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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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LE ROI D'ANGLETERRE A PARIS.
1254.

Le roi d'Angleterre Henri III étant venu à la noble maison de religieuses qu'on appelle Fontevrault [248], s'y mit en prière sur les tombes de ses prédécesseurs qui y avaient été enterrés. Puis, étant venu au sépulcre de sa mère, Isabelle, qui était dans le cimetière, il fit transférer le corps dans l'église, fit élever par-dessus un mausolée, et offrit, en ce lieu et en d'autres lieux de la même église, de précieuses étoffes de soie, accomplissant ainsi ce commandement du Seigneur: «Honore ton père et ta mère...»

Se sentant malade, il alla semblablement à Pontigny, se mit pieusement en prière sur la tombe et sur la châsse de saint Edmond, et recouvra le bienfait de la santé. Il offrit donc en ce lieu des tapis et des présents précieux et dignes d'un roi.

A la même époque, comme le seigneur roi d'Angleterre désirait ardemment depuis longtemps voir le royaume de France, le seigneur roi son beau-frère [249], la dame reine de France, sœur de la dame reine d'Angleterre, les cités et les églises de France, les mœurs et l'intérieur des Français, et la très noble chapelle du roi de France, qui est à Paris, ainsi que les incomparables reliques qui y sont gardées, il envoya au roi de France des députés solennels et quand il eut obtenu passage en toute bienveillance et sécurité, il rassembla son escorte et sa très-noble compagnie, puis dirigea sa marche vers la ville d'Orléans.

Le très-pieux roi de France ordonna formellement aux seigneurs de sa terre et aux citoyens des cités par lesquelles le roi d'Angleterre devait passer de faire déblayer les rues des immondices, des souches de bois et de tout ce qui pourrait blesser la vue, de suspendre partout des tapis, des feuillages et des fleurs; de parer avec tous les ornements qu'ils pourraient trouver les façades des églises et des maisons; de le recevoir avec respect et allégresse, au bruit des cantiques et des cloches, à la lueur des cierges, et revêtus de leurs habits de fête; d'aller à sa rencontre quand il viendrait, et de le servir avec empressement pendant son séjour.

Or, le seigneur roi de France, instruit de l'arrivée du seigneur roi d'Angleterre, alla au devant de lui jusqu'à Chartres. En se voyant ils se précipitèrent dans les bras l'un de l'autre et se donnèrent le baiser. Ils se témoignèrent leur amitié par des salutations mutuelles et par un échange de paroles affables. Le seigneur roi de France ordonna qu'on fournît libéralement à ses frais des procurations [250] opulentes et splendides au seigneur roi d'Angleterre, tant qu'il serait dans son royaume; ce que le seigneur roi d'Angleterre accepta volontiers en partie. Le roi avait en sa compagnie propre mille chevaux magnifiques, montés par des personnages de marque, sans compter les chariots et les bêtes de somme, ainsi que les chevaux d'élite; le tout formant une multitude si nombreuse, que les Français étaient stupéfaits de cette nouveauté imprévue. En outre, pendant toute la journée, et de jour en jour, la compagnie des deux rois s'accrut immensément et merveilleusement, comme a coutume de le faire un fleuve grossi par les torrents. En effet, la reine de France, avec sa sœur la comtesse d'Anjou et de Provence, vint au-devant d'eux pour trouver ses autres sœurs, la reine d'Angleterre et la comtesse de Cornouailles, ainsi que le seigneur roi d'Angleterre, pour se féliciter, se consoler mutuellement et se témoigner leur amitié par des salutations et des entretiens familiers. Or, leur mère, la comtesse de Provence, nommée Béatrix, était présente et pouvait se glorifier, comme une autre Niobé, en considérant ses enfants, car il n'y avait pas dans le sexe féminin une seule mère au monde qui pût se glorifier et se féliciter des nobles fruits de son ventre, comme elle de ses filles.

