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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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LA COMMUNE DE LAON.
1112.

La ville de Laon depuis longtemps était accablée d'un si grand malheur, que personne n'y craignait Dieu ni aucun maître, et que chacun, selon sa puissance et son caprice, remplissait la république de meurtres et de brigandages. Les choses en étaient venues à ce point que si le roi venait à Laon, lui qui, comme souverain, avait le droit d'exiger le respect dû à sa dignité, lui-même était aussitôt vexé dans ce qui lui appartenait; quand on conduisait, matin et soir, ses chevaux à l'abreuvoir, on les enlevait violemment après avoir accablé ses gens de coups. On avait pris l'habitude de traiter les clercs eux-mêmes avec mépris; on n'épargnait ni leurs personnes, ni leurs biens. Mais que dire du sort des gens du peuple? Aucun laboureur ne pouvait entrer dans la ville ou même en approcher, sans être, à moins d'un sauf-conduit bien en règle, jeté en prison et obligé de payer rançon, ou bien cité en jugement sans raison.

Citons pour exemple un fait que l'on regarderait comme impie s'il se fût passé chez les barbares, et cela au jugement même de ceux qui ne reconnaissent aucune loi. Le samedi les paysans quittaient leur campagne, et venaient à Laon pour acheter au marché; les gens de la ville faisaient alors le tour de la place, portant dans des corbeilles ou dans des écuelles des échantillons de légumes, de grains ou de toute autre denrée, comme s'ils eussent voulu en vendre. Ils les offraient à celui qui avait envie d'acheter de tels objets. Après que l'acheteur s'était engagé à payer le prix convenu, le vendeur lui disait: «Viens chez moi voir et examiner ce que je te vends. L'autre allait, et quand ils étaient arrivés jusqu'au coffre où était la marchandise, l'honnête vendeur levait le couvercle, disant à l'acheteur: «Mets la tête et les bras dans le coffre, et tu verras que toute cette marchandise est bien semblable à l'échantillon que je t'ai montré sur la place.» Lorsque l'acheteur avait sauté sur le bord du coffre et qu'il y était suspendu sur le ventre, la tête et les épaules dans le coffre, l'honnête vendeur, qui était derrière, soulevait l'imprudent paysan par les pieds, le lançait dans le coffre, et, laissant tomber le couvercle aussitôt, le tenait dans cette prison jusqu'à ce qu'il ait payé sa rançon. Ces actes et bien d'autres du même genre se passaient dans la ville. Les grands et leurs gens volaient et faisaient le brigandage publiquement et à main armée; il n'y avait de sécurité pour quiconque se trouvait dans les rues pendant la nuit; on était arrêté, fait prisonnier ou égorgé.

Le clergé et les grands voyant ce qui se passait et tâchant par tous les moyens d'extorquer de l'argent aux hommes du peuple, leur firent offrir par des députés de leur octroyer, moyennant une bonne somme, la permission d'établir une commune. Or, voici ce qu'on entendait par ce nom exécrable et nouveau. Tous les habitants soumis à l'obligation de payer un certain cens devaient une seule fois dans l'année payer à leur seigneur les obligations ordinaires de la servitude; et s'ils commettaient quelque acte contraire à la loi, ils pouvaient se racheter par une amende légalement fixée. A cette condition, ils étaient entièrement affranchis de toutes les autres exactions qu'on a coutume d'imposer aux serfs.

Les hommes du peuple saisirent cette occasion de se racheter d'une foule de vexations, et donnèrent de grandes sommes d'argent à ces avares, dont les mains étaient comme autant de gouffres qu'il fallait toujours remplir; devenus plus accommodants par cette pluie d'or, ils promirent aux gens du peuple, par serment, de respecter les conventions que l'on venait de faire. Après que le clergé, les grands et le peuple se furent ainsi associés pour la protection commune, l'évêque de Laon, Gaudry [97], revint d'Angleterre apportant beaucoup d'argent; furieux contre ceux qui avaient établi un tel changement dans le gouvernement de la ville, il ne voulut pas d'abord y rentrer; mais on lui offrit bientôt de fortes sommes d'or et d'argent; ses discours emportés se calmèrent, il jura de respecter les droits de la commune qui avait été établie sur le modèle de celles de Noyon et de Saint-Quentin. Des dons considérables faits par les gens du peuple engagèrent aussi le roi à confirmer et à jurer la commune par serment.

Mais qui pourra raconter les dissensions qui s'élevèrent lorsque, après avoir reçu les présents du peuple et fait tant de serments, ces mêmes hommes s'efforcèrent de renverser ce qu'ils avaient juré de maintenir et essayèrent de réduire à leur condition primitive les serfs émancipés et affranchis de toutes les violences du joug. Les grands et l'évêque étaient pleins d'envie contre les bourgeois; si un homme du peuple était cité en jugement, non par la volonté de Dieu, mais par le caprice du juge, pour dire le vrai, et condamné, on lui ravissait tout son avoir jusqu'à la ruine complète.

