivre les habitants de leurs exactions.
Sous Clovis et ses successeurs, comme sous Théodose et ses successeurs, la législation qui régit le sol et ses produits en divisa les bénéfices en deux grandes parts, l'une qui fut autrefois celle du peuple romain, perçue depuis par les empereurs, et conservant la dénomination de census (cens), fonctiones publicæ (revenus publics); l'autre, désignée sous le nom de reditus (rente), appartenant à la propriété privée. La première livrée à l'exploitation des officiers publics, l'autre souvent violée et anéantie par l'avidité fiscale, au profit de ces mêmes officiers.
Dans ce système, il existait deux sortes de biens ou deux éléments de richesse. La première [31] se rattachait au droit de conquête, au droit du plus fort, c'était le præmium belli (la récompense de la guerre). La seconde [32] était le bénéfice de la possession du sol. Ces deux espèces de fortune existaient simultanément, bien distinctes, profondément séparées par une législation essentiellement systématique, et plus encore par une habitude de cinq siècles, énergiquement introduite dans les idées du droit et de son exercice.
Le premier objet de la convoitise des chefs de bandes qui envahirent le territoire des provinces gauloises fut la part fiscale. C'était la plus nette, la plus facilement saisissable, et peut-être aussi la plus voisine de leurs idées qui ne comportaient que la propriété mobilière. C'était aussi celle dont l'appropriation était la plus aisée. Son propriétaire légal, le fisc romain, était détruit; c'était le bien du vaincu, et le pouvoir public passant aux mains des vainqueurs entraînait naturellement avec lui la disposition de tout ce qui lui appartenait.
D'ailleurs la plupart des chefs germains avaient appris, soit en servant dans l'armée romaine, soit par leur contact avec les officiers de cette armée, quel devait être l'objet de leur ambition et quels bénéfices pouvait produire l'exploitation des charges de comtes, d'exacteurs, et de toutes les fonctions de judices (justiciers).
Ce fut donc principalement dans la distribution des charges de cette espèce que consista la part de la conquête et les lots de butin que se firent les chefs de bandes germaines, ou qu'ils attribuèrent à leurs principaux inférieurs.
L'attribution des fonctions était une véritable dévolution de produits et de bénéfices matériels; outre les abus au moyen desquels les fonctionnaires s'enrichissaient, ils recevaient une forte part des redevances qu'ils étaient chargés de toucher; cette part s'élevait ordinairement au tiers; ils ne devaient compte que des deux autres tiers au fisc royal; c'est cette dernière portion que les lois de l'époque appelaient pars regia (la part royale).
Disparition de la part royale; immunités; ventes de terres censuelles aux immunistes.—Les premiers efforts des comtes tendirent à conserver leurs fonctions essentiellement amovibles; dans les premiers temps de la conquête, de nouveaux comtes succèdent à chaque instant aux précédents, soit pour mauvaise gestion, soit par suite des changements dans la personne des rois et des distributeurs des charges.
A mesure que le pouvoir royal s'affaiblit, leurs fonctions avancent vers l'inamovibilité. La puissance de Charlemagne suspend leur progrès, qui reprend bientôt sa marche sous ses successeurs et atteint rapidement l'hérédité. En même temps, la part du fisc s'amoindrit et finit par disparaître avec le pouvoir royal.
Cette extinction du droit fiscal dans les produits qui lui appartenaient se rattache à plusieurs causes.
La première consiste dans les immunités. Sous la domination romaine, les militaires, les anciens magistrats, les grands et puissants propriétaires (potentes), étaient affranchis de certaines obligations publiques, sinon de toutes. Déjà les lois des empereurs nous apprennent qu'il était fait de ces exemptions de graves abus au préjudice du trésor impérial. D'abord la faveur et l'intrigue en multipliaient singulièrement le nombre. Ensuite les petits propriétaires parvinrent à profiter de l'immunité en vendant leur domaine à l'immuniste, qui le leur restituait immédiatement à titre de fermage perpétuel ou d'usufruit héréditaire [33]. Pour prix de sa protection, l'acheteur se réservait une redevance moindre que la part fiscale. Il gagnait à cette convention, le possesseur aussi; le trésor seul y perdait, puisque la terre censuelle passait dans la catégorie des possessions affranchies.
Cet usage se perpétua sous les rois germains. Le nombre des immunistes devint de jour en jour plus grand; presque tous les établissements ecclésiastiques jouirent d'une immunité plus ou moins étendue, et la part fiscale leur fut expressément donnée pour l'entretien des églises ou de leurs couvents. La vente des propriétés censuelles aux possesseurs d'immunités fut de plus en plus usuelle et prit le nom de recommandation. Il semble, à voir le nombre immense de conventions de cette espèce qui nous ont été conservées, que les terres soumises au cens fiscal durent promptement disparaître.