Cependant les écoliers de Paris, surtout ceux qui étaient anglais de nation [251], étant instruits de l'arrivée de si grands rois et de si grandes reines, et d'une foule de seigneurs incomparables, suspendirent pour le moment leurs lectures et leurs disputations, parce que c'était une époque entièrement consacrée à la joie, retranchèrent quelque chose sur les portions communes de la semaine, achetèrent des cierges et des habits de fête, qu'on appelle vulgairement cointises, se procurèrent tout ce qui pouvait servir à témoigner leur joie, et allèrent au-devant des nobles visiteurs, en chantant, en portant des rameaux et des fleurs, des guirlandes et des couronnes, et au son des instruments de musique. Or, le nombre de ceux qui arrivaient et de ceux qui venaient à leur rencontre était immense. Jamais dans les temps passés on n'avait vu en France une aussi belle fête, ni un si grand ou si solennel rassemblement que celui qui se portait à la rencontre des arrivants. Les écoliers et les citoyens passèrent tout ce jour-là, et la nuit et les jours suivants, dans la joie, parcourant la ville, merveilleusement tapissée; ce n'étaient que chansons, que flambeaux, que fleurs, que cris d'allégresse, enfin toutes les pompes de ce monde.

Lorsque les rois et ceux qui les servaient et les accompagnaient, cortége dont le nombre aurait pu former une copieuse armée, furent arrivés à Paris, et qu'une telle et si grande noblesse de l'Université de Paris fut venue au-devant d'eux, le roi de France se réjouit beaucoup et rendit grâces aux clercs des honneurs de toutes espèces qu'ils rendaient à ses hôtes. Puis le seigneur roi de France dit au seigneur roi d'Angleterre: «Ami, voici que la ville de Paris est à ta disposition; où te plaît-il de prendre ton logis? Là est mon palais, au milieu de la ville: s'il t'agrée de t'y arrêter, que ta volonté soit faite. Si tu préfères le Vieux-Temple, qui est hors la ville et où le local est plus spacieux, ou bien tout autre endroit qui te plaise davantage, tu n'as qu'à vouloir.» Le seigneur roi d'Angleterre choisit pour hôtel le Vieux-Temple, parce que sa compagnie était nombreuse et qu'il y a dans ce même Vieux-Temple des bâtiments suffisants et convenables pour une nombreuse armée. En effet, quand tous les Templiers d'en deça des monts se rendent aux époques et aux termes fixés à leur chapitre général, ils trouvent là des logements convenables. Or, il faut qu'ils reposent tous dans un seul palais, car ils traitent de nuit leurs affaires dans le chapitre. Cependant, quoiqu'il y eût tant de logements dans l'intérieur du palais, la compagnie du roi était tellement nombreuse, que beaucoup furent forcés de dormir à la belle étoile, sans que les maisons voisines qui s'étendaient du côté de la place qu'on appelle la Grève pussent suffire à cette foule. Les chevaux furent placés hors des bâtiments, dans les lieux qui parurent les plus propres à devenir des étables.

Le roi d'Angleterre ayant donc choisi le Vieux-Temple pour son logis, ordonna que le lendemain de grand matin toutes les maisons du même palais, c'est-à-dire du même Temple, fussent remplies de pauvres que l'on ferait manger. Chacun de ces pauvres, quoique leur nombre fût considérable, fut abondamment servi en viandes et en poissons avec le pain et le vin.

Ce même lendemain, tandis que les pauvres étaient restaurés à la première et à la troisième heure, le seigneur roi d'Angleterre, conduit par le roi de France, visita la très-magnifique chapelle qui est dans le palais même du roi de France [252], ainsi que les reliques qui s'y trouvent et qu'il honora par des prières et par des offrandes royales. Il visita semblablement les autres lieux honorables de la ville, pour y prier dévotement avec vénération, et il y laissa des offrandes.