Les hommes chargés de frapper les monnaies, sachant bien qu'en donnant de l'argent ils se feraient facilement pardonner leurs prévarications, altérèrent les monnaies à tel point, qu'une foule de personnes furent réduites à la dernière misère. Ils fabriquèrent en effet avec du cuivre le plus vil des pièces qu'à force d'artifices ils faisaient paraître, pour un moment, plus brillantes que l'argent. Le peuple, ignorant et trompé, échangeait contre ces pièces ce qu'il avait de précieux ou quelque chose ayant de la valeur. Quant au seigneur évêque, des présents le décidaient à supporter patiemment de tels excès; il s'ensuivit que non-seulement dans le pays de Laon, mais bien plus loin encore, beaucoup de gens furent ruinés. L'évêque se trouva enfin dans l'impuissance bien méritée de conserver ou de réformer sa monnaie, dont il avait si méchamment favorisé l'altération; alors il ordonna que les oboles d'Amiens, autre monnaie très-corrompue, auraient cours dans la ville de Laon. Ne parvenant pas davantage à obtenir que les bourgeois conservassent ces espèces, il ordonna enfin que l'on frapperait de nouvelles pièces, sur lesquelles on représenterait un bâton pastoral, pour remplacer son effigie. Mais on se moqua de ces pièces, en secret cependant, et on les rejeta, car elles étaient au-dessous de la monnaie la plus détestable. Chaque fois que l'on émettait de nouvelles espèces, on rendait des édits par lesquels il était défendu de décrier les monnaies à l'effigie de l'évêque; il résultait de ces défenses des occasions continuelles de traîner devant la justice les gens du peuple accusés d'avoir mal parlé des actes de l'évêque; cette opposition servait de prétexte pour augmenter le cens et pour multiplier les exactions. Le principal agent de cette affaire était un moine, complétement déshonoré, nommé Thierry et venu de Tournay, où il était né. Il avait apporté de Flandre des lingots d'argent avec lesquels il faisait de mauvaise monnaie de Laon, qu'il faisait circuler dans tout le pays. A l'aide de présents, il captait la bienveillance des riches; il introduisit dans le pays mensonge, parjure et pauvreté, et en chassa vérité, justice et richesse. Aucune guerre, aucun pillage, aucun incendie ne firent plus de ravages dans cette province, et cela dans le temps même où Rome aimait le plus à se gorger de la bonne et ancienne monnaie de Laon.

L'évêque recommença bientôt contre un autre Gérard ce qu'il avait fait en secret contre Gérard de Crécy [98], et donna alors une preuve publique de sa cruauté. Ce Gérard était maire ou dixainier, je ne sais pas au juste lequel des deux, de paysans appartenant à l'évêque; l'évêque le haïssait plus que tout autre [99]; il parvint à s'emparer de lui, le jeta dans une prison du palais épiscopal, et pendant la nuit il lui fit arracher les yeux par un nègre de sa domesticité. Ce crime le couvrit de honte et fit renaître les bruits sur l'assassinat du premier Gérard. Et cependant tout le monde, clergé et peuple, savait que les canons du concile de Toulouse, si je ne me trompe, ordonnent aux évêques, comme aux prêtres, de s'abstenir de donner la mort et de prononcer un jugement emportant la peine de mort ou la perte d'un membre. Le roi apprit la nouvelle de ce crime; je ne sais si le saint-siége en eut connaissance, mais ce qui est sûr, c'est que le pape suspendit l'évêque de ses fonctions, et je crois que ce fut pour cette raison. Cependant, quoique suspendu, il poussa l'iniquité jusqu'à faire la dédicace d'une église, puis il partit pour Rome, apaisa le pape par ses paroles et par d'autres moyens de persuasion, et revint ayant recouvré tout son pouvoir sur nous.

Dieu, voyant que maîtres et sujets étaient tous coupables de la même scélératesse, laissa éclater ses jugements; il permit que les mauvaises passions qui se développaient depuis longtemps fissent explosion. L'évêque fit donc venir auprès de lui quelques clercs et quelques grands de la ville, et résolut de détruire, à la fin du carême et pendant les saints jours de la passion de Notre-Seigneur, la commune qu'il avait jurée et qu'il avait fait jurer au roi par ses présents. Il pria le roi de venir pour les offices de ce temps, et la veille du vendredi-saint, c'est-à-dire le jour de la Cène du Seigneur, il excita le roi à se parjurer. Dans ce jour où Gaudry devait consacrer le très-glorieux chrême, avec lequel sont oints les évêques, il n'entra même pas dans l'église; il complotait avec les gens du roi les moyens de décider le prince à détruire la commune et à rétablir les choses dans l'état primitif. Les bourgeois, qui craignaient leur ruine, promirent au roi et à ses gens 400 livres ou plus, je ne sais pas au juste; mais l'évêque et les grands engagèrent le roi à se mettre de leur côté, et lui promirent 700 livres. Le roi Louis (le Gros), fils de Philippe, était tellement remarquable de sa personne qu'il semblait créé pour la majesté du trône; brave à la guerre, prompt en affaires, inébranlable dans l'adversité, bon en toute autre chose, il mérite le blâme parce qu'il était trop accessible aux hommes vils et corrompus par l'amour de l'or. La cupidité du roi le fit s'entendre avec ceux qui lui promettaient la plus forte somme. Il consentit, malgré ce qu'il devait à Dieu, à ce que ses serments et ceux de l'évêque et des grands fussent violés et déclarés nuls, sans respecter ni l'honneur ni la solennité des jours saints. Cette même nuit le roi, redoutant le trouble que son injustice soulevait dans le peuple, voulut coucher dans l'intérieur du palais épiscopal, et partit au point du jour. Alors l'évêque déclara aux grands qu'ils pouvaient se regarder comme dégagés de l'engagement de payer au roi une si forte somme, et qu'il les délivrerait de toutes leurs promesses: «Jetez-moi, leur dit-il, dans la prison royale si je ne tiens pas la parole que je vous donne, et forcez-moi de payer rançon.»