Des honores (honneurs) et de la conversion des produits fiscaux en biens de cette nature.—A cette cause d'appauvrissement du trésor s'en joignait une autre. Sous la domination romaine, certaines fonctions étaient accompagnées ou suivies de l'attribution viagère d'une portion des produits fiscaux. Les cens de telle localité, ou les produits de tel tribut, par exemple, le péage d'un pont ou les redevances d'un village, soit en travaux corporels, soit en fruits, en nature, étaient abandonnés à celui qui sortait de charge, ou au particulier que l'empereur voulait récompenser. Les personnes pourvues de cette délégation des revenus fiscaux s'appelaient honorati (honorés).
L'attribution partielle du cens public se multiplia sous les rois germains; il paraît même que de nombreux éléments du fisc reçurent cette destination perpétuelle. On les retrouve à chaque instant dans les monuments de cette époque, sous le nom de fiscus (fisc), munus (récompense), honor (honneur).
Celui qui jouissait d'un honor (honneur) en percevait tout le cens et n'en rendait rien ad partem regiam (à la part royale).
Les comtes, les judices (justiciers) et autres collecteurs du tribut tendirent constamment à convertir leur perception émolumentée en une perception absolue, c'est-à-dire que les fonctions devinrent entre leurs mains des honneurs, dans le sens qui vient d'être expliqué. Déjà cette révolution était à peu près complète, lorsqu'ils obtinrent des derniers rois de la seconde race l'hérédité de ces charges devenues des honneurs. Alors l'autorité royale dépouillée, non-seulement des revenus de la part fiscale, mais encore du pouvoir d'en disposer, se trouva réduite aux seuls produits dont elle s'était réservé la perception directe. Ce ne fut plus qu'une puissance de même nature que celle des comtes inférieurs, et, pour dominer plus tard sur cette dernière, elle dut exploiter d'autres causes et d'autres événements.
Esprit de la conquête barbare; son accomplissement.—La révolution qui remplaça les rois de la première race par ceux de la seconde, et celle qui fit tomber ceux-ci devant l'immense anarchie des dixième et onzième siècles, que l'on est convenu d'appeler institutions féodales, ont été diversement expliquées et caractérisées. Il n'entre pas dans mon sujet d'essayer la critique des systèmes successivement adoptés; je ferai seulement observer que, dans la plupart, on n'a pas assez tenu compte de l'état légal des pays soumis à la domination nouvelle des hommes du Nord, et du caractère même de cette domination.
Il ne faut pas perdre de vue que les Gaules, depuis l'envahissement de César jusqu'à celui de Clovis, n'ont pas cessé d'exister à l'état de pays conquis. Sous le nouveau gouvernement, les choses n'ont pas changé; le sol gaulois, tributaire d'une puissance étrangère, a continué de l'être; vaincu sous la domination romaine, il a encore été vaincu sous la domination des Barbares; pillé sous la première, il a été pillé sous la seconde; du premier au dixième siècle, il n'a pas cessé d'avoir d'autres maîtres que les propriétaires légitimes, et de satisfaire à des exactions spoliatrices, dans un intérêt qui n'était pas le sien.
Mais entre la première et la seconde conquête il existe une différence essentielle: l'une a été accomplie au nom et au profit d'un maître unique, le peuple romain et plus tard l'empereur; l'autre a été exécutée par des bandes armées, commandées par des chefs divers, sans lien commun autre que l'intérêt du moment, ou l'influence toute matérielle du plus puissant.
Ainsi, tandis que les résultats de la conquête romaine convergeaient vers un même objet et tendaient à se réunir dans une même main, ceux de la conquête barbare devaient, par la nature même de leur cause, se diviser et s'éparpiller comme les éléments qui les produisaient.
Aussi lorsque les rois de la première race s'attribuaient la puissance impériale et s'efforçaient d'en maintenir les institutions traditionnelles, ils se plaçaient en dehors des événements auxquels ils devaient leur position. C'était une lutte qu'ils élevaient contre la réalité et dans laquelle ils devaient succomber.
L'objet de la conquête barbare, comme celui de la conquête romaine, était le butin, la richesse, les biens de ce monde; mais le barbare agissait individuellement; le chef de bande pillait et envahissait pour lui et pour les siens; l'appropriation personnelle, et non l'accroissement de son pays ou l'honneur de sa patrie, était son but, et ce but de toutes les intentions actives devait être atteint.