Ce même jour, le seigneur roi de France, comme il en était convenu d'avance, dîna avec le seigneur roi d'Angleterre au susdit Vieux-Temple, dans la grande salle royale, avec la nombreuse suite des deux rois. Toutes les cours du palais étaient remplies de gens qui mangeaient, et il n'y avait ni à la porte principale, ni à aucune entrée, des huissiers ou des gardes pour écarter ceux qui voulaient prendre place; il y avait libre accès et repas abondant pour tous ceux qui se présentaient. Or, la multiplicité des mets de toutes espèces allait jusqu'à pouvoir faire naître le dégoût parmi les convives. Après le festin, le seigneur roi d'Angleterre envoya aux seigneurs français, dans leurs hôtels, de superbes coupes en argent, des fermoirs en or, des ceintures de soie, et d'autres présents tels qu'il convenait à un si grand roi d'en donner, et à de si nobles seigneurs d'en recevoir gracieusement.

Jamais, à aucune époque dans les temps passés, même du vivant d'Assuérus, d'Arthur ou de Charles, ne fut célébré un repas si splendide et si nombreux; car on y remarqua d'une manière éclatante la fertile variété des mets, la délicieuse fécondité des boissons, l'empressement joyeux des serviteurs, le bel ordre des convives, l'abondante libéralité des présents. Or, il y avait là des personnages vénérables qui non-seulement n'ont pas de supérieurs dans le monde, mais encore dont on ne pourrait trouver les égaux.

Or, le repas fut donné dans la grande salle royale du Temple, où l'on avait suspendu de tous côtés, selon la coutume d'outre-mer, autant de boucliers qu'il en fallait pour couvrir les quatre murailles, et parmi eux se trouvait le bouclier de Richard roi d'Angleterre. Aussi un certain plaisant dit au seigneur roi d'Angleterre: «Messire, pourquoi avez-vous invité les Français à venir dîner et se réjouir avec vous dans cette salle? Voici le bouclier du roi d'Angleterre Richard au Grand-Cœur. Ils ne pourront manger sans avoir peur et sans trembler.» Mais laissons cela. Voici l'ordre dans lequel les convives étaient disposés. Le seigneur roi de France, qui est le roi des rois de la terre [253], tant à cause de l'huile céleste dont il a été oint qu'à cause de son pouvoir et de sa prééminence en chevalerie, s'assit au milieu, ayant à sa droite le seigneur roi d'Angleterre et le seigneur roi de Navarre [254] à sa gauche. Comme le seigneur roi de France s'efforçait de régler les places autrement, de telle sorte que le roi d'Angleterre fût assis au milieu et à la place la plus élevée, le seigneur roi d'Angleterre lui dit: «Non pas, messire roi, prenez le lieu le plus honorable, c'est-à-dire la place du milieu et la plus élevée; car vous êtes mon seigneur et le serez, et vous en savez la cause [255].» Alors le pieux roi de France reprit, mais à voix basse: «Plût à Dieu que chacun obtînt son droit sans être lésé; mais l'orgueil des Français ne le souffrirait pas.» Or, laissons ce sujet. Ensuite les ducs prirent place à la même table, selon leurs dignités et prééminences; ils étaient au nombre de vingt-cinq, et les personnes qui étaient assises aux places les plus élevées se trouvaient cependant mêlées aux ducs susdits. De plus, douze évêques assistèrent à ce festin; ils étaient placés avant certains ducs, et se trouvaient cependant mêlés aux barons. On ne peut fixer le nombre des chevaliers de renom qui prirent place à leur tour. Les comtesses étaient au nombre de dix-huit, parmi lesquelles il y avait deux sœurs des deux reines susdites, savoir: la comtesse de Cornouailes, la comtesse d'Anjou et de Provence, qui étaient comparables à des reines, ainsi que la comtesse Béatrix, mère de toutes. Après le repas, qui fut abondant et splendide, quoique ce fût un jour à poisson, le roi d'Angleterre vint loger cette nuit-là dans le grand palais du seigneur roi de France, qui est au milieu de la ville de Paris. En effet, le seigneur roi de France l'exigea formellement, et dit en plaisantant: «Laissez-moi faire, car il convient que j'accomplisse tout ce qui est courtoisie et justice;» puis il ajouta en souriant: «Je suis seigneur et roi dans mon royaume, je veux donc être le maître chez moi.» Le roi d'Angleterre alors se laissa conduire.