La violation des traités qui avaient établi la commune de Laon exaspéra les bourgeois; tous ceux qui avaient des fonctions cessèrent de les remplir: savetiers et cordonniers fermèrent leurs échoppes; les aubergistes et les cabaretiers n'exposèrent aucune marchandise; tous savaient que dorénavant l'ardeur des maîtres pour le pillage ne respecterait plus aucune propriété. En effet, l'évêque et les grands se mirent à rechercher la fortune d'un chacun; et ils voulurent que chaque bourgeois payât pour la destruction de la commune, autant qu'il avait payé pour son établissement. Tout ce que je viens de raconter se passa le vendredi saint; ce qui suit eut lieu le samedi saint; et c'est ainsi que les âmes se disposèrent par l'homicide ou le parjure à recevoir le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ. L'évêque et les grands pendant les jours saints n'étaient occupés que des moyens à l'aide desquels ils pourraient enlever au peuple tout ce qu'il possédait. Du côté du peuple, une rage de bête féroce, et non pas la colère, soulevait les petites gens, et ils résolurent et jurèrent tous ensemble de tuer l'évêque et ses complices. Quarante d'entre eux, dit-on, firent ce redoutable serment; mais leur projet transpira. Maître Anselme [100] en eut connaissance, et le soir du samedi saint, il fit dire à l'évêque, qui allait se coucher, de ne pas venir aux matines, parce qu'on le tuerait si on le voyait; mais l'évêque, stupide plus qu'on ne peut le dire, s'écria: «Fi donc, de telles gens me tueraient!» Cependant, tout en parlant de ces gens avec un mépris affecté, il n'osa pas aller aux matines ni venir dans l'église.

Le lendemain il donna ordre à ses gens et à quelques soldats de cacher des épées sous leurs vêtements et de marcher derrière lui lorsqu'il suivrait son clergé à la procession. Pendant qu'elle défilait, il y eut un peu de désordre, comme cela arrive quand il y a beaucoup de foule; en ce moment, un bourgeois, sortant de dessous une voûte et croyant que l'on commençait à exécuter le meurtre juré, se mit à crier à plusieurs reprises, comme pour donner le signal: «Commune, commune!» Mais parce que c'était une bonne fête, ces cris restèrent sans effet, mais ils donnèrent des soupçons au parti opposé. Aussi, quand l'évêque eut célébré l'office de la messe, il fit venir des terres de l'évêché un grand nombre de paysans; les uns furent chargés de défendre les tours de l'église, les autres de bien garder le palais; il devait cependant bien peu compter sur ces hommes, car ils savaient bien que l'argent promis au roi par l'évêque serait certainement payé par eux.

La coutume à Laon est que le second jour après Pâques le clergé aille en procession faire une station à l'église de Saint-Vincent. Les bourgeois résolurent de mettre à exécution ce jour-là leurs projets, qui avaient été découverts la veille; mais ils ne le firent pas, parce qu'ils ne savaient pas que tous les grands étaient avec l'évêque. Comme on était déjà arrivé au troisième jour après Pâques, l'évêque, rassuré, renvoya les paysans qu'il avait chargés de défendre les tours et son palais et qu'il avait forcés d'y vivre à leurs frais.

Le cinquième jour après Pâques, dans l'après-midi, l'évêque s'occupait, avec l'archidiacre Gauthier, de fixer les sommes qu'il voulait faire payer aux bourgeois, quand tout à coup il se fait un grand bruit dans la ville, où le peuple criait: «Commune, commune!» Des bandes de bourgeois armés d'épées, de haches à deux tranchants, d'arcs, de cognées, de massues et de lances, envahissent l'église de la sainte Vierge-Marie, et entrent dans le palais épiscopal. A cette nouvelle, les grands, qui avaient promis à l'évêque de venir le secourir en cas de besoin, arrivèrent de tous côtés. Le châtelain Guinimar, noble vieillard, de belle tournure et de mœurs pures, s'empressa d'accourir, et traversa l'église en courant, n'ayant pour toutes armes que sa pique et son bouclier. A peine fut-il entré dans le vestibule du palais, qu'il reçut à la tête un coup de hache, qui lui fut lancé par Raimbert, qui avait été son compère; il fut le premier des grands qui fut tué. Quelque temps après, Raynier, qui avait épousé une de mes cousines, arriva au palais; et au moment où il cherchait à pénétrer dans la chapelle épiscopale, il reçut un coup de lance par derrière, et tomba; son corps fut brûlé peu après, depuis la ceinture jusqu'aux pieds, dans l'incendie du palais. Un troisième, Adon, ardent en paroles et à l'action, mais qui à lui seul ne pouvait lutter contre la foule des assaillants, fut attaqué au moment où il allait entrer dans le palais; il se défendit avec vigueur, de la lance et de l'épée, tua trois de ceux qui l'attaquaient, et monta sur une table qui se trouvait dans la cour; mais comme il était couvert de blessures, et surtout aux genoux, il tomba sur la table et se défendit encore longtemps, donnant de rudes coups à ceux qui l'assiégeaient en quelque sorte. A la fin, son corps épuisé fut traversé d'une flèche lancée par un homme du peuple, et bientôt après réduit en cendres pendant l'incendie qui détruisit le palais épiscopal.