Lors donc qu'après avoir triomphé des résistances rattachées à l'impulsion que la domination romaine avait imprimée aux événements, les chefs d'arimanie, les hommes puissants par le nombre de leurs vassaux, parvinrent à réaliser l'esprit de l'envahissement et à lui rendre son caractère véritable et primitif, le butin se trouva divisé comme l'armée victorieuse; il devint patrimoine et propriété privée, comme il devait l'être; les cens, les tributs, les obligations imposées aux vaincus, les redevances et les vexations de toutes sortes, créées par l'avidité romaine et le génie fiscal de la plus rapace des nations, eurent le sort du vase de Soissons; cette richesse saisissable, et depuis longtemps dévolue au conquérant étranger, se fixa dans les mains de maîtres héréditaires et la conquête fut accomplie.
L'impôt romain, tombé dans le domaine privé des comtes barbares, a formé la justice seigneuriale.—Une fois tombée dans le domaine privé, cette portion des revenus du sol n'en sortit plus; elle s'accrut ou diminua suivant que celui auquel elle se trouva dévolue fut puissant ou faible; mais jamais elle ne cessa d'être distincte de la part du propriétaire; en un mot, l'appropriation particulière du census (cens), loin d'opérer sa confusion avec le reditus (revenu), l'en sépara plus profondément.
Ainsi la part de la conquête, de l'envahissement et de la force, constituée par l'invasion romaine, recueillie et patrimonialisée par l'invasion barbare, a formé dans la richesse particulière un élément propre et permanent; cet élément, maintenu par la puissance et l'énergie de l'intérêt privé, a duré jusqu'à la grande révolution de 1789 qui, après dix-huit siècles d'oppression, a rendu au sol sa liberté première.
Le système de droits et de produits dont l'historique vient d'être sommairement tracé, constituait ce que sous le régime seigneurial on nommait la justice, expression dont le sens est bien éloigné de celui qu'on lui prête aujourd'hui.
Exposé historique du fief.
Des potentes (puissants) sous la domination romaine.—A côté du census (cens) et des fonctiones publicæ (fonctions publiques) recueillis par l'agent du fisc romain, puis par la justice barbare, étaient les reditus, les revenus, profits de la propriété du sol et attribués au possessor (propriétaire). Ces droits ont aussi leur histoire. On a vu les premiers engendrer la justice; ceux-ci ont formé le fief.
Les lois de Théodose et de Justinien distinguent deux espèces de possesseurs, les petits et les grands. Les premiers sont exercés [34] par les curiales, les seconds le sont par les præsides (présidents) des provinces, et même en certains cas par l'empereur, lorsque leur résistance est à craindre pour le præses ( président) lui-même [35].
Ces grands propriétaires, dont la puissance peut balancer celle des grands officiers, et contre laquelle vient se briser celle du curiale, sont désignés sous le nom de potentes, potentiores (puissants).
Leur influence est indiquée, sous un autre rapport, comme également redoutable à l'autorité publique.
Les empereurs ont dû, par des édits répétés, défendre que les puissants prissent des plaideurs sous leur protection ou plaçassent sous leur nom des propriétés qui ne leur appartenaient pas [36]. Ces lois et les monuments de cette époque nous montrent les petits propriétaires se réfugiant à l'abri des grands, plaçant leurs biens et leurs personnes sous leur nom et sous leur autorité; c'est ce que nous avons déjà vu à l'égard des immunités. Le possesseur d'un petit domaine, incapable de résister aux exactions des officiers publics, le livrait à l'immuniste, pour partager les avantages de l'immunité, ou au riche, pour profiter de sa puissance.
De l'influence des potentes sous les rois germains.—L'influence des potentes (puissants), loin de diminuer sous la domination barbare, dut s'accroître, car la cause en était dans la faiblesse du pouvoir suprême, plus chancelant encore aux mains des rois germains que dans celles des empereurs. Aussi, non-seulement les potentes continuent-ils de figurer dans les actes législatifs, mais encore leur puissance paraît légitimée; il semble que c'est un fait auquel le pouvoir public se résigne; l'autorité les accepte, et les ordres des rois barbares, s'adressant à ceux qui gouvernent, comprennent parmi eux les potentes, sans autre désignation [37].
Quelle que soit la puissance de Charlemagne et la force des institutions qu'il établit, l'autorité de ses officiers doit fléchir comme celle des empereurs romains devant l'influence des potentes, et c'est à lui qu'il doit réserver le jugement des affaires dans lesquelles ils sont intéressés: «Que le comte de notre palais sache bien qu'il ne doit pas s'immiscer sans notre ordre dans les causes des potentes (puissants), et qu'il ne doit se mêler que des affaires judiciaires des pauvres et des gens peu puissants [38].» Il redoute leur indépendance à ce point qu'il refuse de leur confier même l'administration de ses biens personnels; en parlant du choix des intendants de ses domaines, il dit: «Ne faites pas des maires ou intendants des potentes (puissants), mais choisissez plutôt des hommes de médiocre importance parce qu'ils seront fidèles [39].»