Quand le roi d'Angleterre eut traversé un faubourg qu'on appelle la Grève et ensuite un faubourg du côté de Saint-Germain l'Auxerrois, puis après un grand pont [256], il considéra l'élégance des bâtiments qui dans la ville de Paris sont faits en chaux cuite, c'est-à-dire en plâtre, ainsi que les maisons à trois arceaux et à quatre étages ou même plus, aux fenêtres desquelles apparaissait une multitude infinie de personnes des deux sexes; et une foule serrée s'agglomérait et se pressait à l'envi pour voir le roi d'Angleterre à Paris. Sa renommée brilla du plus grand éclat et fut portée aux nues par les Français, à cause de ses largesses et de ses présents, de la libéralité qui convenait à ce jour-là, de l'abondance de ses aumônes, de la belle ordonnance de sa compagnie, et enfin parce que le seigneur roi de France s'était uni par mariage à une sœur et le seigneur roi d'Angleterre à l'autre sœur.

Les rois de France et d'Angleterre restèrent ensemble pendant huit jours, se récréant mutuellement par des entretiens longtemps désirés. Or, le pieux roi de France disait: «N'avons-nous pas épousé les deux sœurs et nos frères [257] les deux autres? Tous les enfants, filles ou garçons, qui ont tiré ou qui tireront naissance d'icelles seront comme frères et sœurs. Oh! s'il y avait entre pauvres hommes pareille affinité ou consanguinité, combien ils se chériraient mutuellement, combien ils seraient unis du fond du cœur! Je m'afflige, le Seigneur le sait, de ce que notre affection réciproque ne puisse être parfaitement d'accord en tout. Mais l'opiniâtreté de mes barons ne se soumet pas à ma volonté; car ils disent que les Normands ne sauraient pas observer pacifiquement leurs bornes ou leurs limites sans les violer; et par ainsi tu ne peux recouvrer tes droits [258].» Mais laissons ce sujet. Le seigneur roi d'Angleterre, en se séparant de la présence dudit roi de France, fut reconduit par lui l'espace d'une journée de marche. Or, il fut reconnu, par un calcul certain, qu'il avait répandu en dépenses faites à Paris 1,000 livres d'argent, sans compter les présents inappréciables qu'il avait tirés de son trésor, non sans le diminuer beaucoup. Cependant l'honneur du seigneur roi d'Angleterre et de tous les Anglais ne fut pas médiocrement exalté ni faiblement augmenté.

Un jour, tandis que les deux rois s'entretenaient, le roi de France dit au roi d'Angleterre: «Ami, combien douces tes paroles sont à mes oreilles; réjouissons-nous en conversant ensemble, car peut-être ne jouirons-nous jamais une autre fois à l'avenir d'un entretien mutuel.» Puis il ajouta: «Mon ami roi, il n'est pas facile de te démontrer quelle grande et douloureuse amertume de corps et d'âme j'ai éprouvée, par amour pour le Christ, dans mon pèlerinage; quoique tout ait tourné contre moi, je n'en rends pas moins grâces au Très-Haut; car en revenant à moi-même, et en entrant et rentrant dans mon cœur, je me réjouis plus de la patience que le Seigneur m'a donnée par sa faveur spéciale, que s'il m'eût accordé l'empire du monde entier.»

Lorsque les deux rois se furent avancés l'espace d'environ une journée de marche, ils se séparèrent l'un de l'autre, et, s'étant détournés quelque peu à l'écart sur le bord de la route, ils se dirent des paroles secrètes et amicales. Le roi de France dit alors en soupirant: «Plût à Dieu que les douze pairs de France et le baronnage consentissent à mon désir [259]; nous serions certes des amis indissolubles. Notre discorde est pour les Romains une excitation à se déchaîner et un sujet de s'enorgueillir.» S'étant donc baisés et embrassés réciproquement, ils se quittèrent.

Matthieu Paris, la Grande Chronique, traduite par M. Huillard-Bréholles.

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