La populace insolente attaquait l'évêque au milieu des clameurs les plus affreuses. Le prélat, aidé de quelques soldats, se défendit de son mieux en jetant des pierres et des flèches sur les assaillants; comme autrefois, il se montrait brave et ardent au combat. Ne pouvant espérer de repousser l'attaque du peuple, il prit les habits de l'un de ses domestiques, se sauva dans le cellier, et s'y cacha dans un tonneau dont un fidèle serviteur boucha l'ouverture; Gaudry s'y croyait en sûreté. Les bourgeois courant partout cherchaient où il pouvait être, l'appelant coquin et non pas évêque; ils saisirent un de ses domestiques, mais ils ne purent rien en savoir; un autre leur indiqua par un perfide signe de tête où était son maître; alors, se ruant dans le cellier, ils firent des trous partout et découvrirent enfin leur victime.

Il y avait un certain Teudegaud, scélérat consommé, serf de l'église de Saint-Vincent; il avait été longtemps préposé par Enguerrand de Coucy à la recette du péage au pont de Sourdes; il pillait souvent les malheureux voyageurs, les dépouillait et les jetait ensuite dans la rivière, afin de ne pas avoir à craindre leurs plaintes. Dieu seul sait combien il commit de pareils crimes. Compter ses vols et ses brigandages n'est possible à personne. Il portait sur son ignoble visage, si je puis m'exprimer ainsi, l'empreinte des iniquités sans nombre de son cœur. Disgracié par Enguerrand, il s'était jeté aveuglément dans le parti de la commune de Laon; et comme autrefois il n'avait eu pitié ni pour moine, ni pour clerc, ni pour étranger, ni pour l'âge, ni pour le sexe, il prit pour lui le soin de tuer l'évêque. Chef du complot qui s'exécutait, il s'efforçait de découvrir la retraite du prélat, pour lequel il avait une haine qui dépassait celle de tous ses complices.

Ces gens cherchaient donc l'évêque dans chaque tonneau, Teudegaud s'étant arrêté devant la tonne où s'était réfugié le malheureux Gaudry, il en fit enlever l'ouverture. Tous demandèrent qui était caché là, et Teudegaud le frappa d'un bâton; mais le malheureux évêque ne pouvait desserrer ses lèvres glacées de terreur, et à peine put-il répondre: «C'est un malheureux prisonnier.» L'évêque avait coutume d'appeler Teudegaud, en se moquant et à cause de sa figure de loup, Isengrin, nom que quelques gens donnent ordinairement au loup; aussi le brigand dit à l'évêque: «Ah! c'est donc le seigneur Isengrin qui est caché dans ce tonneau.» Gaudry, qui, bien que pécheur, était cependant l'oint du Seigneur, fut tiré du tonneau par les cheveux, accablé de coups et traîné au grand jour dans le cul de sac du cloître des clercs, devant la maison du chapelain Godefroi. Le malheureux supplia ces furieux d'avoir pitié de lui; il leur promet qu'il ne sera plus leur évêque; il s'engage à leur donner de grosses sommes d'argent et à quitter le pays; on ne lui répond que par des injures. Un d'eux, nommé Bernard de Bruyères, lève sa hache et fait sauter la cervelle de la tête de cet homme sacré, quoique pécheur; avant qu'il soit tombé, un autre conjuré lui assène un coup qui lui coupe la figure en travers; alors il rend l'âme. Mais, non assouvis, ses meurtriers lui brisent les os des jambes et le criblent de blessures. Teudegaud, voyant l'anneau pastoral au doigt de celui qui tout à l'heure était encore évêque, essaye de le prendre, et y trouvant difficulté, il coupe avec l'épée le doigt du pauvre mort et prend l'anneau. Enfin, le cadavre de Gaudry est dépouillé de ses vêtements et jeté nu dans un coin, devant la maison de son chapelain; les passants lancent d'ignobles railleries sur ce corps étendu dans la rue, et le couvrent de terre, de pierres et de boue.

Une partie de la populace furieuse se précipita vers la maison de Raoul, maître d'hôtel de l'évêque; c'était un homme petit, mais d'une âme héroïque. Il avait revêtu son casque et une bonne armure, et se préparait à résister avec énergie; mais quand il vit ses ennemis si nombreux, il eut peur qu'ils ne missent le feu à sa maison, alors il jeta ses armes, s'avança désarmé au milieu d'eux, et implora leur pitié au nom de la croix; mais Dieu s'était retiré de lui: aussi on le renversa et on le tua sans pitié.

