L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
AUTRE RÉCIT DE LA BATAILLE DE TIBÉRIADE.
L'historien Emad-Eddin [127], qui se trouva à cette bataille, remarque avec étonnement que tant que les cavaliers chrétiens purent se tenir à cheval ils restèrent intacts; car ils étaient couverts de la tête aux pieds d'une sorte de cuirasse tissue d'anneaux de fer qui les mettait à l'abri des coups; mais dès que le cheval tombait, le cavalier était perdu. «Cette bataille, ajoute l'auteur, se livra un samedi. Les chrétiens étaient des lions au commencement du combat, et ne furent plus à la fin que des brebis dispersées. De tant de milliers d'hommes, il ne s'en sauva qu'un petit nombre. Le champ de bataille était couvert de morts et de mourants. Je traversai moi-même le mont Hittin; il m'offrit un horrible spectacle. Je vis tout ce qu'une nation heureuse avait fait à un peuple malheureux. Je vis l'état de ses chefs: qui pourrait le décrire? Je vis des têtes tranchées, des yeux éteints ou crevés, des corps couverts de poussière, des membres disloqués, des bras séparés, des os fendus, des cous taillés, des lombes brisés, des pieds qui ne tenaient plus à la jambe, des corps partagés en deux, des lèvres déchirées, des fronts fracassés. En voyant ces visages attachés à la terre et couverts de sang et de blessures, je me rappelai ces paroles de l'Alcoran: l'infidèle dira: «Que ne suis-je poussière? Quelle odeur suave s'exhalait de cette terrible victoire!»
Après ces réflexions qui montrent le goût arabe, l'auteur présente un autre tableau: «Les cordes des tentes, dit-il, ne suffirent pas pour lier les prisonniers. J'ai vu trente à quarante cavaliers attachés à la même corde; j'en ai vu cent ou deux cents mis ensemble et gardés par un seul homme. Ces guerriers, qui naguère montraient une force extraordinaire et qui jouissaient de la grandeur et du pouvoir, maintenant le front baissé, le corps nu, n'offraient plus qu'un aspect misérable. Les comtes et les seigneurs chrétiens étaient devenus la proie du chasseur, et les chevaliers celle du lion. Ceux qui avaient humilié les autres l'étaient à leur tour; l'homme libre était dans les fers; ceux qui accusaient la vérité de mensonge et qui traitaient l'Alcoran d'imposture étaient tombés au pouvoir des vrais croyants.»
Après la bataille, Saladin se retira dans sa tente, et fit venir auprès de lui le roi Guy avec les principaux prisonniers. Il voulut que le roi s'assît à ses côtés; et comme ce prince était pressé par la soif, il lui fit apporter de l'eau de neige. Le roi, après avoir bu, présenta le vase à Renaud; aussitôt Saladin s'écria: «Ce n'est pas moi qui ai dit à ce misérable de boire; je ne suis pas lié envers lui.» En effet, suivant la remarque de Kemal-Eddin, la coutume était chez les Arabes de ne jamais tuer un prisonnier auquel on avait offert à boire et à manger. Or, déjà deux fois Saladin avait fait vœu de tuer Renaud, s'il l'avait jamais entre ses mains; la première, lorsque celui-ci fit mine d'attaquer La Mecque et Médine; la seconde, quand il enleva la caravane en pleine paix. Le sultan se tourna donc vers Renaud, et lui reprocha d'un air terrible ses attentats; puis, s'avançant vers lui, il lui déchargea un coup d'épée. A son exemple, les émirs se jetèrent sur Renaud, et lui coupèrent la tête. Le tronc alla tomber aux pieds du roi. A cette vue, le roi devint tout tremblant; mais Saladin se hâta de le rassurer, et promit de respecter sa vie.
Kemal-Eddin rapporte que ce qui avait le plus irrité Saladin contre Renaud, c'est que quand ce dernier enleva injustement la caravane musulmane, il disait à ces malheureux, par forme de raillerie, d'invoquer Mahomet pour voir s'il viendrait à leur secours, et que le sultan lui dit en cette occasion: «Eh bien! que t'en semble? n'ai-je pas assez vengé Mahomet de tes outrages?» Ensuite, ajoute Kemal-Eddin, il proposa à Renaud de se faire musulman; celui-ci s'y refusa, disant qu'il aimait mieux mourir.