Du patrociniat et de la recommandation.—C'était à la propriété que les potentes (puissants) devaient leur puissance sous la domination romaine. «Les potentes, dit Cujas, sont ceux qui sont puissants par leurs richesses et leur influence, et qui sont difficiles à attaquer en justice.» Dans toute organisation sociale, celui qui peut disposer d'une grande richesse jouira toujours d'une influence et d'une autorité devant lesquelles le principe d'égalité devra fléchir, quelques attentives que soient les lois, à en préserver l'administration de la justice. Sous le gouvernement des rois barbares, la richesse territoriale perdit de l'influence morale qu'elle est naturellement appelée à exercer dans des institutions régulières, mais elle regagna sous un autre rapport et pour une autre cause.
Les historiens nous représentent les nations germaines constituées en bandes armées, sous le commandement d'un chef élu; les liens qui rattachent les membres de la bande à son chef sont des présents, des dons, qui servent de cause à la fidélité et au service du premier envers le second.
Le commandant reçoit, dans les écrits romains, le nom de senior (seigneur); son droit sur ses affidés celui de senioratus (séniorat); ceux-ci sont nommés arimanni vassi (vassaux arimans).
Cette organisation de la bande rencontra sur le territoire romain l'usage ou la tendance du patrociniat; une grande similitude de moyens et d'objet dut bientôt confondre ces deux modes d'associations.
Les lois des Visigoths, dans la rédaction desquelles la langue latine subit moins que dans le nord l'influence des expressions teutoniques, rendit le mot séniorat par le mot patrocinium (patronage, patrociniat); le senior (seigneur) fut à ses yeux le patronus (patron). «Si quelqu'un a donné des armes à celui qu'il a sous son patronage, qu'elles restent entre les mains de celui à qui elles ont été données; mais si celui-ci se choisit un autre patron, il aura la liberté de le faire, mais il devra rendre au patron qu'il quitte tout ce qu'il aura reçu de lui [40].»
Le séniorat ou le patrociniat eut donc deux moyens: le premier, dérivant des usages germaniques, consista dans la donation que fit le puissant (potens) de terres dépendantes de son domaine; cette donation se fit à titre de bénéfice (jure beneficio); moyennant cette attribution, le donataire fit partie de la bande; il eut droit à la protection du senior, du patronus (seigneur, patron); il dut à celui-ci la fidélité et le service [41].
Le second fut la recommandation et la continuation de la mesure vainement interdite par les empereurs romains [42]. Le petit propriétaire, incapable de se défendre contre le double pillage des exacteurs publics et des potentes voisins, fit choix de l'un d'eux et le constitua son patron, lui livrant sa propriété pour la recevoir immédiatement à titre de bénéfice, aux mêmes charges et conditions que le vassus (vassal).
Du séniorat; de ses conditions; du fief.—Je ne suivrai point ici les diverses vicissitudes au travers desquelles le séniorat s'établit et comment se constitua le pouvoir féodal; il me suffira de rappeler que la constitution du patrocinium (patronage) comportait deux éléments: d'abord la richesse qu'il avait pour condition essentielle de maintenir et d'accroître; ensuite, et surtout lorsque la puissance publique s'évanouit, la force armée. Le seigneur devait donc s'assurer du produit et des soldats.
Ce fut le double objet des concessions ou des retenues bénéficiaires: toutes comportent de la part du bénéficier, soit qu'il tienne sa terre d'une attribution gratuite et directe, soit qu'elle lui soit retournée par la voie de recommandation, l'obligation ou d'un cens en argent, en nature, ou en travaux, ou celle d'un service personnel, le plus souvent militaire. Les terres de la première condition furent qualifiées in censu (à cens), celles de la seconde furent dites in feodo (à fief). Plus tard, la charge détermina le nom de la concession; les terres données in censu (à cens) furent dites censives ou terres censuelles; celles qui furent assujetties au service militaire furent nommées feuda (fiefs), possessions féodales. Le terme de bénéfice [43] fut supprimé dans les actes et remplacé par celui qui désignait la catégorie particulière de la possession.
Championnère, De la Propriété des Eaux courantes.....
ouvrage contenant l'exposé complet des institutions seigneuriales,
1 vol. in-8o. Paris, 1846 [44].