Ce fut de la maison du trésorier, qui, par une simonie évidente, était en même temps archidiacre, que le feu de l'incendie s'étendit en rampant jusque sur l'église. Les murs de la cathédrale avaient été splendidement décorés de tentures et de tapisseries en l'honneur des fêtes qu'on célébrait en ce moment; aussitôt qu'elles furent atteintes par le feu, des voleurs s'emparèrent de quelques-unes des tentures de drap; les tapisseries furent brûlées. Les plaques d'or qui décoraient l'autel, les tombeaux des saints, l'espèce de cintre qui les recouvre et qu'on appelle couvercle, tout devint la proie des flammes. Un des plus nobles clercs, qui s'était caché sous un de ces couvercles et n'osait en sortir de peur de tomber au milieu des bourgeois, se vit bientôt entouré par les flammes; il courut alors vers le siége épiscopal, cassa avec le pied le châssis vitré qui l'entourait, sauta en bas et s'échappa.

Le crucifix de Notre-Seigneur, richement doré et orné de pierreries, et accompagné d'un vase de saphir placé sous les pieds de la sainte image, fut complétement fondu; il avait beaucoup perdu de sa valeur quand on le retira des décombres.

Il est utile de raconter ce qui arriva aux femmes des grands pendant cette horrible sédition. L'épouse d'Adon, voyant son mari qui se préparait à marcher au secours de l'évêque, au premier signe de la révolte, comprit qu'une mort prochaine menaçait son mari; elle le pria de la pardonner si par hasard il avait à se plaindre d'elle. Tous deux se tinrent longtemps serrés dans les bras l'un de l'autre, en sanglotant, et se donnèrent le triste baiser d'un dernier adieu, cette femme disant à son mari: «Pourquoi m'abandonnes-tu ainsi à la fureur des bourgeois?» Adon lui prit la main, et la passa sous son bras gauche, tenant toujours sa lance de l'autre côté; il ordonna à son intendant de l'accompagner et de porter son bouclier; mais celui-ci, qui était du nombre des conjurés, non-seulement ne suivit pas son maître, mais le poussa rudement par derrière, en l'injuriant et en méconnaissant l'autorité de celui dont il était le serf et qu'il venait de servir à table quelques instants auparavant. Adon parvint cependant à protéger sa femme contre les séditieux, et la cacha dans la demeure d'un portier de l'évêque; mais cette malheureuse femme, quand le palais épiscopal fut attaqué et incendié, se sauva sans savoir où elle se réfugierait. Des femmes de bourgeois, qu'elle avait offensées, la prirent, la battirent et lui enlevèrent ses vêtements; elle prit alors un habit de religieuse, et se sauva à l'aide de ce déguisement dans le monastère de Saint-Vincent.

Quant à ma cousine, après le départ de son mari, abandonnant tout le mobilier de sa maison et n'emportant que la robe qui la couvrait, elle escalada le mur qui entourait son verger, et se réfugia dans la cabane d'une pauvre femme qui lui fit bon accueil. Bientôt après, voyant l'incendie se développer, cette infortunée se jeta sur la porte que la vieille avait fermée par dehors, brisa à coups de pierre la serrure, se revêtit de l'habit de religieuse d'une de ses parentes, s'enveloppa d'un voile, et crut qu'elle pourrait trouver un asile dans le monastère; mais, s'apercevant que le feu était à ce couvent, elle revint sur ses pas, et se cacha dans une maison encore plus éloignée du centre de la ville. Ayant appris le lendemain que ses parents la cherchaient, elle alla vers eux, mais elle apprit alors la mort de son mari, et son désespoir se changea en une véritable fureur. D'autres femmes, par exemple l'épouse et les filles de Guinimar, se cachèrent dans les retraites les plus misérables; plusieurs autres firent de même.

L'archidiacre Gautier était, avons-nous dit, avec l'évêque lorsqu'on attaqua le palais; comme il avait toujours jeté de l'huile sur le feu, il sauta par une fenêtre dans le verger, escalada le mur, se sauva par des chemins de traverse au milieu des vignes, la tête nue, et gagna le château de Montaigu. Les bourgeois, qui ne le trouvaient pas, disaient en se moquant de lui, que la peur l'avait fait sauver dans les égouts. L'épouse de Roger, seigneur de Montaigu, qui se nommait Hermengarde, était ce jour-là à la ville, parce que son mari avait succédé, je crois, à Gérard dans les fonctions de châtelain de l'abbaye; Hermengarde et la femme de Raoul, maître d'hôtel de l'évêque, se couvrirent d'habits de religieuse, et se réfugièrent dans le monastère de Saint-Vincent. Le fils de Raoul, à peine âgé de six ans, ne fut pas si heureux: un homme l'emportait sous son manteau pour le sauver, lorsqu'un de ces méchants rebelles le rencontra, le força de lui montrer ce qu'il tenait caché sous sa cape et tua le pauvre enfant dans les bras mêmes du fidèle serviteur.

Pendant le jour de la rébellion, et toute la nuit qui suivit, clercs, femmes et tous autres fuyards s'échappèrent au travers des vignes; on n'hésitait pas à revêtir les hommes d'habits de femme, et les femmes d'habits d'homme. Le feu faisait de tels progrès et le vent jetait les flammes avec tant de force sur le monastère de Saint-Vincent, que les moines craignaient avec raison de voir l'incendie consumer tout ce qu'ils possédaient. Pour ceux qui s'étaient réfugiés dans le monastère, ils étaient pleins de terreur, comme si les épées fussent déjà sur leur tête.