Ensuite le sultan fit conduire à Damas le roi et les seigneurs qui étaient captifs avec lui. A l'égard des Templiers et des Hospitaliers, Ibn-Alatir rapporte que le prince réunit tous ceux qu'il avait entre les mains, et leur fit couper la tête. Il ordonna aussi à tous ceux de son armée qui avaient de ces religieux entre les mains de les faire mourir; puis, jugeant que les soldats ne seraient pas assez généreux pour faire ce sacrifice, il promit cinquante pièces d'or pour chaque Templier et Hospitalier qu'on lui céderait. Deux cents de ces guerriers qu'on lui amena furent aussitôt décapités. Ce qui le porta à cette exécution, c'est que les Templiers et les Hospitaliers faisaient comme par état la guerre à l'islamisme, et qu'ils étaient ses plus cruels ennemis. Aussi Aboulfarage dans sa chronique syriaque, met-il en cette occasion ces paroles dans la bouche de Saladin: «Puisque l'homicide, quand il peut tourner au bien de la religion, leur paraît une chose si douce, faisons-les mourir à leur tour.» Saladin manda également à son lieutenant à Damas de faire mettre à mort tous les chevaliers qui seraient dans cette ville, qu'ils lui appartinssent ou qu'ils appartinssent à des particuliers. Ce qui fut exécuté.
On lit dans Emad-Eddin, témoin oculaire, que pendant le massacre des chevaliers, Saladin était assis le visage riant, et que les chevaliers avaient l'air abattu. L'armée musulmane était rangée en ordre de bataille et les émirs placés sur deux rangs. Quelques-uns des exécuteurs, ajoute l'auteur, coupèrent la tête des prisonniers avec une adresse qui leur mérita des éloges; plusieurs cependant se refusèrent à ce ministère, d'autres en chargèrent leurs voisins. Avant de les égorger, on leur proposait d'embrasser l'islamisme, ce qui fut accepté par un très-petit nombre.
Telle est la manière dont les auteurs arabes racontent la bataille de Tibériade. Le compilateur des Deux Jardins rapporte plusieurs lettres qui furent écrites en cette occasion. On lisait dans une de ces lettres, envoyée à Bagdad, que sur 45,000 hommes dont se composait l'armée chrétienne, il en avait échappé à peine mille; et qu'un pauvre soldat musulman, ayant un prisonnier entre les mains, l'échangea contre une paire de sandales, afin, disait-il, qu'on sût dans la suite que le nombre des prisonniers avait été si grand qu'on les vendait pour une chaussure.
Une autre de ces lettres commençait ainsi: «Quand nous passerions le reste de notre vie à remercier Dieu de ce bienfait, nous ne pourrions nous acquitter dignement.» Une troisième s'exprimait de la sorte: «Non, la victoire que je vous annonce n'a point eu de pareille. Je vais vous en retracer succinctement une petite partie; car de vouloir vous en dire seulement la moitié, cela serait impossible.» L'auteur de la lettre, poursuivant son récit, raconte avec le plus grand sang-froid les détails les plus horribles. Après avoir dit qu'à Damas les prisonniers chrétiens se vendaient au marché à trois pièces d'or l'un, et que vu leur trop grand nombre on avait pris le parti de joindre ensemble les maris, les femmes et les enfants, il ajoute qu'il n'était pas rare de rencontrer dans les rues des têtes de chrétiens exposées en guise de melons. C'est qu'en Syrie, comme dans certaines villes d'Italie, on est dans l'usage d'exposer les melons coupés par le milieu, sur des espèces de chevalets, en forme de pyramides, et il paraît que les dévots musulmans avaient imaginé d'acheter des prisonniers pour leur couper la tête, et de donner ainsi ces têtes en spectacle.
Reinaud, Bibliothèque des Croisades, t. IV, p. 196.