Gui, l'archidiacre et trésorier, ne se trouva pas par bonheur à Laon quand éclata la révolte; il était allé, avant les fêtes de Pâques, à Sainte-Marie de Versigny, pour y faire ses dévotions; aussi les meurtriers déploraient spécialement son absence.

L'évêque et les principaux seigneurs massacrés, les bourgeois attaquèrent les maisons de tous ceux qui vivaient encore. Pendant toute la nuit ils bloquèrent la maison de Guillaume, fils de cet Haduin qui, loin de comploter la mort de Gérard, avait été dès le matin prier à l'église avec ce malheureux qu'on allait assassiner. Les rebelles employaient toutes leurs forces à jeter bas les murs de sa maison, en se servant du feu, de pioches, de haches et de crocs; les assiégés résistaient énergiquement, mais enfin Guillaume fut obligé de se rendre. Par un miracle du Tout-Puissant, les bourgeois ne lui firent aucun mal, et se contentèrent de le mettre aux fers, et cependant ils le haïssaient plus que tout autre. Ils se conduisirent de même avec le fils de ce châtelain. Il y avait chez ce Guillaume un jeune homme, appelé aussi Guillaume, qui était domestique de l'évêque et qui prit une part active à la défense de cette maison. Quand les bourgeois l'eurent prise, quelques-uns lui demandèrent s'il savait si l'évêque était mort ou non; il leur dit qu'il ne le savait pas; enfin, une partie des insurgés avait massacré l'évêque, les autres avaient enlevé d'assaut le palais et ne savaient pas ce qui s'était passé ailleurs. En allant çà et là, ils rencontrèrent enfin le cadavre de Gaudry, et ordonnèrent à Guillaume de leur dire à quel signe ils pourraient reconnaître si le corps qui était étendu par terre était celui de l'évêque. La tête et le visage de ce malheureux étaient tellement criblés de blessures et défigurés, qu'on ne distinguait plus aucun de ses traits. Le jeune Guillaume leur dit: «Quand l'évêque vivait, il me souvient qu'il se plaisait à raconter des faits de guerre, pour lesquels il eut toujours trop de penchant, pour son malheur; il disait souvent qu'un jour, dans un simulacre de combat, au moment où monté sur son cheval il attaquait en plaisantant un chevalier, celui-ci le blessa avec sa pique au dessous du cou, vers le gosier.» Ils cherchèrent alors, et trouvèrent en effet la cicatrice.

L'abbé de Saint-Vincent, Adalbéron, ayant appris la mort de l'évêque, voulut aller à l'endroit où l'on avait commis le crime; il renonça à ce projet, parce qu'on l'assura que s'il osait se montrer au peuple furieux, il serait infailliblement tué comme l'évêque. Tous ceux qui furent témoins de ces troubles assurent que le jour où ils commencèrent ne fit qu'un avec le jour suivant, qu'il n'y eut pas de nuit entre les deux journées, et que nulle apparence d'obscurité ne fit croire que le soleil s'était couché. Quand je leur disais que c'était la clarté des flammes qui en avait été la cause, ils affirmaient, ce qui était vrai, que dès le premier jour l'incendie avait été arrêté. Un fait certain, c'est que le feu fit de tels ravages dans le monastère des filles du Seigneur, que plusieurs religieuses furent entièrement brûlées.

Tous ceux qui passaient près du cadavre de l'évêque, étendu par terre, ne manquaient pas de jeter dessus quelque ordure et de l'accabler d'injures et de malédictions; personne ne pensait à l'enterrer. Maître Anselme, qui le jour de l'émeute s'était bien caché, supplia le lendemain les rebelles de permettre qu'on donnât la sépulture à Gaudry, qui, après tout, avait porté le titre et les insignes d'évêque. Ils y consentirent, mais avec peine. Le corps de l'évêque, traité avec autant de mépris qu'on en aurait eu pour un chien, était resté étendu dans la poussière et tout nu. Anselme le fit relever, couvrir d'un drap et porter à Saint-Vincent. On ne saurait dire quelles insultes et quelles menaces on prodigua à ceux qui firent les funérailles de l'évêque, et quelles injures outrageantes furent adressées à son corps. Quand le corps fut arrivé à l'église, on ne fit aucune des prières et des cérémonies prescrites pour l'enterrement, non pas d'un évêque, mais du dernier des chrétiens. On jeta son cadavre dans une fosse à moitié creusée; on le pressa tellement sous une planche si étroite que le ventre faillit crever. Ceux qui lui donnaient la sépulture n'étaient pas bien disposés pour lui, et les assistants les poussaient encore par leurs discours à traiter ces restes aussi indignement que possible. Le jour de son enterrement, les moines de Saint-Vincent ne célébrèrent pour lui aucune messe dans leur église; que dis-je ce jour-là? il en fut de même pendant longtemps, et ces religieux tremblaient pour ceux qui étaient venus leur demander un asile aussi bien que pour eux-mêmes.

On vit peu de temps après, ce qui est bien triste à raconter, la femme et les filles du châtelain Guinimar, malgré leur grande naissance, obligées d'emporter elles-mêmes son cadavre dans une charrette, que les unes traînaient et que les autres poussaient. Quelque temps après, on retrouva dans quelque coin la partie inférieure du corps de Raynier, dont le feu avait détruit la partie supérieure; ces débris furent mis sur une planche entre deux roues, et emmenés ainsi par un paysan de ses terres et une jeune fille noble de sa famille. On montra à l'enterrement de ces deux hommes beaucoup plus de compassion qu'à celui de l'évêque; ainsi, comme le dit le livre des Rois, le jugement de Dieu leur fut favorable, afin que leur mort fût un objet de pitié pour tous les hommes honnêtes. En effet, ils ne s'étaient jamais montrés méchants dans aucune circonstance, et ils n'avaient pas pactisé avec les assassins de Gérard. On ne parvint que longtemps après ces journées de révolte et d'incendie à retrouver quelques débris du corps d'Adon, et on les enveloppa dans un petit morceau de drap jusqu'au moment où l'archevêque de Reims vint à Laon pour purifier l'église. Ce prélat étant allé au monastère de Saint-Vincent, célébra d'abord une messe solennelle pour la mémoire de l'évêque et de ceux de son parti qui avaient été tués. Ce même jour, on enterra plusieurs victimes de l'insurrection, et la vieille mère du maître d'hôtel Raoul apporta son corps et celui de son fils, tué encore enfant; on plaça sur la poitrine du père le cadavre de l'enfant, on leur donna sans beaucoup de cérémonie la sépulture.

Le sage et vénérable archevêque, après avoir fait placer plus convenablement les restes de quelques-uns des morts, et célébré la messe en mémoire de tous, et au milieu des sanglots de leurs parents, suspendit un instant l'office divin pour parler sur ces abominables institutions de communes, où l'on voit, contre toute justice et tout droit, les serfs secouer la légitime autorité de leurs seigneurs. «Serviteurs, dit l'archevêque, l'apôtre [101] a écrit que vous soyez soumis respectueusement à vos maîtres;» et pour que les serviteurs ne puissent justifier leurs révoltes par la dureté et l'avarice de leurs maîtres, écoutez encore ces autres paroles de l'apôtre: «Soyez soumis non-seulement aux maîtres bons et doux, mais même à ceux qui sont durs et méchants.» Aussi les canons lancent-ils l'anathème contre ceux qui, sous prétexte de religion, excitent les serviteurs à désobéir à leurs maîtres ou à s'enfuir en quelque lieu que ce soit, et à plus forte raison à leur résister par la force. Aussi c'est ce principe qui fait qu'on ne doit recevoir ni dans la cléricature, ni dans les ordres sacrés, ni dans aucun ordre de moines, que des hommes libres; et si on reçoit par hasard un serf, on ne doit pas le garder contre la volonté de son maître lorsqu'il le réclame.» L'archevêque fit valoir souvent ces raisons dans les discussions qui eurent lieu soit devant le roi, soit dans les assemblées publiques. Mais en parlant de ces faits nous avons dérangé l'ordre du récit; il faut revenir maintenant à la suite des événements.

Les bourgeois avaient enfin réfléchi sur le nombre et l'horreur des crimes qu'on venait de commettre; ils commençaient à avoir peur, et craignaient le jugement du roi. Cela produisit que ces hommes, au lieu de chercher un remède à leurs malheurs, ajoutèrent un nouveau mal à leurs maux anciens; ils se décidèrent d'appeler à leur secours, pour les défendre contre la vengeance du roi, Thomas de Coucy [102]. Ce Thomas dès sa jeunesse détroussait les pauvres et les pélerins; il avait contracté plusieurs mariages incestueux, et il était parvenu à une grande puissance, bien dangereuse pour tous les faibles. La férocité de ce Thomas est tellement incroyable dans notre siècle, que quelques gens même des plus cruels sont plus avares du sang de vils bestiaux que Thomas ne l'est du sang des hommes. Il n'est pas satisfait de tuer avec l'épée et de commettre son crime tout d'un coup, comme font les autres; il soumet ses victimes à d'horribles supplices. S'il voulait forcer les prisonniers, de quelque rang qu'il fussent, à se racheter, il les pendait par les pouces ou par d'autres parties du corps, et leur chargeait les épaules d'une grosse pierre pour augmenter encore leur poids; et se promenant au-dessous de ces malheureux, s'ils refusaient de payer ce qu'il exigeait, il les frappait avec fureur à coups de bâton jusqu'à ce qu'ils cédassent ou qu'ils mourussent dans d'affreuses souffrances.

Personne ne sait combien il a fait mourir de gens dans ses cachots par la faim, la pourriture et les tortures. Il y a deux ans, il allait sur la montagne de Soissons secourir quelqu'un contre les paysans révoltés; trois de ces paysans se cachèrent dans une caverne; il arriva à l'entrée, enfonça sa lance dans la bouche de l'un de ces hommes, et le fer traversant le corps tout entier sortit par le fondement. Il tua ensuite les deux autres. Un jour, un de ses prisonniers ne pouvant marcher, à cause d'une blessure, Thomas lui demanda pourquoi il ne s'en allait pas; et sur sa réponse qu'il ne pouvait pas le faire, attends, dit Thomas, tu vas marcher plus vite. Alors il saute à bas de son cheval, et coupe les pieds à ce pauvre homme, qui en mourut incontinent. A quoi sert-il d'ailleurs de raconter de pareilles abominations? Nous allons avoir à en raconter bien d'autres. Revenons donc à notre sujet.

Tel était l'homme que les bourgeois, pour compléter leurs malheurs, mirent à leur tête, et dont ils implorèrent la protection pour les défendre contre le roi, et auquel ils firent un joyeux accueil quand il entra dans la ville. Après qu'il eut écouté leurs demandes, il tint conseil avec les siens sur ce qu'il devait faire, et tous lui répondirent qu'il n'avait pas assez de forces pour défendre une telle ville contre le roi. Thomas lui-même n'osa pas annoncer cette décision à ces bourgeois frénétiques, tant qu'il était dans la ville; il les engagea donc à sortir et à venir dans un champ, et il leur dit que quand ils seraient là, il leur ferait connaître sa décision. A un mille de la ville, il leur dit: «Laon est la tête du royaume; je ne suis pas en état de défendre cette ville contre le roi; si vous le redoutez, suivez-moi dans ma terre, vous trouverez en moi un défenseur.» Consternés par ces paroles, mais troublés par le souvenir de leurs crimes, les bourgeois, croyant voir déjà le roi à leurs trousses, suivirent Thomas. Teudegaud, l'assassin de l'évêque, qui quelque temps auparavant frappait de l'épée les lambris et les voûtes de l'église de Saint-Vincent et sondait les cellules des moines pour y trouver quelque fugitif à tuer, et qui, portant à son doigt l'anneau de l'évêque, se posait comme le chef de la ville, Teudegaud n'osa revenir en ville avec ses complices, et alla aussi dans la seigneurie de Thomas. On doit dire cependant que Thomas délivra plusieurs prisonniers, entre autres Guillaume fils de Haduin, qui était resté étranger au meurtre de Gérard.

Cependant la renommée répandit bientôt parmi les serfs et les paysans du voisinage de Laon la nouvelle que la ville était presque déserte; aussitôt ils se soulèvent, envahissent cette ville abandonnée, et s'emparent des maisons que l'on ne défend point. Gui [103] et Enguerrand [104] apprirent bientôt que Thomas avait abandonné Laon et emmené le peuple avec lui; ils allèrent à la ville, et trouvèrent les maisons vides d'habitants, mais non de richesses; ils pillèrent l'argent, les vêtements et les provisions de toutes espèces qu'ils trouvèrent. Les paysans de Montaigu, de Pierrepont, de La Fère étaient arrivés avant les gens de Coucy et avaient déjà mis la ville au pillage; ils avaient emporté des masses de butin, et cependant ceux qui vinrent après se vantaient qu'ils avaient tout trouvé intact. Le vin et le blé ne valaient pas plus à leurs yeux qu'une de ces choses que l'on trouve par terre par hasard; ces pillards n'avaient pas l'idée d'emporter ces denrées; ils les gaspillaient à tort et à travers. Puis des querelles éclatèrent entre eux pour le partage du butin; tout ce que les petits avaient pris leur fut enlevé par les grands; si deux hommes en rencontraient un troisième isolé, ils le dépouillaient; enfin l'état de la ville était vraiment lamentable. Les bourgeois qui avaient suivi Thomas avaient, avant de partir, détruit et brûlé les maisons des clercs et des grands qui étaient leurs ennemis. Maintenant c'était le tour des grands échappés au massacre; ils enlevaient des maisons des bourgeois émigrés vivres, meubles, gonds et verroux.

Il n'y avait pas de sûreté même pour un moine; s'il voulait entrer ou sortir de la ville, il courait le risque qu'on lui volât son cheval, qu'on le dépouillât de ses vêtements et de rester absolument nu. Les innocents et les coupables s'étaient réfugiés au monastère de Saint-Vincent avec leurs richesses. Combien de fois, ô mon Dieu, ceux qui en voulaient à la personne de ces malheureux, plus encore qu'à leurs trésors, menacèrent-ils les religieux de leurs épées! C'est ce que fit Guillaume, fils de Haduin. Dans ce moment, il trouva un homme, son compère, auquel il avait promis sûreté pour sa vie et ses membres, et qui sur cela s'était livré à lui de bonne foi. Mais Guillaume, oubliant que le Seigneur l'avait sauvé de la mort, permit aux serviteurs de Guinimar et de Raynier, que l'on avait tués dans l'insurrection, de prendre cet homme et de le faire périr; le fils du susdit châtelain fit alors attacher le malheureux par les pieds à la queue d'un cheval, et bientôt sa cervelle s'échappa de toutes parts; puis on le porta au gibet. Il s'appelait Robert, surnommé le mangeur; il était riche, mais honnête homme. On pendit l'intendant d'Adon, dont j'ai parlé plus haut, qui s'appelait, je crois, Éverard, et qui, mauvais serviteur, trahit son maître le jour même où il venait de manger avec lui. Beaucoup d'autres périrent dans les supplices. Il serait d'ailleurs impossible de raconter en détail les violences cruelles que l'on exerça des deux côtés sur les auteurs comme sur les victimes de cette sédition.

Guibert de Nogent, Mémoires sur sa vie.

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